La Couronne de Cuivre

Ses écuyers rentrèrent peu après et lorsqu'il annonça la nouvelle à Ruth, celle-ci en resta pantoise.
-Moi ? Dans une bibliothèque ?
Elle éclata de rire.
-C'est tellement comique que rien que pour ça, j'aurais tout de suite voté pour ! Mais surtout, j'espère que j'arriverai à trouver des trucs bien et à faire gagner du temps aux autres. Parce que si elle est grande, cette bibliothèque, la fouiller va être hyper long ! Quand je vois que je mets des plombes à dénicher un bouquin dans celle de la Communauté, alors qu'elle est toute petite...

" Mais tu feras exactement ce que te dit Albérich, d'accord ? dit le paladin, soudain un peu inquiet des frasques de la gamine. Il ne s'agira pas de tout toucher, tout secouer, tout... marteler... Je sais que tes méthodes ont fait leurs preuves, mais... Je ne voudrais pas que toi et moi tombions ensuite en disgrâce..."

Ruth eut une moue presque choquée.
-Mais, m'sire, je fais pas que ficher le bazar ou cogner sur tout ce qui bouge ! Hier, j'ai fait ce qu'il fallait, non, quand vous m'avez demandé de choisir un bâtiment... Et je crois pas que Giovanni se soit plaint de mon comportement pendant nos fouilles...
Elle secoua la tête.
-Mais bon, je vous promets que je ferai tout ce que me dira Albérich, que je ne ferai pas ce qu'il ne me dira pas de faire, et que je serai sage comme une image.

" Je n'en doute pas une seule seconde." dit le paladin avec le sourire.
Il se tourna vers Alban.
" Si tu as envie d'accompagner, je suis certain que nous pourrons négocier ça avec Gabriel. Tu rends service, très gentiment, depuis un certain temps, mais tu as aussi le droit de faire d'autres choses..."

Le gamin marqua une longue hésitation.
-C'est très tentant, messire, et je vous remercie beaucoup pour cette proposition, dit-il finalement. Mais... Je ne crois pas que je doive venir. Si Ruth est mobilisée, c'est parce qu'elle pourra se rendre utile. Si je me joins au groupe, ce sera uniquement une faveur, et ça pourrait donner un mauvais exemple. Et puis...
Il parut embarrassé.
-Il faudra quelqu'un pour remonter le moral des jumeaux. Ils vont être tristes que votre plan soit annulé, au moins temporairement.

" En quoi mon plan est-il annulé ? demanda Hubert, un peu perplexe. Ils vont toujours à l'école le matin, et sont entraînés par Ted l'après-midi, je suppose... C'était quand même ça l'idée... Vous ne deviez intervenir que dans les moments de creux, mais... si tu es toujours là... et que Ruth n'est de sortie que les après-midi... Je ne vois pas ce que ça change au plan. J'ai dit qu'ils allaient devenir soldats, pas écuyers."

-Sauf votre respect, messire... fit le garçon, toujours aussi gêné. Maître Giovanni ne sera plus là les après-midi : il ne les verra donc plus s'entraîner, ce qui enlèvera une bonne partie de son poids à cette mesure. De surcroit... J'ai le sentiment que l'escouade de la bibliothèque rentrera très tard chaque soir puisque, contrairement aux expéditions à l'extérieur, elle n'est pas limitée par l'heure à laquelle tombe la nuit. Par conséquent, Maître Giovanni n'assistera plus non plus aux séances à l'armurerie, lesquelles se produisent ordinairement avant le repas.

" C'est vrai que cela retarde notre plan de quelques jours... Mais le groupe de la bibliothèque sera tenu de rentrer en même temps que l'équipe d'Etienne. Peut-être Giovanni réalisera-t-il combien des assistants lui seraient utiles, parmi tous ces livres... Je sais que c'est décevant... mais nous sommes obligés de songer avant tout au bien de la communauté, et il ne s'agit que de quelques jours... Quatre, cinq au maximum. Si vos amis sont à ce point déterminés à avoir gain de cause... Ils doivent se montrer patients. Je sais que ce n'est pas le fort de ce genre de tempérament, mais... voilà."

