La Couronne de Cuivre

La distance qui les séparait de l'ennemi se réduisait sans cesse.
Plus que quatre cent mètres, désormais.
Il entendit Edgar murmurer une prière.
Trois cent mètres.
Un ordre tonitruant retentit parmi les cannibales qui se firent aussitôt silencieux.
Deux cent mètres.
Des voix qui incantaient, derrière lui.
Cent cinquante mètres.
Cinq petites boules incandescentes jaillirent entre les cavaliers, fusèrent vers l'ennemi, le percutèrent en provoquant d'énormes explosions.
Cent mètres.
Quatre nouvelles boules de feu partirent, provoquant de nouveaux ravages parmi les cannibales qui, malgré leurs lourdes pertes, maintenaient leurs position.
Quatre vingt mètres.
-On accélère !lança Guillermo.
Soixante-dix mètres.
Deux projectiles les dépassèrent, explosèrent au milieu des Écorcheurs.
Soixante mètres.
-EN FORMATION !

L'adrénaline s'était répandue dans son organisme, aiguisant ses sens, contractant ses muscles, accélérant le rythme de son coeur. Son esprit se fondit une seconde dans celui de Grand Vent, lui revint, il perçut la masse de l'animal entre ses jambes, la proximité de ses frères d'armes, et en lui, la fureur naquit, juste et violente, dirigée vers ces monstres humains qui avaient décidé de bouleverser leur entreprise noble et formidable en y instillant la peur.
La certitude de la nécessité de cette charge le galvanisa. Il entendit les ordres de Guillermo, ralentit son cheval pour garder sa place dans le fer de lance qu'ils allaient plonger, ensemble, dans la gueule béante des Ecorcheurs. Il était conscient, cependant, que les Paludiers n'avaient pas peur, qu'en dépit des ravages de leurs magiciens, ils conservaient leur position. Mais les créatures invoquées devaient encore surgir pour mener la première charge.
Profitant de ce dernier instant de répit, il appela la bénédiction de Lathandre sur lui et ses plus proches alliés.
Bientôt, il faudrait frapper pour survivre.
De la mort, jaillit la vie, songea-t-il.
Mais tout bien réfléchi, il n'était pas encore prêt à rejoindre son dieu.

Quarante mètres.
Ils étaient en formation, à présent.
-CHARGEZ ! hurla le capitaine mercenaire.
Les chevaux accélérèrent, parurent voler vers l'ennemi.
Vingt mètres.
Un mouvement, sur sa droite : une meute d'ours fonçant tête baissée, tous crocs dehors.
Une nouvelle explosion retentit.
Dix mètres.
-POUR LA COMMUNAUTÉ ! cria Robert, quelque part sur sa gauche.
Le cri fut reprit, unanime.
Cinq mètres.
Hubert galopait désormais parmi des monceaux de cadavres calcinés.
Puis ce fut le choc.
Ils percutèrent les barbares avec une violence incroyable, les bousculèrent, s'enfoncèrent dans sans rangs comme une lance dans le corps d'un homme.
Devant lui, Gabriel abattit sa masse, faisant voler en éclats le crâne d'un cannibale.
Grand Vent piétina un corps. Vivant, mort ? Bien malin celui qui aurait pu le dire.
Non loin, les ours continuaient à charger, implacables.

Hubert chargea l'ennemi la rage au ventre. La tempérance n'avait nul droit de cité quand il s'agissait de défendre une kyrielle d'innocents et leur rêve. Varamyr avait dit que seule la mort arrêterait les Ecorcheurs, que nulle défaite ne les ferait reculer, il fallait donc tuer et tuer encore, et il prit à peine conscience de la facilité qu'il avait à le faire. Emporté par le mouvement de son destrier, flanqué des silhouettes désormais indistinctes de ses pairs, il frappa sans retenue, tout ce qui passait à proximité, concentré, le regard courant autour de lui pour repérer les coups à porter et les hommes à pourfendre. Ceux en armure. Les tatoués. Les grimaçants. Les yeux fous. Tous voulaient les bouffer comme s'ils n'étaient que du gibier à cueillir. Tous méritaient le courroux de la lumière.

