La Couronne de Cuivre

Il n'était qu'un prisonnier : elle l'avait libéré de ses chaînes, avait fait de lui un elfe libre.
Mais ce n'était rien encore : si elle lui accordait entièrement ce qui s'était esquissé, anticipation sublime d'un avenir divin, il deviendrait l'être le plus comblé de l'univers.
Aussi acquiesça-t-il à ses ordres avec la plus ferme des détermination, malgré son corps qui protestait violemment contre cette interruption, malgré le contact de l'épée dans sa main qui paraissait odieux après celui de cette peau sans pareille...
Toutefois, ces sensations pénibles furent fugaces. Déjà elles étaient remplacées par quelque chose d'autre, quelque chose de bouillonnant, de brûlant, d'incandescent.
Les êtres noirs...
Des images presque insaisissables défilèrent dans son esprit. Mais, pas une fois, il ne songea à ce qu'ils lui avaient fait. Cela n'avait aucune importance.
Car ils profanaient Son domaine. Car ils avaient provoqué Son juste courroux.
Et elle avait choisi de faire de lui l'instrument de Sa vengeance.
Une fierté sans bornes l'envahissait lorsqu'il songeait à cet honneur incommensurable.
La haine la plus pure se déversait dans ses veines lorsqu'il pensait aux profanateurs innommables.
Fierté et haine appelaient des actes. Des actes qui devenaient un besoin vital...
Il ne La décevrait pas.
-Donnez moi un instant, et leurs hurlements empliront la caverne... murmura-t-il, solennel, exalté. Donnez mois un instant, et je vous offrirai leurs dépouilles.
Ses doigts se refermèrent plus étroitement sur la poignée de l'épée.
Il fit quelques pas, s'éloignant de la créature avec une pointe de regret...
...qui déjà avait disparu. Il avait soulevé le rabat de toile.
Il allait accomplir Sa vengeance.
Il ne La décevrait pas.

Une fois à l’extérieur, le barde n’eut pas de difficultés pour repérer les hostilités. Elles semblaient réparties un peu partout autour du lac souterrain. Seul le campement était désert, abandonné par les drows. Et peut-être leurs prisonniers, mais ce n’était pas une question qui passionnait l’elfe en ce moment. Il aperçut quelques lueurs rougeâtres, puis la silhouette de la magicienne drow se découpa sur les ténèbres de la grotte, perchée sur un rocher, faisant face aux rives du lac qui bouillonnaient.
Deux guerriers mâles étaient plus près de l’eau, mais aucun ne regardait vers le campement. Ils semblaient aux prises avec quelque chose d’invisible, peut-être plusieurs choses. Taliesin n’aurait besoin que de quelques secondes pour gagner cette éminence et, peut-être, surprendre la lanceuse de sorts par derrière.

Elle lui avait demandé de tuer d'abord les femelles. Et voici que le destin mettait l'une d'entre elles sous ses yeux, si proche, si inconsciente du danger qui la guettait, de la mort qui allait la frapper dans quelques instants.
Mu par la haine des profanateurs de ce domaine devenu pour lui sacré, Taliesin l'était également par le désir de satisfaire en tout point Celle qui l'avait libéré, qui lui avait tant donné et lui donnerait tant encore. Cela le poussait donc à faire montre de prudence et d'efficacité.
Ainsi, il veilla à éviter les obstacles susceptibles de révéler sa présence, à profiter de tous les éléments propres à dissimuler son avance. Courbé en deux, tous les sens aux aguets, tentant d'être plus discret qu'une ombre, il s'approchait inexorablement de l'éminence.

Mais la jeune femme semblait tout entière concentrée sur le combat qui se livrait à ses pieds : deux de ses guerriers étaient en mauvaise posture, blessés, haletants, mais leur adversaire demeurait immergé, attaquant dans de grandes gerbes d’eau glaciale qui le dissimulaient au regard. La drow se mit à psalmodier, s’apprêtant à lancer un nouveau sortilège, persuadée que le danger ne viendrait jamais de derrière.

HRP : lâche-toi

HRP : ok, c'est parti !

