La Couronne de Cuivre

" Il y a un peu de ça, peut-être," opina Astrée.
Au voisinage des hommes, ils avaient la tentation d'échapper à l'influence de la harde, l'attraction de la liberté. Le risque de devenir des sans-hardes, comme ceux croisés à Luménis. Ce qui est, pour un centaure de harde, la pire perspective possible...
Tout ça était complexe, et elle ne voyait pas comment expliquer à la centaure quelque chose qu'elle-même avait tant de mal à comprendre.
" Ce n'est pas une question de pureté, en tout cas ils n'ont jamais employé ce terme. C'est simplement qu'ils risquent de perdre... leur âme de centaure sauvage, peut-être, en se laissant tenter par d'autres modes de vie. Ils risquent de ne plus réellement appartenir à la harde. C'est quelque chose qui m'échappe, en tant qu'humaine c'est difficile à concevoir. Mais je sais que la harde, pour eux, est plus importante que leur vie même."
Mara avait été élevée par les humains, et c'était sans doute tout aussi incompréhensible pour elle.
" Au fait... vénérez-vous des dieux ? Je veux dire... Est-ce que les centaures de Montequine, ceux qui y sont nés comme vous, prient les dieux humains ou bien le dieu des centaures ?"

Mara prit le petit galop dans le sous-bois, suivant une piste qu'elle semblait connaître.
" Nous prions les dieux humains, qui en réalité ne le sont pas complètement... Ce sont des dieux. Ils accueillent depuis longtemps d'autres créatures. Nous prions Chauntéa, bien sûr, pour la plupart d'entre nous, certains se tournent vers Ilmater ou Lathandre... vers Mielikki ou vers Skerrit, effectivement. C'est le dieu des centaures, après tout, le dieu de la communauté et de l'équilibre. Il est normal que son domaine nous parle. Mais nous vénérons un Skerrit bienveillant... beaucoup moins revanchard que la version qu'ont choisies nos cousins sauvages."
Elle s'immobilisa.
" Vous allez devoir me guider, à présent."

Astrée ignorait tout du dieu des centaures, aussi ne fit-elle aucun commentaire. Qu'il en existe différentes versions la troublait quelque peu, mais après tout, pourquoi pas ? Un dieu à plusieurs facettes... aussi caméléon que Neffen ?
L'arrêt de la centaure coupa court à ses pensées. Elle essaya de reconnaître les lieux, mais il faisait sombre.
" Je me repérerai mieux lorsqu'il fera jour. Pour le moment... Il faut aller vers le nord, de toute façon, rejoindre une pinède... Ou alors, si on rejoint la rivière, je saurai y aller à partir de là. Il y a un endroit où la rivière se divise, et il faut partir vers l'est, jusqu'à un vieux chêne... mais ensuite, c'est une piste trop difficile à emprunter pour un centaure. Il faudra que je trouve une autre voie si vous venez jusque-là..."
Elle ne savait pas trop jusqu'à Mara allait la porter. Elle n'osait pas vraiment lui demander. Elle était malade, fatiguée, elle avait du mal à réfléchir. Et cette histoire d'enfants massacrés tournait dans son esprit. Pourquoi avaient-ils fait cela ? Est-ce que ça s'était réellement passé ainsi ? Elle songea aux paroles de la dryade, sur la violence latente des centaures, qui était normalement ritualisée, canalisée, au sein de la harde. Il devait y avoir des choses qu'elle ignorait. Le chef avait-il donné son aval à ce massacre ? Elle l'imaginait mal faire ça... sauf si la harde était menacée, bien sûr. L'était-elle simplement parce que des enfants avaient monté sur le dos d'autres enfants ? C'était absurde. Neffen avait poussé Sheldon à la prendre sur son dos, il l'avait fait et ne semblait pas lui en vouloir particulièrement pour cela, même si elle devinait que l'épisode devait le mettre mal à l'aise et qu'elle ne l'évoquerait jamais devant un autre centaure.
Non, décidément, elle comprenait mal ce qui s'était passé. Elle espérait que Neffen saurait lui en dire davantage, plus tard. Mais tout ça s'était passé il y avait si longtemps... peut-être que c'était avant que son prédécesseur soit là, peut-être n'en avait-il pas la mémoire. Bah, il la trouverait si besoin était. Elle espérait, toutefois, que les autorités luméniennes ne feraient pas porter à la harde actuelle la responsabilité des actes de leurs parents.