Les destriers n'avaient pas ralenti.
Autour d'eux, les ennemis défilaient à une vitesse incroyable.
Certains étaient happés sous les chevaux des destriers au grand galop ou les pattes des ours en furie ; d'autres, plus nombreux, étaient bousculés, projetés sur leurs camarades.
Quelques-uns reculaient, pour tenter de se mettre à l'abri.
La majorité essayait de faire front. Mais le désordre régnait dans l'armée barbare, on se bousculait, on se piétinait, on était pris entre des mouvements contraires.
Il y avait des cannibales, pourtant, pour parvenir à se ruer sur les cavaliers, pour tenter de les frapper.
Épée brandie, un colosse au cimier ouvragé se dressa devant Hubert. L'instant suivant, dans une impressionnante gerbe de sang, sa tête roulait au sol.
Un jeune homme couvert de cuir se jeta sur le paladin, hache en avant ; il eut le torse transpercé.
D'autres, d'autres encore tentèrent de l'abattre et furent abattus.
Des explosions, toujours : la baguette crachait toujours ses sortilèges.

Hubert essaya de voir où se trouvaient ses compagnons, si l'un ou l'autre avait besoin d'aide, si Guillermo avait ordonné le repli. Il ne fallait pas qu'il s'engage trop loin dans les rangs ennemis : ils avaient beau être désorganisés et moins bien armés que les cavaliers, ils n'en restaient pas moins nombreux, et Grand Vent, avec sa puissance supérieure à un cheval normal pouvait aisément se retrouver isolé. Le paladin frôla donc l'esprit de sa monture, pour lui enjoindre d'infléchir sa trajectoire en conséquence. Ralentir n'était cependant pas à l'ordre du jour : tant qu'ils galopaient à pleine vitesse, ils étaient plus ou moins invulnérables, comme un rocher pesant dévalant une pente et fauchant tout sur son passage.

Ils avaient conservé leur formation malgré la cohue et, même si ce ne fut pas évident, il parvint à apercevoir Robert, Louis et Gaspard, sur le flanc gauche, ainsi que Guillermo, à quelque distance devant lui. S'ils avaient perdu des leurs, il ne pouvait le savoir mais, au moins, ces quatre là étaient-ils indemnes, à l'instar du clerc qui le précédait et de l'instructeur qui le suivait.
Il entendit un grognement d'agonie et, du coin de l’œil, il vit un ours s'écrouler, le flanc percé d'une lance.
Une explosion, encore.
Un ordre venu de l'avant, transmis de cavalier en cavalier : on allait virer vers l'ouest. Vers la route. Vers les chariots.
Quelque chose fit vibrer son bouclier : une flèche s'y était plantée.
Une autre frôla l'épaule de Gabriel.

Hubert était immensément soulagé d'avoir repéré autant de ses compagnons. Mieux, leur présence l'emplit d'une énergie renouvelée, d'espoir, d'une envie de hurler. Puis son bouclier vibra et il chercha la source des flèches du regard. Si les archers étaient proches, il était peut-être envisageable de les charger rapidement, pour mettre fin à leurs tirs meurtriers. Sinon, il faudrait se contenter de galoper plein ouest, en espérant que les armures suffisent à les protéger. Sans doute les ours survivants pouvaient-ils demeurer dans la mêlée jusqu'à leur dernier souffle et les aider à se dégager de l'armée barbare.

Ils ne virèrent pas brusquement mais effectuèrent une ample courbe, leur cap se modifiant progressivement pour passer du nord au nord-ouest, puis de plus en plus franchement à l'ouest. Les ours accompagnèrent leur mouvement, signe que ceux qui les avaient invoqués leur avaient donné des consignes précises
Il repéra les archers, sur sa droite. Il étaient assez proche pour qu'il les atteigne, oui. Cependant, pour cela, il devrait quitter la formation et même si son escapade pouvait ne durer qu'une minute ou un peu plus, son absence créerait une brèche par laquelle l'ennemi risquerait fort de s'engouffrer, à moins qu'Edgar n'accélère assez pour la combler quasi immédiatement.
Toutefois, il y aurait alros un nouveau problème : comment se réinsérerait-il parmi les autres ?

La tentation était immense de volter pour leur rentrer dedans à pleine vitesse. Il pouvait aisément demander à Grand Vent de forcer le cheval d’Edgar à combler l’espace qu’ils laisseraient dans la formation et galoper droit sur les archers en usant — enfin — de la pleine puissance du destrier. Après, ils devraient se dégager, mais ils disposaient l’un et l’autre d’atouts pour lutter contre le mal et, même si c’était difficile, ils y parviendraient. Mais les chances étaient grandes que quelqu’un pense utile de se porter à son secours et se fasse désarçonner dans la manœuvre.
Il hésita. Il fallait attaquer et détruire ces archers. S’il ne le faisait pas, un cavalier ou l’autre seraient immanquablement touchés dans leur fuite. S’il le faisait…
Il prit sur lui de rester en formation et il se détesta de le faire. Mais il devait pouvoir prouver à Robert qu’il était digne de confiance. Même si quelqu’un en mourait.

