La Couronne de Cuivre

Il secoua la tête.
-Non. Quand j'ai regardé, je t'ai juste aperçu toi, ainsi que Victor qui courrait. Mais je pourrai témoigner vous avoir vus sortir du terrier avec le doudou.
Il eut une grimace subite.
-A mon avis, ils vous croiront et n'auront qu'une hâte : explorer à leur tour ces tunnels. Peut-être faudrait-il qu'on en condamne l'accès, parce que si ses enfants reviennent tous dans le même état que vous, Guilhem sera furax.

" De toute façon, c'est beaucoup trop dangereux, au-delà de l'aspect vestimentaire. Il n'est pas question que les enfants soient exposés à un prédateur culotté au point de venir voler quelque chose sur le pas de la porte !"
Callie souriait.
" J'y pense... Je pourrais le dessiner, proposa Baptiste. Comme ça, on l'aurait bien en mémoire... Et puis comme toi, tu sais raconter les aventures...
— Tu pourrais tout mettre en dessins ! Nos aventures ! Tu dessines vite ? Bien ?
— Je crois que ça va plus ou moins..."

Taliesin s'autara un nouveau sourire avec d'autant moins d'hésitation que ne pas le faire aurait été suspect. Les gosses savaient que Galathée et lui espéraient qu'ils viennent à mieux s'entendre : quoi de plus normal, dés lors, que de se réjouir face à leur entente du moment ?
-Gal, je crois qu'on va être en vacances jusqu'à demain soir ! dit-il d'un ton joyeux. Pendant qu'ils prépareront leur récit, que ce soit en paroles ou par des dessins, nous pourrons nous reposer tout notre saoul !

" Tu parles. Nous ne pourrons pas déranger les artistes. Il faudra donc que nous nous chargions du nettoyage, de la cuisine, de la lessive, du potager, du rangement... Dois-je continuer là ma liste ?
— Oh, je suis si fatiguée, intervint Callie, presque théâtrale.
— On pourrait peut-être...
— Non, non, Galathée a raison. Ils ont rien d'autre à faire, de toute façon, tandis que nous, on doit rédiger tout ça !"

Il était ravi : entendre Victor dire "nous", les voir prêts à collaborer encore... Bon, il ne fallait pas se laisser griser par cet état de grâce, sous peine, peut-être, d'endurer une sévère douche froide avant longtemps. Néanmoins, il fallait saisir les opportunités tant qu'elles se présentaient, et surtout quand elles pouvaient amener Baptiste, pour une fois, à ne pas faire que travailler.
-Je serais mal placé pour dire qu'il ne faut pas respecter la quiétude d'artistes en plein travail. Alors ne vous en faites pas, on se chargera de ce qu'il y a a faire.
Si ces premiers bons résultats se confirmaient, c'est avec plaisir qu'il affronterait le surcroit de labeur.

Galathée haussa les sourcils.
" Je vois que vous avez le barde de votre côté. Très bien. Je ne dirai donc absolument rien."
Victor se dirigea vers la maison.
" Je vais chercher du papier ! Et des trucs pour écrire et dessiner ! Je reviens."
Baptiste croisa les bras sur la table.
" Il avait quand même une couleur très bizarre, ce blaireau."

Il fallait espérer que personne, en voyant les dessins, ne noterait qu'il s'agissait d'un blaireau céleste... Le risque lui semblait faible mais, de toute façon, il avait pour l'heure une crainte beaucoup plus immédiate.
-Victor, fait gaffe à ne pas mettre de la boue de partout... lança-t-il avant que le gamin ne soit trop loin pour l'entendre - ou assez loin pour faire semblant de ne pas l'avoir entendu. La maison est à peu près propre...

Victor était déjà à l'intérieur, mais Taliesin l'entendit se dépêtrer de sa veste et de ses bottes avant qu'il ne cavale jusqu'à la réserve, où se trouvaient leur matériel divers. Il en ressortit quelques secondes plus tard, claqua la porte et déboula dans le jardin en chaussettes.
" Si vous vous laviez, tous les deux, avant d'entreprendre vos grandes créations. Vos vêtements ne sont pas les seuls à avoir besoin d'un bon nettoyage. Je propose que votre mécène supervise tout ça, d'ailleurs."