" Si la piste est difficile à emprunter pour une centaure, elle n'est sûrement pas praticable par une humaine dans votre état, fit la centaure avec une légère ironie. Mais allons vers le nord, oui. Nous croiserons le cours de la rivière tôt ou tard."
Elle continua à progresser dans le sous-bois, évitant les branches basses, percevant manifestement bien la nature qu'Astrée ne pouvait que deviner, aveugle dans une nuit noire.
" Prévenez-moi si vous fatiguez. Vous risquez de vous faire mal en tombant."
Puis elle sombra dans le silence et poursuivit leur route.

Astrée serra un peu plus fort la taille de la centaure, résistant à l'envie d'appuyer son front contre son dos. Elle était épuisée, bien sûr, et elle savait que la fièvre allait monter à nouveau, peu à peu. Mais se déplacer ainsi ne nécessitait que peu d'efforts, et elle pouvait tenir encore un moment.
Ses pensées, un peu confuses, allaient de Neffen, affaibli, épuisé, à Reynald sans doute prisonnier quelque part dans la vallée et qu'elle devait à tout prix retrouver, en passant par Byron qui devait être inquiet de n'avoir aucune nouvelle, et était peut-être en train de galoper à toute vitesse depuis Luménis. Il en était bien capable si Tybert n'avait pas réussi à calmer son angoisse. Puis cette histoire de massacre revenait. Elle aurait voulu comprendre. Mais peut-être n'y avait-il rien à comprendre. Un simple acte fou posé par des centaures furieux, qui avait tout déclenché. Même s'il y avait eu des précédents, certainement, des choses répréhensibles des deux côtés. Tout ça était si complexe.
Et l'avenir... les deux cent centaures sans harde de Montequine, qu'allaient-il devenir ? Neffen et Sheldon comprendraient-ils leur désir de mener leur vie de sans-harde à leur manière ? Comprendraient-ils, surtout, qu'ils n'avaient pas d'autre choix aux yeux de Luménis ? Refuseraient-ils, au contraire, l'autorité luménienne ? Ils ne pourraient pas, de toute façon... Elle espérait pouvoir en discuter avec Neffen. Elle aurait voulu savoir ce qu'il pensait de tout ça, des exigences de Luménis, des sans-hardes si nombreux.
Mais tout ça se déciderait plus tard, et nul ne se soucierait de son opinion à elle. Et toute ses interrogations seraient vaines si elle ne parvenait pas à sauver la harde. Trouver Reynald. Sauver Neffen et sa pierre. En espérant qu'il ne soit pas déjà trop tard...

Elle se sentait faiblir, peu à peu, et repensa aux pierres levées dont avait parlé Neffen. Il était peu probable qu'elle les trouve, et sans doute n'y subsistait-il plus le moindre pouvoir, si toutefois il s'était agi autrefois d'un lieu chargé de magie divine. Neffen lui aurait dit, si elles avaient été autre chose qu'un simple point de repère. Elle posa son front contre le dos de la centaure, ferma un moment les yeux. Elle ne tiendrait plus très longtemps. Peut-être une vingtaine de minutes ? Ensuite elle demanderait une pause...

La pause se fit naturellement, quand elles atteignirent la rivière. Mara était un peu fatiguée elle aussi et elle se pencha sur l'onde pour s'asperger le visage et se désaltérer. Astrée put trouver un petit coin sous un arbre pour s'abriter.
" Dormez un moment. Je peux veiller au cas où une bête sauvage déciderait de s'en prendre à nous."
Elle marcha un moment sur la berge et finit par se trouver un bâton de bonne taille, qu'elle fit tourner entre ses mains.
" L'aube est proche, désormais. Dans quelques heures, vous y verrez plus clair."

Astrée but elle aussi, consciencieusement, et remplit sa gourde. Avec la fièvre qu'elle avait, il fallait qu'elle s'hydrate régulièrement.
" C'est gentil à vous de prendre soin de moi. Vraiment...", murmura-t-elle en s'allongeant au pied d'un arbre.
Elle ferma les yeux. Elle ne savait pas à quel niveau de la rivière elles se trouvaient. En amont ou en aval du vieux chêne creux ? Elle reconnaîtrait mieux les lieux demain. Neffen avait-il toujours des oiseaux à lui là-bas ? Que penserait-il s'il la voyait avec Mara ? Mais peut-être était-il trop affaibli, désormais, pour les voir...
Ses pensées devinrent confuses et elle se sentit sombrer, doucement, dans le sommeil.