Alban parut catastrophé.
-Oh mais, messire, je suis bien conscient de tout cela... L'exploration de la bibliothèque est une priorité, je n'ai jamais voulu dire le contraire...
Il chercha ses mots.
-Simplement, il faudra bien quelqu'un pour leur expliquer ce que vous venez de dire. Pour certains enfants, quatre ou cinq jour constituent une éternité. Et j'ai l'impression que les bardes... même les bardes en herbe... sont un peu extrêmes dans leurs émotions, que pour eux c'est tout blanc ou tout noir, tout de suite ou jamais... Je me portais donc volontaire pour leur expliquer que non, tout n'est pas perdu, que non, leur vie n'est pas gâchée et que non, ce n'est pas la fin du monde.

" Misère." dit simplement le paladin.
Diable, il s'était toujours trouvé sanguin, mais il réalisait qu'il y avait des extrêmes autrement plus extrêmes que lui...
" Bon, et bien... Je te remercie pour ton... dévouement, alors. Mais par égard pour toi... Je tâcherai de travailler Giovanni un peu plus au corps... Demain soir, par exemple... En fonction de son état..."
Après tout le barde serait peut-être d'humeur massacrante.
" Mais je vais vous laisser, à présent... si vous n'avez plus de questions..."

-Nous en avons une, messire.
Les deux écuyers s'entreregardèrent.
-Ou pouvons-nous... hum...
-...vous trouver la nuit, quand vous n'êtes pas dans votre chambre ?

Le paladin sentit le sang se pétrifier dans ses veines et son visage changer de couleur sans qu'il ne puisse exercer le moindre contrôle sur lui-même. Même dans la pénombre, les enfants ne pouvaient qu'avoir remarqué son malaise subit, et il demeura figé et stupéfait pendant plusieurs secondes. Que diable allait-il pouvoir leur répondre ? Comment s'en étaient-ils rendus compte ? Le cherchaient-ils pendant la nuit ? Ne pouvaient-ils pas... utiliser leur propre porte s'ils devaient aller aux latrines ?
" Vous avez souvent besoin de moi la nuit ?" finit-il par demander.

Alban avait lui aussi viré au cramoisi. Apparemment, mettre son maître dans l'embarras le gênait extraordinairement.
-Oh non, messire. Jamais, en fait. Enfin...
-Presque jamais.
Ils s'entreregardèrent et ce fut Ruth qui conclut.
-Mais voilà : quand quelqu'un toque à votre porte au milieu de la nuit et que ça ne vous réveille pas mais que ça nous reveille nous ben... On vous cherche, parce qu'on se dit que ça peut être important.

" Qui a frappé à ma porte au milieu de la nuit ?" demanda aussitôt Hubert, sans réellement songer à détourner la conversation.

-Nous ne savons pas, messire.
-Et on est même pas tout à fait sûrs que ça ait frappé. Mais on a été réveillés tous les deux en même temps, on a eu la même impression et il nous a semblé entendre quelqu'un s'éloigner dans le couloir.
-Comme cela pouvait être important et comme vous ne vous leviez pas, je me suis permis de venir dans votre chambre... qui était vide. J'ai attendu un moment votre retour mais comme je commençais à dormir debout, je suis retourné me coucher.
-Et si on vous en parle que maintenant, ben... C'est parce qu'on est pas totalement sûrs de notre coup.
-Et la personne qui voulait vous parler l'a sans doute fait aujourd'hui.

C'était extrêmement curieux. Qui donc avait pu le chercher au milieu de la nuit ? Quelqu'un qui n'en avait rien dit le lendemain, en tout cas... Mais les enfants attendaient toujours leur réponse.
" J'ai décidé d'aller dormir près d'Albérich, dit finalement le paladin. Nous avons souvent des choses à discuter le soir et... c'est plus facile comme ça..."
C'était le seul registre où il s'était jamais autorisé à mentir, mais il ne voulait pas trahir les enfants. Il avait l'impression que sa réponse était... suffisamment véridique.

Alban acquiesça : la réponse semblait le satisfaire pleinement. Ruth, en revanche, paraissait peu convaincue.
-Nous autorisez-vous à venir vous prévenir si l'on toque à nouveau à votre porte en pleine nuit ?
-Nous autorisez-vous à inviter les jumeaux à dormir ? enchaîna son amie d'un ton dégagé. On a plein de choses à leur dire le soir et ce serait plus pratique.

Sale gamine, songea le paladin.
" Les jumeaux peuvent venir dormir de temps en temps... comme des invités, dit-il finalement. Mais seulement si vous ne faites pas du chambard, et pas de manière permanente. Ce ne sont pas mes écuyers, et ils ont une mère. Si vous en êtes en manque de dortoir... Ça doit sûrement pouvoir s'organiser."