D'autres flèches les frôlèrent, puis le tir cessa. Ou, plutôt, fut intercepté : au fil de sa progression, l'un des plantigrades s'interposa entre les archers et leurs cibles, écopa des traits et, rendu fou furieux par la douleur, chargea les cannibales qui en étaient la cause.
Ils fonçaient plein ouest, désormais, semant toujours la mort sur leur passage.
Hubert abattit un nouvel ennemi qui avait eu la mauvaise idée de trop s'approcher.
Devant lui, Gabriel ne fut pas assez prompt et un barbare parvint à le toucher avec sa lance. Le fer glissa cependant sur la cotte de mailles sans parvenir à l'entailler et l'instant suivant, le clerc ripostait d'un coup qui fit mouche, celui-là.
Ils avancèrent encore. Deux ennemis supplémentaires tombèrent sous la lame du paladin.
Bientôt, ce dernier aperçut du terrain dégagé, devant lui.
Une minute encore, deux peut-être, et ils se seraient arrachés à la masse ennemie.

Hubert songea qu'il aurait dû insister davantage pour mener la charge : Grand Vent était largement plus puissant que n'importe lequel des chevaux présents, et il était forcé de le brider pour conserver sa place dans le sillage de Gabriel. Le clerc avait des ressources, il fallait le reconnaître. Peut-être avait-il été guerrier ou paladin avant d'opter pour la prêtrise, même s'il semblait bien jeune, encore, pour avoir déjà tant appris. Tout en cheminant vers l'espace dégagé qui se trouvait devant eux, le paladin ressentait l'amertume d'avoir à quitter le groupe pour regagner la colonne. En d'autres temps, en d'autres lieux, il aurait défié les ordres de Robert, mais il craignait pour l'humeur du chevalier s'il venait à lui désobéir. Or, un chevalier contrarié était un chevalier déconcentré. Et donc un chevalier mort. Il faudrait qu'il dompte sa frustration. Avec Etienne, ils feraient la paire, à n'en pas douter. Mais il ne servait à rien de grommeler. Avec un peu de chance, il aurait d'autres occasions de se montrer digne de son dieu. Pour tromper son désarroi, il se retourna pour vérifier qu'Edgar suivait toujours bien.

Edgar suivait toujours, et malgré le sang qui le couvrait, il paraissait sain et sauf.
Voilà pour la bonne nouvelle.
Quant à la mauvaise...
Une foule de barbares déchaînés se ruaient dans leurs pas, piétinant leurs comparses morts ou blessés.
Ne pas avoir réussi à anéantir la charge de la Communauté devait être un affront dont l'honneur de la tribu exigeait qu'il soit lavé sur l'heure. A moins qu'ils n'aient pris le changement de direction de la cavalerie comme une fuite et décidé, par conséquent, de sonner l'halali.
Bien sûr, ils ne pourraient rattraper immédiatement leurs ennemies ; bien sûr, les ours étaient en train de se déplacer de manière à couvrir las arrières de ces dernier. Mais rien ne semblait susceptible d'endiguer longtemps cette lame de fond, et nombre des Écorcheurs brandissaient des armes de jet, qu'il s'agisse d'arcs, d'arbalètes, de frondes ou de javelots.

C'était une mauvaise nouvelle. Mais peut-être les archers de la colonne, restés en arrière, pourraient-ils accueillir leurs poursuivants avec les honneurs... Ils seraient cependant tous à portée en même temps. Hubert continua sur sa lancée. Guillermo dirigeait la charge et Guillermo déciderait de la chose à faire : retourner aussitôt dans la mêlée, fuir ou défendre la colonne. Le paladin espérait cependant constater qu'ils s'étaient encore rapprochés du fort... et que les civils y avaient disparu.

La masse de Gabriel s'abattit encore une fois.
Son épée, deux.
Un flèche le frôla.
Un ours émit un grognement d'agonie.
Un cheval poussa un hennissement strident.
Encore deux, puis une ligne d'ennemis.
Ils étaient en terrain libre.
La route était dégagée ; la colonne se trouvait quelques centaines de mètres plus haut, presque au pied de l'éminence où se dressait le fort salvateur. Les fantassins s'étaient quelque peu attardés en arrière-garde, regardant dans leur direction. Les archers avaient quitté le banc des cochers pour se poster à leurs côtés..