Mara la réveilla doucement peu après l'aube et lui proposa des galettes de céréales pour se sustenter. Il faisait gris et brumeux, l'air était chargé de mille gouttelettes de pluie. La rivière glougloutait joyeusement. Astrée avait toujours de la fièvre, elle le sentait dans son front mais aussi dans chacun de ses muscles. Elle reconnut les alentours : elles étaient encore en aval du chêne. Mara, de son côté, était prête à repartir.

Il faudrait qu'elle puisse faire un feu, une infusion, même si ça n'était pas miraculeux. Plus tard, peut-être. Mais si elles retrouvaient Reynald, il la soignerait. C'était plus urgent. Il leur restait deux jours avant que les autorités arrivent, et l'officier n'avait pas précisé à quel moment de la journée...
Elle s'efforça de se rappeler l'itinéraire.
" On va remonter la rivière, vers l'est. Il y aura un chêne creux avec des symboles gravés par la harde. On est sur leur territoire... De là, on voit un sapin. Du sapin, il faut suivre une sente de chevreuils, mais on entre dans un taillis très épais, si vous ne pouvez pas passer on essaiera de le contourner, je retrouverai bien mon chemin de l'autre côté."
Ensuite, il y aurait la mare où l'avait attendue Dymphéa. Il fallait qu'elle se remémore le chemin suivi avec elle, puis avec Neffen. Elle devrait reconnaître les lieux une fois là-bas... Il y avait une piste. Une rivière à traverser. Des vignes, du chèvrefeuille, là où était apparu Neffen. Le souvenir la fit sourire intérieurement.
" Vous n'avez pas peur qu'ils s'inquiètent trop de votre absence, à Montequine ?"
Ça lui faisait tout drôle de vouvoyer une centaure. Peut-être y tenait-elle, pour se différencier de ses cousins sauvages.

" Aucune chance, dit la centaure. Qui me chercherait ? Eulalie sait que je suis avec vous... et nous ne faisons pas un appel chaque jour, qu'est-ce que vous imaginez ?"
Elle rit en secouant la tête.
" Allez, grimpez. Nous avons encore une bonne trotte à parcourir, d'après ce que vous me dites."

" Oui, c'est loin d'ici..."
Elle se hissa sur le dos de la centaure. Si ceux de la harde la voyaient dans cette position, même malade, ils risquaient de ne guère apprécier. Mais c'était un cas de force majeure, non ? Et puis, ils ne la verraient pas. A part Neffen, via ses oiseaux, peut-être.
Elle observait attentivement les lieux tandis qu'elles avançaient, guettant ses points de repère.
" Plus nous nous enfonçons dans la vallée, et plus il va falloir faire attention à être très discrètes. Je sais qu'il y a des groupes de chasseurs plus au nord, je les ai vus. Mais aux alentours de la pierre des centaures, il y a peut-être le groupe qui a capturé Reynald. C'est ce que j'espère en tout cas. Je pense qu'ils ont pu y rester, ou y retourner régulièrement, pour tenter de la déraciner davantage..."
Pourvu qu'elle tienne encore. Que Neffen tienne le coup.

Elles cheminèrent ainsi une bonne partie de la journée. Mara devait marcher car le terrain était accidenté et elles durent faire des détours. Mais Astrée n'était de toute façon pas en état de progresser seule : sans la centaure, elle se serait déjà endormie sous un arbre, fiévreuse. A la mi-journée, elles s'arrêtèrent, firent un feu et la rôdeuse put boire une infusion. Puis elles repartirent. Mara était aux aguets, usant de ses sens pour dépister la présence d'intrus aux alentours. Mais il ne semblait y avoir personne. La seule alerte se révéla infondée : une harde de biches croisa leur route, effarouchées.
Enfin, Astrée reconnut le territoire centaure et le chêne creux où elle avait dormi avec Byron, une éternité plus tôt. En dépit des obstacles, elles approchaient du but.

