La Couronne de Cuivre

Albérich sourit et lui toucha l'avant-bras.
" Je suis heureux d'avoir pu te dire ce qu'il en était vraiment. Je n'aurais pas aimé qu'il reste des choses tues entre nous. Je vais essayer de ne pas prendre l'habitude de revenir sur ma parole, mais dans ce cas précis, je pense que c'était nécessaire et que j'ai bien fait. J'espère que Bastien verra les choses ainsi, lui aussi. Je serai parti avant de pouvoir lui expliquer mes raisons... Mais je pense que si tu dois le soutenir, et te montrer peut-être plus stoïque que tu ne l'es en réalité, ça vaut aussi la peine de partager ton... ton trouble avec lui. Un peu. Enfin, je n'en sais rien. Je n'ai jamais été père, et encore moins grand-père, je ne devrais pas te donner des conseils."
Il eut une grimace embarrassée et se frappa le front du plat de la main.
" Désolé, déformation professionnelle."

-Oh, il n'y a pas de mal ! D'autant que cette déformation a été très utile, non ? Et puis, je ne suis pas étranger au phénomène : il m'a fallu bien longtemps pour me départir des habitudes de mon ancienne vie. Et plus encore pour accepter, intérieurement, de laisser mes enfants voler de leurs propres ailes, de les laisser partir, se faire leur propre expérience loin de mes avis... pas forcément avisés. Pas sûr que j'y sois arrivé, d'ailleurs : on reste père pour la vie...
Il fit la moue.
-Même si... Même si je n'ai pas l'habitude de les voir confrontés à semblables souffrances. Je suis un peu démuni en la matière, je dois bien l'admettre. Mais je ferai de mon mieux. Et je suis preneur de tout conseil.

" Je n'en ai pas d'autre." fit Albérich. " Simplement... Je pense que Bastien a besoin de stabilité, de confiance, mais aussi de voir que la situation n'est évidente pour personne. Je pense que de toute façon, tu feras ça très bien. Mes conseils ne sont que des mots pour décrire ce que tu aurais fait spontanément."
Il sourit, jeta un oeil à la fenêtre.
" Je devrais retourner à la garnison. Voir comment les choses se passent là en haut... et préparer notre départ. Je pensais prendre le cheval d'Aubin, si tu n'en as pas besoin..."

César se leva.
-Je t'aurais demandé de le prendre dans tous les cas; Je crois - mais ce n'est qu'une vague impression - qu'annoncer à nos voisins et à notre baronne qu'Aubin est parti sans crier gare mais en laissant son étalon dans le jardin ne serait... pas très crédible. D'autant qu'il y a peu de chances pour que sa mystérieuse destination soit dans la région...

Albérich acquiesça et se leva à son tour. Il étreignit à nouveau son père, cette fois plus brièvement, mais avec moins de gêne.
" Nous serons partis à l'aube. Je reviendrai avec des nouvelles, le plus vite possible... D'ici là, prenez bien soin de vous." fit-il en relâchant le vieillard.

-Et toi de même...
César souriait, s'efforçait de paraître détendu, mais il était trop bouleversé par ce qu'il avait appris pour pouvoir parfaitement jouer la comédie. Tandis qu'il raccompagnait Albérich sur le seuil de la maison, ce dernier pouvait sentir son inquiétude, son indécision. Ou, plutôt, la douleur causée par la décision que le vieil homme avait dû prendre.
-J'espère que tout se passera bien pour vous... dit-il enfin. Merci encore. Pour tout. Qui sait ? Cette histoire ne sera peut-être bientôt plus qu'un mauvais souvenir...

" Fais-moi confiance, papa. Je ferai tout ce que je peux pour que tout ceci soit bientôt derrière nous. Essaie de ne pas trop t'inquiéter... si c'est possible. Et reposez-vous tous les deux."
Il esquissa un dernier sourire, serra la main de son père, puis rejoignit la monture d'Aubin et sur un dernier salut, s'élança au petit trot vers le sentier qui grimpait jusqu'à la garnison. Il espérait que son absence serait de courte durée. L'incertitude était bien pire que les mauvaises nouvelles, souvent.

Douce et les deux autres chevaux étaient attachés dans la cour de l'ancienne garnison. Quant à leurs propriétaires, ils avaient dû guetter son arrivée, car Thibault se tenait sur les marches du perron.
-Alors ? Comment ça s'est passé ? demanda-t-il lorsqu'Albérich eut mis pied à terre.