Après de heures mine de rien riches en émotions, il n'aurait pas été contre se poser un peu. D'un autre côté, la rodeuse avait raison : ils avaient besoin d'un bon bain. De surcroit, il serait intéressant de continuer à observer leurs interactions, de voir si, l'euphorie de l'aventure retombant peu à peu, elles restaient au beau fixe ou recommençaient à se dégrader.
-Allez les gars, on y va. Dites-vous qu'au moins, vous n'aurez plus à faire ça après le repas.

Comme prévu, Victor ronchonna tandis que Baptiste montait docilement les escaliers. Une fois parvenu à l'étage, ils se déshabillèrent rapidement et quelques minutes plus tard, Galathée apporta les premiers seaux bouillantes, qu'ils mélangèrent avec l'eau froide contenue dans les tonneaux. Chacun s'arrogea évidemment un baquet, et ils se mirent à se laver. Comme Baptiste semblait avoir envie de mitonner, Victor le pressa avec ses projets de grande épopée et le gamin s'exécuta sans protester, avec bonne volonté. Ils furent propres en moins de temps qu'il ne faut pour le dire, se dénichèrent des tenues encore fraîches puis regagnèrent le rez de chaussée. Galathée et Callie avaient levé le camp, aussi profitèrent-ils de la table où ils s'étalèrent en quelques minutes.

Taliesin demeura un moment en leur compagnie, terminant les travaux de couture les plus urgents - le nécessaire était resté sur place. Puis, discrètement pour ne pas les déconcentrer, il s'absenta à plusieurs reprises afin de mener à bien les autres tâches du jour : vérifier si les draps étaient secs et les ranger, laver les frusques boueuses - dont les siennes, ce qui effaça toute preuve compromettante - et les étendre, s'occuper de l'un ou l'autre des jumeaux... Bref, il s'efforçait d'agir comme il l'aurait fait s'il avait été totalement extérieur à ce qui s'était produit.

Mais les garçons lui demandèrent bientôt purement et simplement de s'éloigner. Ils voulaient que leur récit soit une "surprise" et craignaient l'oeil baladeur d'un "espion". Victor était le maître d'oeuvre, Baptiste dessinait le plus vite qu'il pouvait sous sa guidance, puis le premier rédigeait son texte avec une mine concentrée. Galathée finit par réquisitionner le barde en cuisine.
" Verdict ?"

-Pour l'instant, les résultats semblent quasi miraculeux. Ils ont eu plus d'interactions en quelques heures qu'en des veilles entières, et ce sont de chouettes interactions. Ça fait donc plaisir à voir.
Il sourit.
-Cependant, j'ai un peu peur qu'il ne s'agisse que d'un état de grâce et qu'il ne dure pas très longtemps. Mais au moins, à présent, ils ont vécu de bons moments ensemble, ont de beaux souvenirs à partager, et j'ai espoir que cette aventure les ait aidés à dépasser un blocage, à franchir une étape.

Galathée acquiesça, lui fit goûter la soupe, sourit doucement.
" A moins qu'ils ne s'accrochent au moment du récit, je pense qu'ils en garderont quelque chose. Mais de toute façon, nous n'avons jamais imaginé qu'ils deviendraient les meilleurs amis du monde, si ? Je veux dire... Ça pourrait arriver, mais si ça survenait brusquement maintenant, après une unique interaction... Ce serait plutôt inquiétant, tu ne crois pas ?"

-Je ne sais pas... Baptiste avait très envie qu'ils s'entendent bien, il a déjà fait des démarches en ce sens. Et sans doute Victor le souhait-il aussi, au fond, tout en étant... bloqué, quelque part. Et puis, même si leur histoire commune est mouvementée, j'ai du mal à croire qu'ils n'en aient pas le moindre bon souvenir... Qui sait si cette péripétie ne les aidera pas à s'en rappeler ?
Il haussa les épaules.
-Mais nous voulions juste donner un petit coup de pouce à leurs relations... Je crois qu'on a réussi. Le reste viendra probablement avec le temps.