Ruth croisa les bras.
-Oh, on tient certainement pas à avoir des concurrents et on est bien contents d'avoir une chambre pour nous deux, répondit-elle sur le même ton. Mais c'est juste que voilà, on a beau se voire en journée, comme vous et Albérich... Ben, vous l'avez dit vous même : c'est plus pratique de dormir ensemble pour discuter.
Alban paraissait abasourdi.

Hubert sentait qu'il ne garderait pas son calme très longtemps. Il croisa les bras à son tour puis poussa un bref soupir.
" Tu peux déjà discuter avec Alban. Suis-je censé discuter avec les murs ?"

Elle leva les yeux au ciel.
-M'sire, j'suis pas bête. Et pas aveugle.
Elle soupira.
-Ça me regarde pas, je sais. Et je suis insolente : je sais aussi, et je m'en excuse. Mais je suis un peu triste que vous ne nous fassiez pas assez confiance pour nous dire la vérité.
-Ruth ! s'exclama Alban, scandalisé.

Hubert se sentait mortifié. Cette gosse ne réalisait pas ce qu'elle était en train d'exiger de lui, à quel point c'était impossible, et à quel point, aussi, l'idée qu'elle ait pu comprendre exactement de quoi il retournait le rendait malade. Il agit alors impulsivement, mais il ne pouvait pas faire autrement pour limiter les dégâts. Il accusa le coup puis sortit de la pièce, sortit dans le couloir, et partit vers les remparts.
Il était parfaitement conscient de caractère irréfléchi de son comportement, mais c'était hors de son contrôle. Comment diable Ruth avait-elle pu le percer à jour ? Disposait-elle de... de pouvoirs dans ce registre également ? Elle ne lui avait jamais fait l'effet d'être la gamine la plus subtile qui soit, alors comment ? Etait-ce Alban, plus fin, plus observateur, qui lui en avait parlé ?
Il se sentait sale et désoeuvré, il avait la conviction, désormais, qu'il ne pourrait plus se coucher. La soirée avait été épouvantable de bout en bout, depuis le début du conseil jusqu'à cet espèce d'interrogatoire. La mélancolie qui l'avait frappé plus tôt revint en force, et il s'appuya sur les créneaux pour regarder la nuit. Il fallait qu'il fasse le vide, qu'il se calme. Qu'est-ce qui lui avait pris d'approcher Albérich alors qu'ils étaient au coeur d'un groupe qui vivait dans une promiscuité insupportable ? Avec des gosses dans la pièce à côté ? Avec mille regards, mille chuchotements ? Qu'est-ce qui lui avait pris aussi de rejoindre cette communauté, ce projet qui ne le concernait en rien ?
Il frissonna. Il devait se reprendre. En faisant le tour de l'enceinte jusqu'à l'aube, par exemple. Demain était un autre jour. Lathandre viendrait à son secours.

Mais il n'arpentait pas le chemin de ronde depuis vingt minutes que quelqu'un s'approchait de lui. Pas l'une des sentinelles qui, par duo, le croisaient régulièrement et le gratifiaient d'un salut silencieux. Non, ce fut Étienne.
-Hubert... l'appela-t-il à mi voix.
Il avait l'air à la fois embarrassé et déterminé.
-Je comprends que tu veuilles rester seul, ne parler à personne mais... Je crois que ce ne serait pas une mauvaise chose si nous discutions.

Le paladin leva les yeux et grimaça. Les gosses étaient allés trouver Etienne. Il ne manquait plus que ça. Mais c'était inhérent à cette communauté : rien ne restait jamais privé, tout circulait dans les couloirs, il fallait rendre des comptes, sans cesse, du plus petit écart. Il le savait, dans le fond, il ne pouvait pas feindre la surprise. Aussi ravala-t-il son soupir et se tourna-t-il vers le chevalier.
" De quoi ?" demanda-t-il, le plus calmement possible.

Le chevalier soupira.
-Je ne vais pas être long, rassure-toi.
Il s'accouda au créneau voisin, fixant quelques instants les ténèbres, silencieux.
-Ruth est au courant pour Louis et moi. Elle est au courant, aussi, pour Agathe et Rebecca. De même qu'elle a le chic pour découvrir des trésors ou des bibliothèques, elle a le don pour débouler à l'improviste. Et il faut reconnaître, aussi, que les gens comme nous se cachent un peu moins au sein de la Communauté, qui se veut accueillante pour tous... Bref, après avoir surpris ce genre de scène en deux occasions, elle a posé des questions et il a bien fallu lui expliquer. Elle a écouté, a paru surprise, a acquiescé, a dit "D'accord" puis s'en est retournée tranquillement.
Il sourit.
-Je voulais juste te dire qu'ici, nous ne sommes pas des parias. Nous n'avons pas à avoir honte. Nous ne nous affichons pas, pour ne pas choquer, mais nous ne nous terrons pas non plus. Même si, pour plusieurs d'entre nous, ce réflexe est toujours présent : tout le monde n'est pas Antélucien.