Hubert soupira d'aise, malgré le caractère précaire du répit. Il calqua son allure et son mouvement sur leur chef de charge, mais jeta un regard circulaire autour de lui pour voir si quelqu'un avait besoin de soins. Gabriel pouvait certainement y pourvoir, lui aussi, mais l'apposition des mains était plus rapide que le sortilège et moins spectaculaire. Ensuite, il faudrait qu'ils décident de leur prochain mouvement : les chariots étaient très proches du but, désormais, il était peut-être possible de retenir les barbares sans risquer une nouvelle charge.

Il eut d'emblée l'impression qu'ils étaient moins nombreux. Ce n'était pas flagrant au premier regard, mais il eut la quasi certitudes qu'ils leur manquait des éléments. Cinq, peut-être.
Puis il remarqua que le flanc gauche de leur formation était à la fois plus court et plus désorganisé que précédemment.
Il vit Gaspard ralentir, leur faire de grands signes. Il l'entendit appeler, sans comprendre ce qu'il disait.
Puis il comprit.
Robert manquait à l'appel.

Hubert sentit l'adrénaline pulser en lui-même tandis qu'il relevait la visière de son heaume d'une main tremblante. Un étau lui saisit la poitrine, les tempes, sa perception de l'environnement s'altéra, comme s'il était sur le point de faire un malaise et que le sang s'embrasait dans ses veines.
Il le chercha du regard, dans la masse des Cannibales qui couraient vers eux. Derrière leurs lignes. Dans la fange des corps tombés.
Regarde mieux, il est fatalement quelque part.
N'importe quoi, son destrier, un signe, l'armure renvoyant les rayons du soleil qu'ils avaient désormais en plein visage. Il était peut-être juste blessé, ou alors il n'avait pas pu rejoindre leurs rangs et se trouvait encore dans la mêlée, ou il avait changé de place et galopait quelque part sur la droite. L'angoisse lui broya le ventre.
Robert, ne me faites pas ça... Lathandre... Faites que...

D'autres avaient entendu les appels du sieur d'Estremont, s'étaient tournés dans sa direction, incertains quant à la conduite à tenir.
-Continuez ! hurla Guillermo. Continuez ou ils vous auront tous !
Il n'avait pas tort : leurs montures étaient épuisées, blessées pour certaines, et la majorité des cavaliers ne valaient pas mieux.
Si les mercenaires obéirent sans poser de questions, il en alla autrement d'Edgar, de Gabriel, de Gaspard et d'autres soldats de la Communauté qui continuaient à ralentir, semblaient hésiter à rebrousser chemin.
Le capitaine fit alors volte-face et se rua vers Hubert.
-Dites leur de continuer ! Ils vous écouteront, vous !
A cet instant, l'étalon de Robert jaillit des rangs ennemis et, paniqué, continua sa course tout droit, sans demander son reste.
Il y avait un corps sur son dos, un corps ballotté dont on n'aurait su dire s'il était mort ou vif.
Ce n'était pas celui de conseiller, cependant : il suffisait de jeter un coup d’œil à l'armure qu'il portait pour comprendre qu'il s'agissait de Louis d'Argencourt.
En regardant dans la direction d'où avait surgi le destrier, le paladin remarqua un remous dans la vague barbare, nota que deux ours au moins se déchaînaient, assaillis de toutes parts.
Et, une brève seconde, il crut entrevoir le cimier du Loup Blanc.

Hubert sortit de sa transe. C'était le cheval de Robert. Cet imbécile de Loup Blanc s'était sacrifié pour un blanc bec prétentieux qui était peut-être déjà mort...
" Continuez à avancer ! cria-t-il. Gabriel, occupe-toi de Louis ! Obéissez aux ordres de Guillermo jusqu'à mon retour !"
Il fit volter Grand Vent et regarda la multitude. Laisser les archers tirer était une chose. Abandonner Robert aux crocs de cette lie humaine, une autre. L'image du chevalier, dévoré par les Ecorcheurs, lui donna une brusque nausée et il talonna son étalon. C'était folie, sans doute, mais il ne pouvait pas agir autrement. Il avait vu le cimier de Robert. Il y avait de l'espoir. Et l'espoir était la valeur ultime, l'essence de toute vie pour un adepte de Lathandre. Barthélémy était puissant. Alban avait besoin de son maître. Rien n'était joué, rien n'était perdu, tout était encore possible, il fallait galoper, traverser, pourfendre, détruire, sauver. Il frôla l'esprit de Grand Vent en lui recommandant de déployer toute sa puissance, cette fois. Il avait l'intention d'aller droit à la source, en ne ralentissant pour rien ni personne. Ils avaient le sens de la pente pour eux, ils franchiraient probablement aisément les premières lignes. La difficulté serait de ressortir de la masse grouillante de ces immondes créatures, une fois Robert récupéré. Mais rien ne servait de s'inquiéter avant l'heure. C'était l'aube, c'était le moment propice à de grandes choses, Hubert ne pouvait pas en douter.
Alors il chargea.