" Oui. Je pense que notre stratagème a payé... Et nous le leur raconterons dans vingt ans, promis."
Elle lui jeta un petit regard en coin.
" Cela dit, j'ai l'impression que Baptiste a de gros doutes... Les blaireaux que tu invoques... Ils n'ont pas des allures de blaireau, je parie. Est-ce que les créatures célestes, comme ça, elles ne sont pas dorées ou argentées ?"

-Si, ça arrive souvent. Et si elles ressemblent beaucoup aux créatures ordinaires, elles n'en restent pas moins plus grandes, plus majestueuses...
Soupir.
-Je pense aussi que Baptiste se doute de quelque chose. Mais est-ce vraiment un problème ? Il a envie de rester parmi nous, et je crois qu'il préférerait devenir l'un de nos enfants plutôt que de demeurer une manière d'ouvrier agricole... Alors pourquoi nous dénoncerait-il ? Au contraire, il pourrait être touché de voir qu'on déploie de grands efforts afin que ça aille mieux avec Victor...

" Je crois aussi. Mais sans doute aura-t-il envie de nous signifier qu'il n'est pas dupe. Même si les choses l'arrangent, ça reste un enfant, il a sûrement envie de nous prouver qu'il n'est pas né de la dernière pluie..."
Elle abandonna un instant ses fourneaux pour enlacer le barde et poser un tendre baiser sur ses lèvres.
" Mais va donc leur demander de ranger leurs affaires. Ils ont la matinée, demain, pour peaufiner leur travail, avant le retour de leurs camarades et la nuit commence à tomber. Ils vont prendre froid et leur papier va souffrir, s'ils restent dehors."

Il acquiesça.
-J'y vais.
Ce qu'il fit, mais pas avant d'avoir échangé avec elle un nouveau et long baiser. Tout en se dirigeant vers le jardin, il se dit que Victor récriminerait comme de coutume. Mais les arguments de la rôdeuse, qu'il comptait bien réemployer, étaient indubitablement fondés...

Pour une fois, les gamins ne protestèrent pas. La température avait chuté, comme la lumière, et ils étaient en train de se dire qu'ils allaient remballer, de toute façon. Ils cachèrent au barde ce qu'ils avaient fait, puis se replièrent vers l'intérieur. Victor emmena leurs travaux vers l'étage tandis que Baptiste allait prêter main forte à Galathée en cuisine. Si bien que lorsque le petit garçon redescendit, il commença à mettre la table avec le barde, sans même songer à grommeler.

Décidément, c'était la journée de tous les miracles ! Et il fallait en profiter, car il n'était pas certain que le lendemain se déroulerait de la même façon. En revanche, il était confiant en ce qui concernait la soirée : vu leur petit nombre, vu l'entente entre les deux garçons et leur bonne humeur, elle promettait d'être aussi agréable que paisible. Même le coucher serait bien moins épique que de coutume, puisqu'il n'aurait pas toute la marmaille à gérer et que des ablutions ne seraient pas nécessaires. Ensuite, il y avait une bonne nuit de repos en perspective, ce qui ne serait pas de trop au regard des précédentes, plutôt agitées et raccourcies.

Une fois la table mise, Victor alla chercher Callie, qui avait regagné sa chambrette. La demi-elfe les rejoignit juste au moment où Baptiste et Galathée apportaient le souper. Vu ce qu'ils avaient mangé à midi, le repas du soir était plus léger, composé de quiches et de salade mélangée, précédées d'une soupe aux pois riche et odorante.
" Et bien... On ne m'avait pas menti. Dès que je serai un peu plus en forme, il faudra que je fasse de l'exercice, sinon je risque d'être cantonnée aux travaux de bureau à mon retour à Luménis. Le cauchemar..."

-Je comprends que ce ne soit pas l'aspect du métier qui vous tente le plus, d'autant qu'on fait difficilement plus horrible que la paperasse, répondit-il, souriant. Mais soyez rassurés : jusqu'à l'hiver, les tâches physique ne manqueront pas. Et si c'est à la discrétion que vous souhaitez vous entraîner, je suis certain que vous trouverez une foule de volontaires entousiastes pour vous y aider.
Participer aux exercices d'un agent secret... Les gosses allaient adorer.