Pourtant, le danger était là. A deux pas seulement.
Taliesin sourit. Ce qu'il allait faire n'était qu'une entrée en matière, un prélude au massacre à venir. Toutefois, il fallait que ce commencement soit grandiose, qu'il donne le ton ; il fallait que, ce faisant, il prouve à sa libératrice qu'il était digne de l'honneur qu'Elle lui avait accordé. Il ne pouvait la décevoir...
Et ne la décevrait pas.
Sa main libre se leva, s'abattit sur l'épaule de la magicienne et, se refermant comme un étau, la força à pivoter sur elle-même. L'instant suivant, elle lui faisait face.
Le regard du barde se planta dans le sien, y resta rivé.
Son épée se planta dans son ventre, s'y enfonça jusqu'à la garde.
Puis remonta avec une lenteur calculée, tranchant peau, muscles, organes...
La créature lui avait dit d'éventrer : il éventra.
Sang et viscères se déversèrent, chauds, palpitants, sur sa main droite, sur son bras, sur son torse.
Puis la lame bloqua sur les os du thorax. Une saccade, un craquement, elle monta encore...
Enfin, Taliesin se recula, laissa la drow à demi coupée en deux s'écrouler sur le sol.
Mais il ne s'arrêta pas là...
La créature avait dit de démembrer : il démembra.
Les coups plurent, projetant alentours des gerbes écarlates, des fragments innommables. Bientôt, ce qui avait été une puissante magicienne ne fut plus qu'un tas informe quasiment impossible à identifier.
Fier de lui, ruisselant de sang de la tête aux pieds, le barde se pencha, saisit par les cheveux la tête coupée, la lança de toutes ses forces dans le lac.
-Pour vous, ma Dame, en témoignage de mon dévouement... murmura-t-il.
Et de continuer, exultant, son sinistre labeur, envoyant dans les eaux, morceau par morceau, le cadavre mutilé.

Mais les frasques sanglantes du barde ne demeurèrent pas sans réaction bien longtemps. Alertés sans doute par les hurlements bientôt gargouillants de la magicienne, deux drows se dirigeaient désormais vers le barde, lame au clair. Le premier était l’un des mâles, en armure, prêt à frapper de son sabre recourbé. La seconde était la guerrière taciturne qui n’avait que rarement participé aux réjouissances de la tente. Taliesin était toujours affairé à son sinistre labeur. Peut-être ne percevrait-il l’approche de ses adversaires que trop tard, tant il semblait absorbé, hypnotisé, même, par sa tâche. Les drows, eux, approchaient en silence, concentrés, le visage figé dans un rictus de détermination froide.

Mais la chance - ou la bénédiction de sa Dame - lui évitèrent le pire. Alors qu'il s'apprêtait à lancer dans le lac un avant-bras sectionné, il crut apercevoir, du coin de l'œil, une ombre mouvante.
Il eut juste le temps de se retourner, de lever son épée pour dévier un coup violent. La parade, imparfaite, lui sauva la vie... sans lui épargner une entaille à l'épaule.
Le barde aurait pu sa maudire d'avoir été si imprudent. Il ne se maudit pas, pourtant : il avait œuvré pour la satisfaction de sa Dame, c'était tout ce qui comptait.
Et peut-être l'en avait-elle remercié en le prévenant de l'assaut...
Peut-être. Quoi qu'il en soit, et malgré cette aide salvatrice, il devait affronter seul ses deux opposants. Le sommet de l'éminence lui était peu favorable, un faux pas pouvait lui valoir une chute...
Alors, il sauta de lui-même. Qu'ils le prennent pour un lâche, qu'ils croient à une fuite : il s'en moquait éperdument; Seule importait la réalisation de la tâche qu'Elle lui avait confiée.
Il atterrit souplement sur la berge du lac et, à grandes foulées, il pénétra dans ses eaux. Lorsqu'il fut immergé jusqu'à la taille, il fit volte-face, l'épée brandie.
Qu'ils viennent, à présent ! Qu'ils osent souiller plus avant le Domaine ! Les créatures invisibles le soutiendraient ; ensemble, ils terrasseraient les profanateurs.
Mais il se réserverait la guerrière... Toutes les femelles périraient de sa main.