Il ne sut si les autres avaient obtempéré.
Tout ce qu'il voyait, en plissant les yeux face au resplendissant soleil matinal, c'était la foule des Écorcheurs qui se ruait vers lui.
Vers laquelle il se ruait.
Encore quelques mètres, et il fendrait leurs rangs en une nouvelle charge. Solitaire, celle-là. Suicidaire, peut-être.
Et c'est alors qu'il vit à nouveau le cimier.
Le voir n'était pas difficile car il se dressait au-dessus de la cohue.
Au bout d'une pique.

Toute la détermination, tout l'espoir qui animaient le paladin se métamorphosèrent instantanément en une haine brûlante qui lui voila les sens. Il n'eut plus qu'une idée : les tuer tous, absolument tous, jusqu'à ce qu'ils ne forment plus qu'une bouillie sanglante recouvrant la lande. Il leur hurla au visage.
Un battement de coeur.
Robert aurait voulu qu'il songe d'abord à la communauté, qu'il ne se sacrifie pas pour un cadavre, même si ça lui déchirait l'âme. Il y avait ce fort, ces gens réfugiés, désormais, la colonne qui continuait à tenter de rallier ses portes absentes. Mais à quoi bon ? Il n'avait pas d'expérience de ces situations, Guillermo ferait un meilleur travail, n'importe lequel des chevaliers serait au moins aussi compétent que lui...
Sous la selle, Grand Vent pila, pivota sur ses postérieurs et bondit vers les chariots, déployant toute sa vitesse pour rattraper les cavaliers éreintés.
Hubert sentait la rage lui comprimer les côtes et le chagrin lui dévorer les yeux. Mais il fallait faire front encore quelques heures. Ensuite il pourrait prendre la mesure de ce qui venait de se produire, et il n'était pas certain qu'il le supporterait.

Porté par son puissant destrier, il n'eut aucun mal à distancer l'armée cannibale.
Quelques projectiles s'abattirent autour de lui, sans l'inquiéter.
Puis le paysage défila à une vitesse incroyable, tandis que les clameurs sauvages de ses poursuivants s'atténuaient.
Bientôt, il ne fut plus qu'à quelques dizaines de mètres de l'escorte. Celle-ci avait recommencé à avancer, obéissant sans doute aux injonctions de Guillermo. Elle se trouvait désormais dans la passe qui séparaient les deux éperons rocheux surmontés de leurs forteresses.
Sur les remparts de celle de droite, il aperçut des guetteurs : la Communauté avait investi la place.

Il chercha le soulagement en lui-même, mais ne trouva que la colère et le désarroi. Il cessa alors de s'interroger sur ce qu'il ressentait, pour ne plus se concentrer que sur l'urgence. Il essaya de repérer Gabriel, Louis et le cheval de Robert. Il n'avait en réalité aucune envie de rejoindre l'escorte et de se frotter aux autres, il avait envie d'être seul, il n'était pas certain de pouvoir supporter de croiser un regard, d'entendre un mot d'inquiétude, sans que quelque chose ne se casse en lui. Mais il le fallait. S'il parvenait à repérer le clerc, il le rejoindrait rapidement. Avec un peu de chance, ils avaient déjà hissé Louis dans un chariot. Hubert sentait déjà qu'il aurait du mal à ne pas détester ce jeune crétin pour lequel le Loup Blanc avait donné sa vie.