La tirade du chevalier n'apaisa pas réellement le paladin — une autre personne au courant, par qui, Giovanni sans doute, c'était de bonne guerre, il ne devait plus se faire d'illusions. Mais il ne pouvait pas en vouloir à Etienne d'essayer d'aplanir les choses. Il resta silencieux un long moment, sans le regarder, avant de reprendre la parole.
" Ma vie privée est ma vie privée, et comment la gérer ne regarde que moi. Je ne serai pas contraint à la dévoiler à cause de l'indiscrétion et de l'impertinence d'une gamine."

-D'une gamine qui, la nuit dernière, a dissuadé Alban d'aller réveiller Albérich pour savoir où tu étais. D'une gamine qui, aussi maladroite soit-elle, t'a pour le coup évité une situation très embarrassante.
Il soupira.
-Écoute, vouloir garder secrète ta vie privée est ton droit le plus légitime. Mais espérer que tes écuyers ne se rendront compte de rien alors qu'ici, nous vivons un peu moins cachés... C'est une illusion. Tout comme espérer que nous autres ne remarquerons rien est une illusion. Si tu veux vraiment que rien ne se sache, ce que je peux très bien comprendre même si je trouve cela triste, il te faut... prendre les mesures qui s'imposent et te montrer encore plus discret que tu ne l'es déjà.
Il se redressa.
-Ruth est avec moi cette nuit : elle est consciente d'avoir mal agi et a besoin qu'on la réconforte. Alban n'est au courant de rien, ne comprend rien et je ne compte pas me mêler de tes affaires en lui parlant. A toi de trouver une histoire crédible.
Et il s'en alla.

Hubert resta légèrement décontenancé par la réaction d’Etienne. Sans doute le chevalier avait-il pris pour lui sa remarque un peu acide, alors qu’elle visait Ruth avant tout. Il lui semblait nécessaire, crucial même, que la gamine apprenne que sa franchise était malvenue dans bien des situations. Il était conscient, dans le même temps, qu’il devrait reparler à Etienne, reparler à la gosse, que les choses ne pourraient rester en l’état. Mais il ne s’en sentait pas la force à l’instant même. Il était tard, c’était la nuit – son mauvais moment – et trop de choses bouillonnaient en son sein.
Il aurait aimé que les choses soient simples, comme Etienne le voulait, mais ce n’était pas possible. Ils n’avaient pas le même parcours, le jeune Fontbrune avait vécu à Antelucas, il ne pouvait pas comprendre qu’un brusque changement de décor n’effacerait jamais toutes les douleurs du passé, les appréhensions et les silences. D’autant qu’Hubert n’était pas seul à être impliqué, il y avait aussi Albérich, et le Luménien était seulement en train de se découvrir une certaine sensibilité.
Il frissonna. Il voulait rester dehors, laisser l’hiver l’engourdir et effacer les heures précédentes. Mais il ne pouvait pas : Alban était perdu et il devait aller à son secours. Aussi retourna-t-il vers l’intérieur de la forteresse.

En réalité, Albérich avait été réveillé par le bruit émanant de la petite chambre, malgré les tentatives des enfants de rester discrets. Il se porta donc au chevet d’Alban le premier, encore vaseux et ignorant tout de ce qui venait de se dérouler...

Le garçon était étendu sur sa couche, bras croisés sous la tête et yeux rivés au plafond. Il n'avait pas soufflé la bougie et ne semblait pas prêt de s'endormir.
-Mince, on vous a réveillé avec tout ça... souffla-t-il.
Il avait oublié de lui donner du monseigneur, c'était dire.
-Messire Hubert et Ruth se sont disputés et ont filé chacun de leur côté, conclut-il simplement.

Albérich eut un sourire un peu incertain et s'assit sur le sol.
" Vu le tempérament de ces deux-là, ce n'est sûrement ni la première fois, ni la dernière fois que cela arrive. J'espère que ce n'est pas encore à cause de la bibliothèque... même si je peux imaginer que Ruth ne voit pas la chose avec un enthousiasme débordant..."

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une cité perdue