Si les créatures invisibles se rangeraient, peut-être, à ses côtés, il n'en serait rien en ce qui concernait le dernier des deux drows aux prises avec les monstres du lac souterrain. Il vit débarquer Taliesin, la mine ahurie, et grimaça devant tant d'hémoglobine. Cet instant d'inattention faillit lui coûter la vie lorsque quelque chose d'énorme vint frapper l'eau à quelques centimètres de sa jambe, mais il s'esquiva et recommença à batailler, sans plus prêter attention à son adversaire : la guerrière et son acolyte s'étaient postés sur l'éminence et préparaient des armes de jet : une dague effilée pour la première, une arbalète meurtrière pour le second. Et debout, écarlate, Taliesin offrait une cible bien aisée pour des habitants des profondeurs.

Pour la première fois, le barde se mit à douter : n'avait-il pas commis une grave erreur en s'éloignant ainsi ?
Mais il ne se laissa pas abattre : il avait des ressources, beaucoup de ressources. C'était le moment de les mettre à profit pour accomplir la volonté de la Dame.
Alors, calant son épée entre ses jambes, pour qu'elle ne soit pas emportée par le courant, il se mit à incanter.

Taliesin --> Convocation de monstres III --> Promontoire

Les drows auraient fort à faire avec l'élémentaire de feu... Lui-même aurait alors davantage de liberté pour frapper, occire...

Même si le résultat de l'incantation promettait d'être spectaculaire, il faudrait pour cela que le barde parvienne à la prononcer en entier, sans être tué au passage. A découvert, face à ses adversaires, il n'était pas vraiment bien placé. Aussi dût-il, pour sa survie, abandonner la formule en cours de route. Ou plutôt fut-il aidé en cela par une présence invisible, qui lui donna une forte bourrade dans le dos et l'envoya choir dans l'eau glaciale, tête la première. Le carreau d'arbalète fusa juste au-dessus de lui et l'aurait sans doute proprement éventré si "on" n'avait estimé l'élémentaire de feu accessoire dans l'immédiat. Mais un autre défi s'offrait au barde : regagner l'air libre et se dégager des algues, ou des mains, voire des tentacules, qui semblaient si désireuses de le garder sous l'eau... Il est possible de se noyer dans un pied d'eau, pour qui regarde le fond.

Il se traita d'imbécile.
Il avait voulu trop bien faire... Et surtout, il avait pensé qu'il pourrait terminer son incantation avant que le coup ne parte. Heureusement, la Dame avait pallié à son insuffisance... Il ne lui devait plus seulement la liberté, mais aussi la vie.
Restait à se montrer digne de cette nouvelle faveur, à ne pas mourir bêtement au fond de l'eau. Il devait, plus encore qu'auparavant, se montrer à la hauteur.
Alors, animé d'une énergie nouvelle, aiguillonné par sa gratitude envers la créature bénie et sa culpabilité pour avoir été si sot, il se débattit, déploya d'immense efforts pour échapper à ce qui le maintenait sous l'onde. Et pour tenter de regagner la surface.

Il finit par parvenir à se redresser, dégoulinant et toujours désarmé. A cet instant précis, un carreau d'arbalète fusa à nouveau, à quelques millimètres seulement de son visage. Un juron drow suivit, comme l'assaillant réalisait qu'il avait à nouveau manqué sa cible. Dans l'eau, un corps flottait face vers le fond. Sur l'éminence, la guerrière combattait désormais la Dame. Ou plutôt trois Dames. L'une d'entre elles était peut-être celle qui détenait le coeur de Taliesin, mais avec ses yeux d'elfe non habitué aux merveilles sous-marines, il n'aurait pu dire laquelle. L'arbalétrier hésita un instant, puis finit par se porter au secours de sa congénère. Un instant de répit pour le barde.

Et ledit barde s'empressa de le mettre à profit.
Le plus urgent était de retrouver une arme. Son épée, si elle n'était pas trop loin. Ou quoi que ce soit d'autre qui lui passerait sous la main. Il entreprit donc de fouiller du regard la surface du lac, avant de se pencher sur le cadavre. Qui sait si ses doigts morts n'enserraient pas toujours une lame ? Ou si un poignard n'était pas glissé à sa ceinture ?
Ensuite, lorsqu'il aurait enfin des arguments d'acier à opposer à ses adversaires. Il irait aider les créatures... dont le nombre le laissait pantois.
Mais aucune n'équivaudrait jamais à sa Dame ! Semblable chose était impossible !