En voyant le chêne creux, elle ne put s'empêcher de guetter la présence des oiseaux de Neffen. Byron avait dit qu'il y en avait toujours... Mais elle doutait qu'ils se manifestent à elle, sauf si Neffen souhaitait la guider quelque part. A vrai dire, elle doutait même qu'il y en ait encore.
Elle demanda à Mara de s'en approcher pour qu'elle puisse trouver le repère suivant, et lança un regard ému aux peintures à l'intérieur.
" On n'est plus très loin. Il doit y avoir un sapin... là-bas. Au pied du sapin, il faut que je repère la sente des chevreuils, qu'on la suive à travers les taillis jusqu'à une mare. On verra si vous arrivez à passer. Il y a une piste bien marquée au-delà de la mare, mais il va falloir redoubler de discrétion... enfin, si vous êtes toujours d'accord pour me porter encore un peu malgré les risques."

Mara lui sourit.
" Je ne vais pas vous abandonner si prêt du but ! Et ne vous inquiétez pas : je guetterai d'éventuels bruits ou odeurs qui sortent de l'ordinaire."
La centaure reprit donc leur route, suivant les directives de la jeune femme. Elles atteignirent bientôt le sapin. Comme Astrée l'avait craint, il n'y avait aucune trace d'oiseau étrange. Il y en avait d'autres, bien sûr, mais aucun ne semblait s'intéresser à elles.
" Je n'irai pas plus loin que la clairière que vous cherchez, cependant. Je ne veux pas rencontrer les sauvages."

Astrée renonça rapidement à trouver un quelconque oiseau de Neffen. Il était peut-être trop faible... ou avait simplement concentré son énergie ailleurs.
La réflexion de la centaure la laissa un brin songeuse.
" Ils sont loin de cette clairière, de toute façon. Mais pourquoi ne souhaitez-vous pas les rencontrer ? Vous ne les connaissez qu'à travers les captifs que vous avez croisés, fous de peur et de haine. Vous pourriez être curieuse de voir la harde pour... je ne sais pas... savoir s'ils correspondent à l'idée que vous vous en faites ? "
Cela dit, ça n'était pas forcément le moment idéal. Ils étaient au fin fond d'une plaine inhospitalière, acculés par les humains, rendus nerveux sans doute par l'immobilité forcée. Neffen était affaibli, or c'était sans doute lui qui serait le plus curieux de rencontrer Mara.

Mara eut un rire bref et amer.
" Vous êtes naïve si vous pensez qu'une centaure de ville peut rencontrer des sauvages sans casse. Je n'ai aucune envie d'être insultée, rabaissée, voire violentée par des créatures persuadées d'avoir la vérité, excusez-moi... D'autant que je ne pense pas qu'ils seront très réceptifs à ma façon de voir, vu les circonstances. Or je n'ai aucune envie de plier le jarret devant un homme qui se croit le chef tout puissant d'un troupeau de forestiers hirsutes. Sans vouloir vous vexer."
Elle secoua la tête.
" Non, non. Je vous dépose et je rentre chez moi."
Elles parvinrent à la sente de chevreuils et Astrée constata qu'elle avait été élargie... soit qu'un centaure l'avait empruntée auparavant, soit que les humains s'en soient chargés. Les taillis avait été brisés, et des traces de sabots marquaient le sol. Certains ferrés, d'autres non. Mara s'engagea sur la piste au pas, aux aguets. Il n'y avait pas un bruit... juste le frémissement habituel de la nature alentours.

Astrée n'insista pas. Mara était de toute évidence persuadée de ce qu'elle disait. Et puis, elle n'avait pas tout à fait tort. La harde se méfierait d'une sans-harde, la mépriserait peut-être. Elle-même ne saurait pas montrer à Sheldon le respect qu'il exigerait. Elle était plus humaine que centaure. On aurait presque pu considérer qu'elle appartenait à une autre race de centaures, sans rien de commun avec les autres. Son mépris pour la harde, si semblable au mépris des humains, la peinait.