" Pas exactement comme prévu." fit le Luménien avec un sourire contrit." Même si, en y réfléchissant bien, j'aurais pu deviner qu'il ne pouvait en être autrement."
Il attacha l'étalon d'Aubin à distance respectable de Douce.
" J'ai tout raconté à César. Presque tout. Il ne m'aurait pas laissé sortir de chez lui sans avoir obtenu des réponses, et il y avait droit."
Il alla ensuite vers le perron mais s'immobilisa avant de franchir le seuil.
" Et ici ? Comment... vous êtes vous arrangés ?"

Thibault parut embarrassé. Se racla la gorge. Toussa dans son poing.
-Et bien, heu, ahum... Disons que... Je n'ai pas pu résister à l'envie de... Bref, je l'ai étranglé avant de me rendre compte de ce que je faisais... et on vient de terminer de l'enterrer dans le jardin. Mais regarde le bon côté des choses : on n'a plus à s'inquiéter de lui, au moins !
Il sourit de toutes ses dents.
-On l'a mis dans une chambre. On l'a même installé sur un lit. C'est te dire si on a été gentils.

Albérich sourit mais il ne se sentait pas d'humeur à plaisanter. En même temps, il était heureux de voir que Thibault était pareil à lui-même. Il avait craint que le Sunite ne soit beaucoup plus affecté de se retrouver face à l'homme qui l'avait aimé et trahi. Si ses pulsions de massacre se limitaient à des racontars délirants, c'était parfait. Il n'avait pas ce détachement.
" Thibault, je... je sais que ce que je vais te demander n'est pas très... juste, mais..."
Il soupira.
" Je ne veux pas l'approcher de trop près. Je ne veux pas devoir m'en occuper, le nourrir, l'attacher, l'aider à... pisser. Je ne veux rien avoir à faire avec lui. Je serai du voyage et je préparerai quelque chose qui le gardera calme... ou inconscient, si nous pensons que c'est mieux, mais... je voudrais que ton cousin et toi vous chargiez de lui."

-Aucun problème, répondit le clerc. A vrai dire, je n'ai pas non plus envie de m'occuper de lui, mais... Clovis pourra s'en charger. Il est plutôt stoïque, ce n'est pas pour rien que je lui ai demandé de venir avec moi. Pour le reste... Oui, le garder inconscient tout le long du voyage, c'est probablement le mieux. On sera plus tranquilles, comme ça, on n'aura pas à craindre de mauvais coups de sa part.

" D'accord." dit le Luménien. " Il faudra quand même... lui laisser des moments de conscience, pour qu'il puisse... manger et..."
Il ne put s'empêcher de songer à la manière dont les Sharites l'avaient traité.
" Je ne veux pas que nous l'humilions inutilement."
Il pinça les lèvres.
" Mais si Clovis est prudent, tout ira bien. Nous ne pouvons pas nous permettre de lui libérer les mains, c'est tout."

-Ni les pieds. Et, à mon sens, on ne devrait même pas lui ôter son bâillon... Je ne veux pas te donner l'impression que je suis un bourreau ou un tortionnaire, mais vu ce qui l'habite... Ne pourrais-tu pas, simplement, lui faire boire quelque chose qui ralentirait son métabolisme, le laisserait inconscient un bon moment ? Ce serait peut-être plus charitable, moins humiliant que... De devoir tout faire plus lui.

" Oh... Tu m'en demandes beaucoup..." fit-il avec une grimace. " Mais je vais voir ce qu'il y a dans le garde-manger... ce que je peux faire. Ce n'est pas exactement le genre de philtre dont j'use souvent et je ne voudrais pas le tuer par mégarde."
Il finit par rentrer dans le bâtiment.
" Vous êtes-vous trouvé quelque chose à manger ? J'ai une faim de loup, pour ma part."

-Croyais-tu que nous allions profiter de ton absence pour fouiller dans tes placards, ton cellier, ta cave ? s'exclama Thibault, outré. Nous penses-tu si mal élevés ? Que nenni, mon ami : nous savons nous tenir !
Il lui tapa sur l'épaule.
-En réalité, on a la dalle, mais comme ni Clovis ni moi ne sommes de fins cordons bleus, on s'est dit qu'on allait te laisser te charger de la popote. Ton toit... tes plats, n'est-ce pas ?