Taliesin trouva effectivement la lame qui avait appartenu au drow flottant. Elle était encore dans son poing serré, même s'il n'eut aucun mal à desserrer les doigts qui en tenaient le manche. Que la main ne soit plus rattachée au corps de l'elfe noir, en revanche, ne l'émut pas un instant.
Quand le barde releva les yeux, il constata que les créatures du lac étaient désormais quatre à se presser autour de la guerrière drow et de son protecteur. Des éclats magiques crépitaient dans l'air froid, étincelles bleues et vertes, signe du pouvoir ancien que maîtrisaient les superbes dames de l'eau. Plutôt que d'attaquer de front, elles harcelaient le duo acculé. Le guerrier en chargeait l'une ou l'autre, laquelle devenait invisible en un instant. Il finit cependant par en cueillir une sans la voir, et une gerbe de sang vert sombre jaillit comme la créature tombait, pratiquement sectionnée en deux. Ses soeurs crièrent de colère avant de reprendre leur attaque, armées de dagues effilées et de fléchettes acérées.

Cette mort... Ce meurtre...
Bien sûr, ce n'était pas sa Dame qui était tombée. Mais il venait malgré tout d'assister à une nouvelle profanation perpétrée par ces ignobles drows. La dernière, s'il avait son mot à dire.
Et il l'aurait.
Il songea à invoquer un élémentaire de feu, renonça bien vite. Les créatures de l'eau ne seraient pas à l'aise en présence d'un être constitué d'un élément si contraire au leur. Alors, lame brandie, il s'avança vers le lieu de l'affrontement.
Si cela lui était possible, il tenterait de prendre la guerrière et son protecteur à revers. Sinon... il les combattrait de front. Dans les deux cas, il était bien décidé à triompher.
Il le fallait. C'était nécessaire. Vital.

Mais les deux drows étaient désormais dos à dos, se protégeant l'un l'autre. La femelle aboyait des paroles, avec rage, tandis que le mâle demeurait sombre et silencieux, concentré sur leurs assaillants. Il ne sourcilla pas en apercevant le barde trempé, sa lame ne tremblait pas, il restait campé sur ses pieds. Malgré ses invectives, la drow tenait tout aussi bien sa position. Taliesin nota que les créatures aquatiques étaient désormais cinq ou six, peut-être plus, peut-être moins, mais elles étaient visibles et invisibles par intermittence, ce qui les rendait difficile à dénombrer.
Lorsque le barde s'approcha, elles se mirent à siffler entre leurs dents et à claquer de la langue, avant d'écarter leurs rangs pour le laisser passer et aller vers le guerrier drow. Celui-ci était manifestement épuisé.
" Usstan orn elgg dos, wael... Doer... Usstan kyori..."

Le barde ne sut interpréter les sifflements, les claquements émis par les créatures. Mais elles lui avaient ouvert la voie... Il les gratifia d'un signe de tête respectueux, puis reporta toute son attention sur le guerrier. Lequel baragouinait dans son horrible idiome...
-Si tu as quelque chose à dire avant de trépasser, fais le dans une langue civilisée, lâcha-t-il. Sinon, crève en silence !
De toute façon, il n'avait pas vraiment l'intention de l'écouter. Il voulait l'abattre le plus rapidement possible et libérer ainsi le Sanctuaire de l'un de ses ignobles profanateurs. Ensuite, il passerait au suivant. A la suivante, plutôt.

" Pauvre crétin." siffla le drow avant de porter sa première attaque.
Même fatigué, il restait un redoutable bretteur, supérieur au barde, et ce dernier ne put que parer les coups qui lui furent destinés. L'elfe noir semblait décidé à l'écarter le plus rapidement possible et tailladait avec détermination. Il aurait sans doute pu avoir raison du barde, dont l'enthousiasme n'allait pas sans un certain aveuglement, si une fléchette acérée n'était venue se planter dans sa joue gauche, juste sous l'oeil, le déconcentrant brutalement. Il baissa son arme et porta la main à son visage, offrant à Taliesin une opportunité qui ne se reproduirait pas.