Elle considéra les traces d'un oeil perplexe. Comment diable les humains avaient-ils su ? Peut-être avaient-ils fait parler l'un de leur captifs, qui, intelligemment, les aurait orientés par là en sachant que la harde en serait immédiatement avertie par les oiseaux de Neffen ? Peut-être même qu'il les avait guidés... Ou qu'il fuyait devant eux ? Peu importait. Ce qui était étonnant, c'était les traces de sabots non ferrés. Intriguée, Astrée jeta un coup d'oeil aux sabots de Mara. Il était possible que les centaures libres de Montequine ne soient pas ferrés. Ou alors, c'était un centaure de la harde qui avait été suivi -et qui le savait, sans quoi il ne serait pas passé ici.
Puis elle reporta son attention sur la piste, aux aguets autant que son état de faiblesse lui permettait. Elle reconnaissait les lieux : elles allaient rejoindre la mare, puis la piste principale, passer près des vignes et du chèvrefeuille, rejoindre une clairière avec trois pierres, et plus loin le vallon où se trouvait la pierre des centaures. Elles approchaient dangereusement, et il était tout à fait probable qu'il y ait des humains aux abords de la pierre, en train d'essayer de la déraciner. Et Reynald serait parmi eux, si Tymora était avec elle.

Mara était ferrée mais Astrée n'aurait pu jurer que tous les centaures domestiques l'étaient : elle en avait vu très peu, tout bien considéré. Elles poursuivirent leur route, circonspectes et vigilantes, atteignirent la mare, puis la clairière de la pierre. Il n'y avait personne. Le jour était désormais levé. La roche était toujours en place, peut-être un peu moins droite qu'avant, difficile à dire. Il semblait qu'il en manquait plusieurs éclats. A l'endroit où Astrée avait laissé Reynald, il n'y avait plus personne. Il restait de nombreuses traces de pas, et aussi du sang. Pas beaucoup, cependant. Rien de franchement inquiétant... sauf si on supposait le pire.

Astrée était d'un naturel optimiste. Le fait que la pierre soit toujours en place, à peu près intacte, la soulagea immédiatement d'une part de son inquiétude concernant Neffen, l'incitant à considérer la situation sous un angle plutôt positif. Concernant Reynald, elle voulait croire que la vieille femme avait raison en disant qu'ils ne le tueraient pas. Après tout, il était vivant lorsque les humains l'avaient emmené avec eux, d'après Neffen. Blessé sans doute, à en juger par les traces de sang. Il n'y avait pas de raison qu'ils l'aient tué depuis : ils attendraient probablement d'avoir réuni le conseil pour décider de son sort, donc d'être revenus au village. C'était le plus probable. A moins... qu'ils n'aient rejoints d'autres groupes ayant autorité sur la question ? Parce que c'était surprenant, tout de même, qu'ils ne se soient pas obstinés dans leur tentative de déraciner la pierre, et qu'ils ne soient pas dans les parages. Mais après tout, peut-être qu'elle était indestructible...
" Mara... j'ai une question probablement stupide mais... Savez-vous qui sont les hommes présents dans la vallée ? Je veux dire... Est-ce qu'il y a beaucoup de membres du conseil parmi eux ? Hugo, certainement, Antoine, j'en doute. Bertille, ça m'étonnerait vu son âge, mais Abel, peut-être..."
Elle grimaça, subitement beaucoup plus inquiète.
" Votre amie Eulalie dit qu'ils ne le tueront pas. Je sais qu'il était vivant lorsqu'ils ont quitté la clairière, le shaman me l'a dit. Mais j'ai peur qu'ils n'aient rejoint un autre groupe où se trouveraient des personnes plus... radicales. Ou avec un plus grand pouvoir décisionnaire. Je ne sais même pas combien d'hommes, au total, ont quitté Montequine, ni de quel genre d'hommes il s'agit..."

La centaure grimaça.
" Je n'en ai pas la moindre idée, dit-elle. Mais vous devez savoir que nous sommes en guerre... A mon avis, les décisions concernant des ennemis ou la sécurité de Montequine ne doivent pas passer par le rassemblement formel du conseil. Vu les derniers événements, l'évasion du chef centaure, ce genre de choses... Je doute qu'on fasse beaucoup de prisonniers. Maintenant votre ami humain bénéficiera-t-il peut-être de leur clémence... s'il n'a pas raconté n'importe quoi."