" Je pensais davantage à de l'athlétisme ordinaire... Avec le petit bois que vous avez ici, il doit y avoir moyen de faire du cross...
— Mais interdit de rentrer dans la maison quand on est plein de boue !" s'exclama Baptiste.
La jeune femme rit.
" J'ai toujours trouvé très peu fonctionnel d'installer les salles d'eau à l'étage, surtout à la campagne. Mais j'imagine qu'il doit y avoir un abreuvoir...
— Il y a des seaux et le puits.
— Mais il est gelé en hiver.
—*Bah ! C'est pas à moi que ça va faire peur !"

Et bien, elle n'avait pas froid aux yeux ! Mais du moment que sa témérité n'incitait pas les gosses à jouer les durs et à se lancer des défis idiots, ma foi...
-Autrement, vous avez la rivière, du moins tant qu'elle n'est pas prise par les glaces. Évitez juste d'y plonger à l'endroit où elle longe le verger : c'est bourré de sangsues, par là-bas.
Elle allait probablement rétorquer que cela non plus ne l'effrayait pas. Enfin, au moins, il l'aurait prévenue.

" Ah, beurk, dit la jeune femme. Comme si j'avais besoin de ça... Déjà qu'il m'en reste pas des masses, du sang, j'ai pas l'intention de l'offrir en pâture à des saletés.
— Elles ont des usages médicinaux, fit Baptiste.
— Tu m'en dirais tant.
— Et Taliesin en fait une délicieuse confiture. Spécialité mélandienne."
La demi-elfe regarda le barde avec une grimace.
" Je te crois sur parole. Mais j'aime pas tellement la confiture."

Il adressa à la jeune femme un sourire désarmant.
-Ce n'est pas grave, elles entrent également dans la composition de certains pâtés. Et tout le monde aime le pâté, n'est-ce pas ?
Il faillit ajouter qu'il en avait fait mijoter quelques-unes dans la soupe mais il s'abstint car ça n'aurait pas été très raisonnable : les enfants, Victor en premier lieu, auraient pu suivre le mouvement et les dieux seuls savaient quand ça se serait arrêté.

" C'est sûrement plutôt bon pour ce que j'ai, en fait. Il parait que les sauterelles aussi, c'est bon. Et les larves. Et certaines chenilles, rôties au feu de bois. En fait, en cours de mission, il m'est déjà arrivé de bouffer des trucs innommables. On ne peut pas toujours anticiper sur ce qu'on va trouver... Y'a plein de trucs répugnants dans les égouts luméniens, par exemple. Et certains sont comestibles."
Victor paraissait dégouté. Baptiste, par contre, arborait un petit sourire de circonstance.
" Je crois que nous allons nous contenter d'oeufs frais, de fromage maison, de poiré du verger et de salade du potager.
— Ça me dit bien, à moi aussi."

-Quel déprimant classicisme... ne put-il s'empêcher de soupirer tout en levant les yeux au ciel.
Puis il sourit et se concentra davantage sur son repas. A son avis, Callie ne tarderait pas à être adoptée par tous les mômes de la ferme : elle avait de la répartie et des choses passionnantes à raconter, sans compter son habitude des grandes fratries... Lui-même l'appréciait assez et ne doutait pas que ce serait également le cas des autres adultes. Enfin, sauf quand elle serait à l'origine de quelques bêtises, de quelque chambard, ce dont elle lui semblait susceptible...

Le repas se termina sans grands événements. Callie se proposa à la plonge, Victor décida de l'aider, Baptiste et Galathée se chargèrent des restes et du rangement, tandis que Taliesin avait pour charge de surveiller les bébés. Privés de doudou proverbial, ceux-ci semblaient d'humeur chagrine et il dut leur faire des risettes pour conserver leur bonne humeur jusqu'au retour de la mère prodigue. Les garçons demandèrent alors s'ils pouvaient profiter d'une histoire avant d'aller dormir. La rôdeuse les envoya d'abord se mettre en pyjama avant qu'ils ne redescendent. Le comité restreint s'installa alors au coin du feu, dans les fauteuils et sur le tapis, pour écouter le conte du soir...

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La ferme Desmoulins