Taliesin en était bien conscient : il fallait que la douleur soit bien vive ou le guerrier bien fatigué pour qu'il lui offre semblable opportunité. Mais qu'importe les raisons : la faille était là, et il s'y engouffra.
Pour abattre son adversaire en un seul coup, l'elfe fit remonter sa lame, espérant le toucher à la gorge ou sous le menton. Si la chance était avec lui, si son attaque réussissait, il pourrait peut-être enchaîner un nouvel assaut mais, cette fois, contre la guerrière ainsi prise à revers. Toutefois, il ne devait pas se laisser emporter par sa détermination, faire montre d'imprudence : rien ne serait plus propice à le faire échouer, à le faire décevoir Sa Dame.
Il tenta donc de demeurer attentif, afin de parer à un éventuel baroud d'honneur de son adversaire.

Le coup porta comme le barde l'avait espéré : il atteignit son adversaire en pleine gorge et celui-ci s'effondra dans une gerbe de sang, sans pousser le moindre cri, cependant. Il se contenta d'agoniser en quelques secondes dans une flaque écarlate, tandis que la guerrière avait déjà fait volte-face. Mais elle était en infériorité numérique criante : alors qu'elle brandissait sa lame face à Taliesin, elle fut attaquée par une créature invisible qui se jeta sur son dos. Une autre la bouscula au niveau des genoux, puis il y eut une sorte de curée. Toutes les Dames qui entouraient Taliesin le dépassèrent, sautèrent sur la drow et celle-ci disparut à la vue du barde, couverte par ses agresseurs. Elle hurla. L'elfe ne put ignorer qu'on la dévorait vive.

Taliesin resta quelques instants immobile, les yeux rivés sur le lieu du sinistre banquet. Lequel lui laissait une impression étrange, vaguement désagréable, comme une esquisse de malaise.
Que des êtres tels que lui se livrent au massacre pour protéger et venger de nobles Dames et leur sanctuaire profané, c'était somme toute chose naturelle. Mais que les Dames en question s'abaissent à... ça...
En même temps, elles avaient des raisons d'en vouloir aux Drows, non ? De surcroît, ce n'était pas sa Dame à lui qui dévorait vive la guerrière... Elle était trop parfaite pour faire cela. Et puis, de toute façon, il avait autre chose à faire que réfléchir : il avait d'autres profanateurs à abattre, devait se montrer à la hauteur de l'immense honneur qu'on lui avait accordé.
Pour, qui sait, en obtenir un plus grand encore.
Alors, l'épée à la main, il s'éloigna, scrutant les rives du lac et les abords du camp à la recherche d'un nouvel adversaire.

Les échos des combats provenaient de plus loin vers le fond de la grotte, et Taliesin abandonna donc les alentours du banquet. Il chemina, aux aguets, pendant quelques minutes, longeant les rives ténébreuses, l'eau immobile, presque silencieuse. Mais ce qu'il vit ensuite n'était ni une femme, ni un drow. Sur une langue de roche qui pénétrait dans le lac, un pied seulement au-dessus de la surface, se trouvait une petite silhouette sombre, maculée de sang et de mucus, une épée drow crénelée à la main. C'était un enfant, blond, pâle, le regard complètement halluciné. Il éructait des menaces en balançant son arme avec des gestes déterminés. Il maintenait ainsi à distance un groupe de quelques créatures du lac, ainsi que deux drows qui reculaient vers les berges, lentement, comme s'ils essayaient de fuir sans tourner le dos au gamin.