Elle grimaça, tenta de plaisanter.
" Reynald raconte toujours tout et n'importe quoi... Mais il connaît la situation et a dû savoir les convaincre. J'espère. Encore faut-il qu'ils l'aient laissé parler..."
Il disait bien être capable de convaincre n'importe qui ? Mwouais... Mais tout de même, s'ils avaient voulu le tuer, ils l'auraient fait tout de suite, non ? Astrée avait beau se raccrocher à cet espoir, aux paroles d'Eulalie, elle sentait le doute s'insinuer de plus en plus profondément en elle. Mais pourquoi diable avait-elle écouté Neffen et filé au village ? Si seulement elle était revenue à la pierre. Elle frissonna.
" Une autre possibilité est qu'ils aient suivi mes traces en espérant remonter à la harde", marmonna-t-elle, pour elle-même, dans une vaine tentative pour détourner ses pensées de son angoisse.
Elle avait tenté d'en laisser le moins possible, mais ils étaient bons pisteurs et les centaures avaient des sens plus développés que les humains. Quoiqu'il en soit, elle serait vite fixée : leurs traces à eux seraient faciles à suivre. Elle les examina à nouveau, cherchant à repérer dans quelle direction ils étaient repartis. Ils avaient deux jours d'avance... Largement le temps de rejoindre un autre groupe et de trancher. Reynald était peut-être mort à l'heure qu'il était. Non, il ne fallait surtout pas qu'elle y pense sous peine de ne plus trouver la force d'avancer.

Tandis qu'elle cherchait les alentours à la recherche de traces, Mara reprit la parole.
" Je ne veux pas me mêler de ce qui ne me regarde pas, mais si votre ami a eu la vie sauve en niant connaître la situation ici... Pensez-vous qu'il soit une bonne idée de chercher à le retrouver ? Ça me parait drôlement risqué..."

" C'est risqué, je sais. Mais on n'a pas le choix..."
Astrée soupira.
" La délégation luménienne sera aux portes de Montequine dans deux ou trois jours, de l'autre côté des falaises. Reynald doit impérativement m'y téléporter à ce moment-là. C'est la procédure, ils veulent que les plaignants soient présents, qu'il y ait une confrontation. Or, sans Reynald, je ne peux pas passer de l'autre côté. Et si je n'y suis pas... et bien ils attendront sans doute quelques jours, puis reviendront prendre des ordres à Luménis. Peut-être qu'ils chercheront Byron pour que lui soit présent, mais ils risquent de ne pas le retrouver facilement : s'il a décidé de revenir par ses propres moyens, il doit déjà être en route. Ou peut-être qu'ils se décideront à entrer sans la présence des témoins, mais ils ne trouveront pas la faille comme ça. Bref, ça va leur prendre un temps fou, et j'espère qu'ils ne renonceront pas. Mais... on ne peut pas se permettre d'attendre des veilles et des veilles. Donc je dois retrouver Reynald impérativement. Même si je dois faire attention, effectivement, à ne surtout pas me faire repérer pour ne pas le mettre en danger..."

" Si votre ami est prisonnier, vu l'atmosphère de tension qui règne dans ces bois... Je pense que votre plan ne peut pas réussir. Comment allez-vous pénétrer le campement humain ? Vous savez devenir invisible ? Vous allez les attaquer ? Vous devriez plutôt compter sur l'inquiétude des vôtres, à l'extérieur, pour les mener dans nos murs... Ce n'est jamais qu'une montagne. Les humains savent creuser des failles, ils l'ont déjà fait..."
Elle haussa les épaules.
" Quoi que vous décidiez, je vais désormais vous laisser. Je dois rentrer à Montequine et je n'ai que trop tardé. Je vous souhaite bonne chance."

Astrée soupira.
" Je comprends bien que vous deviez rentrer... et je ne veux pas vous faire prendre de risques."
La centaure avait raison sur un point : elle n'avait pas la moindre idée de la façon dont elle allait s'y prendre pour libérer Reynald.
" De mon côté, je dois suivre leur piste. Voir ce qu'il en est, là-bas, s'il est vivant, s'il va bien. Je trouverai peut-être un moyen de le tirer de là, je ne sais pas. Et si je ne trouve pas, si je n'arrive pas à le libérer sans prendre des risques énormes pour sa sécurité... et bien si vraiment je suis assurée qu'il n'est pas en danger immédiat, je chercherai un autre moyen de franchir la montagne."
Neffen avait dit, une fois, qu'il n'était pas impossible de la faire traverser. Mais il était sans doute trop affaibli à présent. Et il allait lui reprocher, encore, d'avoir pris le risque de venir ici pour rien.
" Merci pour votre aide, en tout cas. Vraiment. Sans vous, je n'aurai pas eu la force de me traîner jusqu'ici... Et remerciez Eulalie, aussi, pour ses bons soins !"