" Hum... Je vois..." grommela-t-il en gagnant la salle à manger puis la cuisine. " Moi qui espérais pouvoir souffler un peu, j'en suis pour mes frais."
Il lorgna les bocaux d'Ada, aussi interdit qu'à l'accoutumée, puis finit par en sortir trois au hasard, de couleurs et consistances variées.
" Tu n'as qu'à prendre une casserole et vider ça dedans. Ne me demande pas de quoi il s'agit. Ça se mange, c'est tout. Quant au vin, je te fais confiance pour choisir, tu es sûrement aussi fin connaisseur que moi, et tu connais mieux les cépages de la région."
Puis il se pencha sur les herbes. Préparer un mélange efficace, bien dosé, allait demander un certain travail... et un poil d'optimisme.

-Et voilà qu'à peine nos retrouvailles scellées, tu te mets à m'exploiter comme un domestique... lança le Sunite,, joyeux. Je m'en souviendrai lors de ta prochaine visite à Dansedunes, et te ferai nettoyer mes frusques, tiens...
Sans plus tarder, il se mit en devoir de vider les bocaux, de mettre le tout à chauffer. Puis, sifflotant, il quitta la pièce, gagna la cave. Dont il émergea quelques minutes plus tard, chargé d'une bouteille dont le vernis de poussière semblait prometteur.
-Haut les cœurs ! dit-il en rassemblant le matériel nécessaire à sa décantation.

Albérich terminait son mélange, hésitant encore sur les quantités relatives d'une herbe par rapport à l'autre. Valériane, patte d'ours, oseille des bois, marrube fétide, reine-des-bois, camomille étaient des plantes sans danger, mais il fallait leur adjoindre des ingrédients autrement plus risqués pour créer une forme de coma réversible. Le Luménien finit par boucher sa fiole et soupirer. Thibault semblait guilleret et impatient de se mettre à table, il la rangea donc dans sa poche puis l'accompagna dans la salle à manger. Il serait toujours temps de l'administrer à Aubin ensuite.
" Dirais-tu qu'Aubin est plus lourd ou plus léger que toi ? J'ai du mal à estimer." demanda cependant Albérich au Sunite au moment où ils s'installèrent.

Thibault haussa les sourcils.
-Heu... Tu as de ces questions... Je n'en sais fichtrement rien, moi ! Nous n'avons jamais joué à "qui pèse le plus lourd"...
Il se frotta le menton.
-Spontanément, je dirais plus léger. Il est moins grand, déjà. Plus fin. Et a moins l'habitude de faire bonne chère. En même temps, en dehors de ces différences, nous sommes sensiblement du même gabarit. Et je crains avoir un peu maigri, ces derniers temps. Enfin... va pour un poil plus léger.

" Bon. D'accord." fit-il. " Peut-être que... j'irai lui donner ça après le repas, alors. J'imagine qu'il doit encore être plus ou moins léthargique... J'espère. Peu importe. Mangeons. Est-ce qu'on ne devrait pas aller chercher ton cousin ? Ou au moins lui porter quelque chose ?"
Albérich sentait qu'il devenait nerveux. Le contrecoup de la matinée arrivait tout doucement, traître, mais au moins ne craignait-il plus d'effrayer son père ou son neveu. Il s'isolerait une fois repu et laisserait passer les vagues.

Thibault acquiesça.
-Je vais lui dire de nous rejoindre. Saucissonné comme il l'est, Aubin ne pourra rien tenter. Et il est toujours dans les vapes, de surcroît...
Il revint quelques instants plus tard en compagnie de son cousin, et tous deux s'assirent pour manger. Le repas fut silencieux : Clovis semblait aussi taiseux que le Sunite était bavard. Mais même ce dernier, concentré sur la nourriture - et sur le vin - se fit moins volubile,
-Quand veux-tu que nous partions ? finit-il pourtant par demander.

" J'avais pensé demain matin... Très tôt, pour éviter de croiser des Combelupins, sans doute. Mais je ne sais pas comment nous allons transporter notre invité sans attirer l'attention. L'idéal aurait été de disposer d'un chariot, mais je ne vois pas où nous en procurer un sans susciter mille questions malvenues..."
Il secoua la tête.
" Peut-être pourrions-nous trouver un arrangement avec un fermier... une fois à distance respectable du village."