La perplexité qu'avait éprouvée le barde devant le banquet des Dames avait un temps égratigné son inébranlable détermination avant de s'atténuer peu à peu. Mais elle revint brutalement, et plus forte encore qu'auparavant,,quand s'offrit à ses yeux ce déroutant spectacle.
Voir l'enfant remua des souvenirs enfouis, des préoccupations qui, depuis sa rencontre avec sa Dame, avaient complètement disparu de son esprit. Il lui sembla que satisfaire sa libératrice n'était pas sa seule responsabilité, qu'il se devait de protéger d'autres personnes... Des noms, furtivement, frôlèrent sa conscience sans s'y attarder.
Toutefois, ce qui l'ébranla le plus, ce fut le fait de ne pouvoir classer le garçon parmi les ennemis ou les alliés des créatures aquatiques. Car il semblait affronter les deux camps à la fois...
Le barde grimaça, hésitant. Puis il prit une décision : deux drows reculaient dans sa direction... et lui tournaient le dos, par crainte de le tourner à l'enfant. C'était une aubaine à ne pas laisser passer ! Il serait toujours temps d'aviser une fois ces elfes noirs hors d'état de nuire.
Alors, il s'avança, épée levée, prêt à frapper par surprise ses adversaires.

Taliesin atteignit les drows juste au moment où ils faisaient volte-face. Ces derniers le dévisagèrent, interdits, et l'un des deux détala. Le second brandit sa lame, déviant de peu celle du barde, puis jura dans sa langue gutturale. Il jeta un regard inquiet derrière son épaule, mais l'enfant peinturluré semblait tenir en respect les créatures du lac, se souciant désormais peu des elfes noirs qui avaient fui. Le guerrier sombre se mit à batailler pour faire reculer Taliesin, manifestement désireux d'en finir au plus vite.

Taliesin l'affronta avec une détermination renouvelée.
Il n'était pas sans éprouver contre lui-même une pointe de colère. S'il avait été plus prompt, il aurait pu abattre l'un des drows par derrière avant de se mesurer à l'autre. Mais voilà : il n'avait pas été assez prompt.
D'un autre côté, leur volonté de fuite avait de quoi le réjouir : elle signifiait que, pour eux, le temps n'était plus à la lutte, mais à la déroute. Les Dames - la Dame - avaient gagné. Et il n'était pas sans avoir joué un certain rôle dans cette victoire, puisqu'il s'était débarrassé d'un guerrier, déjà, et surtout d'une puissante magicienne.
Bientôt, un troisième ennemi tomberait sous sa lame.
Quant à l'enfant... Sa présence et la réaction des créatures aquatiques continuait à lui poser question. Des pensées diffuses apparaissaient, de plus en plus insistantes, à la limite de sa conscience. Il avait l'impression que ce garçon lui était lié, qu'il aurait dû, dès à présent, s'intéresser davantage à lui... Et puis, il se demandait comment il pouvait effrayer à la fois les elfes noirs et les alliés de sa Dame. Celle-ci l'aurait-elle, lui aussi, chargé de purifier le sanctuaire ? Aurait-il été galvanisé par cet honneur ? Ce n'était qu'un gosse, pourtant... Comment la Dame aurait-elle pu s'intéresser à un gosse ?
Il eut un élan de jalousie avant de se ressaisir : cela ne tenait pas debout ! Le gamin se serait uniquement dressé contre les drows, s'il avait été un libérateur comme lui...
C'était à n'y rien comprendre.
Le barde fit effort pour écarter ces réflexions de son esprit : elles risquaient de le détourner de sa mission sacrée. Tuer le guerrier, c'était tout ce qui importait pour l'instant. Ensuite, il se pencherait sur le cas du garçon.

La colère qui animait Taliesin le rendait dangereux et le drow, après quelques passes d'armes, rompit le combat et détala à son tour vers les contre-hauts de la grotte, le plus loin possible des berges et du lac. Demeurait le gosse qui chargeait à présent les créatures du lac, debout dans l'eau. Il semblait ne se soucier en rien de l'onde glacée et il poussa un hurlement de victoire suraigu lorsque sa lame faucha l'une des dames aquatiques. La seconde disparut dans les flots sans demander son reste. L'enfant fit alors volte face et se dirigea d'un pas déterminé vers le barde.