" Vous n'avez toujours pas beaucoup de forces, Astrée. Si vous marchez trop longtemps, vous risquez de vous retrouver mourante dans un buisson. Les prédateurs auront tôt fait de vous repérer et de vous dévorer encore vivante. Soyez prudente."
Elle sourit puis fit volte-face et quitta la clairière au petit galop, laissant la jeune femme seule. Un vent tiède s'était levé et les nuages se bousculaient dans le ciel bleu. Elle vit quelques oiseaux, mais aucun n'avait l'air d'un espion de Neffen. Elle trouva la piste qu'avaient laissée les humains et leurs centaures. Ils étaient au moins une dizaine, plus si certains avaient été montés sur le dos des créatures. Elle ne vit aucun signe que quelqu'un ait été contraint d'avancer contre son gré et pas davantage de sang.

Astrée regarda Mara s'éloigner avec un léger pincement au coeur. Elle se sentait vulnérable, seule et malade au milieu de la forêt. Mais il fallait qu'elle avance, pourtant. Qu'elle suive cette piste, qu'elle sache ce qu'il était advenu de Reynald. Il fallait qu'il soit vivant, absolument.

Elle se promettait toutefois d'être prudente. Ils avaient deux jours d'avance sur elle, ça n'était pas quelques heures qui changeraient la donne. Elle devait s'économiser, veiller à se reposer dans son hamac lorsqu'elle en sentirait le besoin, prendre de temps en temps le risque de faire un petit feu pour une infusion. Et rester aux aguets. Ça grouillait de Montequins dans les parages. Une dizaine en embuscade près de Kess, une dizaine au moins dans le groupe qui avait quitté la pierre, auxquels s'ajoutait le groupe qu'elle avait entendu, sur les hauteurs, lorsqu'elle approchait de la plaine aux sorcières. Et d'autres encore, peut-être...

Elle se mit en route à pas mesurés, circonspecte, surveillant les alentours, vérifiant qu'aucune trace ne s'éloignait de la piste principale. Elle craignait plus que tout d'apercevoir subitement une dépouille dans les taillis. Mais non. Il avait dû savoir les convaincre...

Leur piste n'était pas difficile à suivre. Ils avaient pris la direction du nord-est, approximativement, cheminant en ligne droite sauf quand le terrain ne le permettait pas, traçant leur propre voie. Il était difficile de savoir s'ils se rendaient quelque part de précis, s'ils avaient répondu à un appel, s'ils se déplaçaient au hasard. De temps en temps, Astrée rencontrait un arbre ou un rocher marqué de peinture orange. Ce que cela signifiait, difficile de le dire, une fois encore. Mais elle n'eut donc nulle peine à suivre leur parcours, sans trouver quoi que ce soit d'inquiétant... par contre, son corps fiévreux l'obligerait tôt ou tard à s'arrêter.

Astrée avait beau être résolue à se montrer raisonnable, il était tentant d'avancer le plus loin possible, jusqu'à la limite de ses forces. Elle avança, donc. Mais elle frissonnait de plus en plus, signe que sa fière montait, et elle savait qu'il valait mieux ne pas trop attendre avant d'avaler une infusion. Et puis, si elle ressentait le besoin de dormir un peu, mieux valait qu'elle ait la force de grimper dans un arbre et d'y fixer son hamac : elle y serait davantage à l'abri de certains prédateurs... y compris des Montequins, humains et centaures.
Elle finit donc par se mettre en quête de l'endroit idéal, après avoir rempli sa gourde à un ruisselet. Il lui fallait un taillis assez touffus pour la dissimuler aux regards. Elle resterait une bonne dizaine de minutes aux aguets, pour être certaine qu'il n'y avait personne aux alentours, avant d'allumer un feu -le plus petit possible, juste le temps de chauffer un peu d'eau. Il lui restait quelques provisions. Elle espérait qu'une simple pause suffirait à la requinquer, que la fièvre baisserait suffisamment.

Alors qu'elle sirotait son infusion, après avoir rempli son programme comme elle le voulait, elle perçut soudain un frémissement à la surface de sa conscience, signe qu'on cherchait à communiquer avec elle. Ce n'était cependant pas Reynald...
Astrée. Où es-tu ? Reynald est blessé, il ne peut pas lancer de sorts.
C'était Tybert et son ton n'avait pas son calme habituel.

La Couronne de Cuivre

[Quête] Montequine