Il croisa des mines défaites : celles de Gaspard, d'Edgar, d'instructeurs et de colons en armes. Tous avaient compris, évidemment ; tous s'efforçaient d'encaisser le choc au mieux ou, plutôt, d'en faire temporairement abstraction. Aucun d'entre eux n'osa l'aborder, cependant. Quelque chose dans son attitude ou sur son visage, sans doute.
Il repéra Gabriel parmi les dernières lignes : toujours à cheval, entraînant avec lui le destrier de Robert, il n'en menant pas large mais s'efforçait néanmoins de faire bonne figure.
-Barthélemy s'occupe de Louis, dit-il d'un ton neutre quand il l'eut rejoint. Ils sont au dispensaire, lequel gravit actuellement le sentier en direction du fort.

Hubert acquiesça sans desserrer les lèvres. Sans doute aurait-il dû se réjouir d'apprendre que le sacrifice de Robert n'avait pas été vain. En réalité, il ne pouvait s'empêcher de penser que si Louis n'avait pas été en difficultés, pour une raison qu'il se fichait de connaître, le Loup Blanc chevaucherait toujours parmi eux.
Il conduisit Grand Vent contre le flanc du destrier de Robert et, sans se soucier du sang qui maculait le harnachement de l'animal, changea de selle. Il perçut tout de suite la frayeur et l'épuisement du cheval mais ce n'était pas important. Il était bon cavalier et de la sorte, il serait au même niveau que les autres membres de l'escorte.
Il noua ensuite les rênes autour du pommeau de la selle de Grand Vent.
Va en tête de convoi, pousse les chevaux. Il faut accélérer le train.
Puis il l'envoya le long de la sente, d'une claque amicale sur la croupe. En le voyant gravir la pente sans difficultés, il songea à la chance qu'il avait d'avoir un tel compagnon de route. Puis il se retourna pour mesurer l'avance dont ils disposaient encore. Sans doute aurait-il une nouvelle occasion de trancher dans le vif avant d'atteindre le refuge du fort.

Il nota que bien des officiers, bien des sous-officiers lui jetaient des regards à la dérobée. Néanmoins, il n'y eut que Guillermo pour venir à sa rencontre.
-Les civils sont au fort, les rôdeurs et les éclaireurs sur les remparts. Conformément aux consignes données par Robert, les chariots de passagers se sont avancés au-delà de la passe, à l'exception du dispensaire et de l'intendance qui es sont engagés sur le sentier. Le train de bagages les suit. La pente étant raide et les chevaux épuisés, j'ai pris la liberté de faire mander des volontaires pour pousser les véhicules. Il faut prévoir cinq minutes d'ascension.
Cinq minutes, il n'en faudrait guère plus aux Écorcheurs pour les rejoindre. Ils avaient cependant ralenti leur allure : ainsi ne gaspilleraient-ils pas toutes leurs forces dans l'ascension et en garderaient-ils une bonne partie pour la bataille qu'ils escomptaient bien engager...

Hubert opina du chef. Il n'était pas surpris que le chef mercenaire ait pris les choses en main : l'avoir à leurs côtés était une chance, il avait l'habitude de ce genre de situations, avec ses risques et ses morts, alors qu'ils se comportaient tous comme des enfants.
" Savez-vous si quelque chose est prévu pour bloquer le passage une fois que nous aurons franchi l'enceinte ? Et si les cochers et les chevaux des chariots de passagers ont pu rejoindre le fort ?"

-Pas encore : aux dernières nouvelles, ils dételaient les animaux pour pouvoir gravir le chemin juste après le train de bagages. Quant à bloquer le passage, l'escouade dirigée par Frida s'est apparemment démenée pour essayer de remettre les portes en place, dans l'espoir qu'elles tienne bon le temps qu'on en fabrique de nouvelles à partir des matériaux fournis par des chariots. Il était également question que les clercs posent des glyphes de garde et que les archers tirent sur les assaillants. Depuis les remparts, on a manifestement une bonne vue sur le sentier.

" Très bien. Nous allons probablement devoir les retenir une ultime fois."
Il se tourna sur sa selle pour surveiller à nouveau la progression des Ecorcheurs. A sa gauche, le soleil était encore à moitié caché par les murs de roche de la passe. Il sentit une bouffée de déception l'envahir. Il avait espéré mieux de cette aube. Beaucoup mieux.
" Ils ont l'air de diviser leurs forces. Pensez-vous que nous puissions nous contenter de suivre les chariots, ou devrions-nous nous arrêter pour les recevoir ? Nous avons la pente pour nous, mais si nous chargeons, vu l'épuisement de nos bêtes, nous ne remonterons pas. Peut-être pourrions-nous leur larguer un chariot ou deux dessus, cependant... ou déloger des rochers dans le sentier, s'il y en a..."

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une route oubliée