La fuite du drow mit Taliesin en rage. Il l'invectiva, manqua se lancer à ses trousses. Mais le brusque assaut du gamin contre les créatures aquatique le fit s'immobiliser : impuissant, il observa la scène, les yeux écarquillés d'horreur, la bouche entrouverte sur un cri silencieux.
En un instant, ses doutes, ses interrogations, ses esquisses de souvenirs furent balayés.
Le garçon venait de tuer une Dame. Il venait de l'assassiner de sang froid, alors qu'elle ne le menaçait en rien.
L'indignation, la colère, la révolte bouillonnèrent en lui, sauvages.
Il n'y avait plus à tergiverser : ce profanateur, en perpétrant cet acte odieux, avait choisi son camp. Il périrait donc comme tous les autres profanateurs, et peu importe son âge : il avait ôté la vie sans remord, il devait payer..
-Monstre ! gronda le barde. Tes alliés m'ont filé entre les doigts, mais toi, tu ne m'échapperas pas !
Il s'avança à son tour, l'épée brandie.
-En votre nom, ma Dame ! hurla-t-il.
Et d'attaquer, brutal, décidé.

Mais le gamin l'attendait de pied ferme et il se rua contre lui en poussant un hurlement incompréhensible. Leurs lames s'entrechoquèrent et le barde, malgré son aveuglement, fut surpris de la force qu'une si petite chose pouvait mettre dans ses coups. Car ils plurent, le forçant à reculer, tandis que le masque sanglant de l'enfant était déformé par quelque chose d'impossible à définir, comme une folie furieuse, bestiale, qui se transmettait à son bras, qui nourrissait chacun de ses mouvements.
Le barde finit par trébucher. Le sol de la grotte était accidenté et il ne pouvait que céder du terrain, encore et encore. Son talon bloqua contre un rocher, un nouveau coup le projeta en arrière, et il s'écroula lourdement sur le dos, sa tête heurtant la pierre et le faisant voir mille étoiles.
Le gosse était sur lui, la lame brandie, mais quelque chose retint son geste, au dernier moment. Le cri de rage devint gémissement, l'épée demeura en suspends, puis, à son tour, il détala, abandonnant l'elfe sonné sur le roc froid de la caverne.

Celui-ci resta étendu, immobile en dehors de la main qu'il porta à son crâne pour le masser.
Il s'était fait battre à plate couture. Par un gamin, qui plus est. Comment la Dame pourrait-elle encore vouloir lui accorder ses faveurs, après une si lamentable déconfiture ? En même temps, le gamin en question était habité par une force... Une force contre laquelle il semblait impossible de lutter. Ce n'était pas un simple enfant, en tout cas. Sinon, il n'aurait pu le terrasser si aisément. Ni anéantir l'une des créatures marines en un seul coup...
Mais pourquoi l'avait-il épargné ? Et pourquoi ce gémissement ?
Comme il songeait au garçon, quelque chose remua dans son esprit. Des impressions, à nouveau. Des souvenirs. Vagues, diffus, insaisissables. Suffisants, néanmoins, pour semer le trouble en lui. Il ne savait plus trop où il en était, ce qu'il devait faire... Continuer à tuer les drows pour satisfaire la Dame ? Dans son état, il ne serait pas très eficace... Mais que faire d'autre ?
Le mieux était sans doute qu'il se lève, qu'il retourne vers le campement. Peut-être le combat y faisait-il encore rage. A moins que tout ne soit déjà réglé...
Quoi qu'il en soit, c'est là-bas qu'il pourrait aviser.
Alors, il s'assit, attendit que ses vertiges se calment pour se mettre debout. Chancela un moment, avant de pouvoir retrouver un semblant d'équilibre. Enfin, lorsque le bourdonnement dans sa tête se fut tu, que le monde eut retrouvé sa stabilité, il prit la direction des tentes, son épée toujours à la main.

Les tentes étaient renversées, déchirées, le matériel de campement des drows éparpillé aux quatre vents souterrains de la grotte, mais il n'y restait pas âme qui vive. Pas de cadavre non plus : soit les morts l'avaient été à distance, soit les créatures avaient emporté tous les corps, ceux des amis comme des ennemis. Pourtant, lorsqu'il parvint à proximité de là où il avait été retenu plus tôt, il entendit une voix l'interpeler.
" Hey ! L'elfe ! Ramène ta trogne !"
Un silence suivit.
" Bon dieu, t'es encore dans le chou. Je rêve. Taliesin, bon sang, réveille-toi, mon gars. Ce monstre t'a bien ensorcelé pour le coup !"

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