-Il poserait des questions, ton fermier... murmura-t-il, pensif. Même si on lui achète sa charrette rubis sur l'ongle. Et... Ce genre de véhicule se traîne lamentablement sur les routes. Nous irions bien plus vite sans...
Il se servit un nouveau verre de vin.
-Bon, évidemment, si on le ligote sur son cheval, ça surprendra les gens qu'on viendra à croiser... Mais on peut peut-être le faire passer pour un blessé, avec des bandages, des choses comme ça... Ou bien l'un d'entre nous peut monter avec lui, le maintenir assis... Si on le cache sous un grand manteau, les passants se diront juste que... qu'on n'a que trois montures pour quatre.

" Je nous vois mal le balancer en travers d'une selle, en effet. Dans ce cas, je laisserai ma jument ici et je prendrai son cheval. Il ne m'a pas l'air bien commode, mais je n'en suis plus à ça... Les courbatures font désormais partie de mon état naturel."
Il soupira, lorgna son propre verre de vin et en prit une gorgée.
" Le mieux que nous ayons à faire est de nous reposer, dans ce cas. Nous devrons camper en pleine nature, je suppose, mais j'imagine que c'est le genre de choses que vous maîtrisez..." ajouta-t-il en se tournant vers Clovis.

L'homme haussa les épaules.
-C'est à la portée de tout le monde, camper... Et le coin n'est pas sauvage au point de rendre nécessaire la présence d'un rôdeur...
-Il fait son modeste, intervint Thibault. Il n'a pas son pareil pour dégotter les coins agréables, les sources, pour allumer un feu eu un tournemain... Ah, et pour repérer un marais à cent lieues à la ronde.
-Chacun son truc, se défendit son cousin, souriant, sortant quelque peu de sa réserve. Tu repères bien damoiselles et damoiseaux à dix mille lieux à la ronde, toi. Sans parler des fêtes, des bals...
-Déformation professionnelle !
Le Sunite se tourna à nouveau vers Albérich.
-J'aurais aimé partir cet après-midi même... Mais tu as sans doute raison, mieux vaut se reposer.

" Nous pouvons partir dès aujourd'hui. Je pensais que peut-être... nous pourrions avoir besoin de décompresser mais... tu as peut-être raison, peut-être devrions-nous rallier Erhedun sans tarder et nous débarrasser de notre... ami au plus vite. Si vous êtes d'attaque, laissez-moi juste faire une petite sieste d'une heure, et je serai prêt."
Le Sunite avait sans doute raison de ne pas vouloir leur laisser le temps de respirer. Ressasser ce qui s'était produit le matin même pouvait avoir des effets problématiques alors que Noir Dessein et Aubin, même maîtrisés, n'étaient pas encore entre les mains de personnes réellement capables de les contrôler.

Thibault réfléchit quelques instants, puis opina du chef.
-Oui, faisons ça, je préfère vraiment. Et comme je suis généreux, tu as même droit à deux heures de sieste, si tu veux. Mais pas plus... Ensuite, nous rejoindrons la route en faisant un petit détour... et nous nous lancerons au grand galop vers Erhedun.
Il finit son verre, se leva.
-Si tu es d'accord, Clovis et moi piocherons dans tes réserves pour nous constituer quelques vivres. Et... on peut se charger de la potion, aussi.

En réalité, Albérich n'espérait pas vraiment dormir, mais il accepta la proposition de Thibault avec reconnaissance. Il déposa la fiole qui contenait le poison sur la table.
" Je préfère que nous y allions doucement. Quatre gouttes toutes les demi-journées. Si nous lui en donnons maintenant, il faudra lui en réadministrer au coeur de la nuit. Je ne sais pas ce qui est préférable. Et ne pas dépasser la dose. La frontière entre le sommeil et la mort est ténue, quand on joue avec le pouvoir des plantes."
Ensuite, il se leva.
" N'hésitez pas à prendre le nécessaire pour le voyage. Il faudrait aussi s'assurer que Douce est bien installée, si elle doit passer une veille dans le jardin. Je pense qu'elle aura suffisamment d'herbe pour se nourrir, mais il faut que la remise soit dégagée et qu'elle ait de l'eau à profusion."
Il s'immobilisa dans l'encadrement de la porte de la cuisine.
" Je vais me préparer une infusion, si quelqu'un est intéressé."

Thibault et Clovis échangèrent un regard.
-Si tu as quelque chose qui donne de l'énergie et de l'allant, je suis preneur,fit le Sunite.
Puis, tandis que son cousin acquiesçait, il s'empara des assiettes vides.
-Mais ne t'embêtes pas trop, et file te reposer au plus vite. On s'occupe de tout.

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