La Couronne de Cuivre

L'elfe s'était immobilisé et, instinctivement, il avait serré plus fort son arme.
-Qui est là ? lança-t-il d'un ton froid.
Il ne savait pas qui était le monstre évoqué par la voix. Mais s'il s'agissait de sa Dame... A cette idée, la colère menaça de l'envahir à nouveau.
Pourtant, elle ne s'imposa pas. Le fait de ne pas voir son interlocuteur, celui, aussi, qu'il connaisse son identité l'intriguaient, le faisaient douter.
Il s'avança de quelques pas, observa l'endroit où avait eu lieu sa libération. Et, auparavant, sa longue captivité.
A nouveau, des souvenirs affluèrent.
-Ru... Rumoc ? lâcha-t-il, prononçant le nom en même temps qu'il lui revenait à l'esprit, encore sans signification bien définie.

" Non, c'est Tante Bertha, évidemment, bougre d'âne !" s'exclama la voix.
Il n'y avait personne, mais un objet lové sur le sol, une simple ceinture de cuir sombre, presque usée, attira son regard sans qu'il ne puisse immédiatement l'expliquer.
" Bien sûr que c'est ce vieux Rumoc. Ramasse-moi, tu veux. Histoire que je voie ce que je peux faire pour ta pauvre cervelle embrumée... Pauvre petit... Les filles, ça te réussit pas."

Le barde, l'esprit plus confus que jamais, resta à contempler la ceinture un long moment, même après que la voix se fut tue. Toutes deux lui étaient familières, mais il avait encore du mal à les relier entre elles... et à les rattacher à des souvenirs précis.
Malgré tout, il avait l'impression de ne rien devoir craindre de l'une ou de l'autre. Enfin, de ce Rumoc... Alors, avec des gestes lents et maladroits, comme ceux d'un somnambule, il se pencha et ramassa l'objet.

" Mon dieu, elles t'ont bien arrangé, ces gueuses. Regarde-moi ça. T'as plus l'air de savoir ce que tu fais là, hein..." fit Rumoc, une fois entre ses mains. " Tu me remets ? Rumoc la ceinture qui perçoit la vérité ? Oui ? Je vais t'en dire une, de vérité, mon gaillard : t'as l'esprit tout tourneboulé par une saleté de naïade anthropophage. Et elle va r'venir te bouloter dès qu'elle aura plus rien d'autre. Vu le nombre qu'elles sont à grouiller dans ce lac, ça n'va pas tarder."

Il avait du mal à se concentrer sur les paroles de Rumoc, et plus encore à en saisir le sens. Il s'y efforça pourtant et, compte tenu de la colère qui s'empara soudain de lui, il faut croire qu'il y parvint.
-Menteur ! rugit-il, prêt à jeter au loin la lanière de cuir. La Dame ne ferait jamais une chose pareille ! Ses sœurs non plus !
Mais, brusquement, une image s'imposa à lui : celle des créatures se jetant sur la guerrière drow pour la dévorer vive. Un autre souvenir la suivit immédiatement : la Dame lui demandant d'éventrer, de démembrer, de jeter les morceaux dans le lac...
-Dieux... souffla-t-il.
Un violent tremblement le parcourut. Alors, tout lui revint : sa capture par les elfes noirs, sa longue servitude, sa libération, les enfants, son combat contre l'un d'entre eux...
-Dieux... répéta-t-il dans un gémissement pitoyable.
La tête lui tourna. Il vacilla, manqua s'effondrer, manqua lâcher la ceinture. Mais il parvint à rester debout, à la garder dans ses mains.
Qu'avait-il fait ? Qu'était devenu Victor ? Et Jehan ?
Tout ce sang... Tout ce temps perdu... Cette folie... Ce combat...

Rumoc perçut immédiatement le changement.
" C'est pas le moment, mon gars. Pas le moment du tout. Tu pourras te lamenter quand tu nous auras sortis d'ici. Et si j'étais toi, je commencerais pas reprendre ta mine d'illuminé. Elle pourrait nous servir. Faudrait pas que les donzelles aux algues aient vent de ton subit revirement de conscience, tu vois... Ensuite... Hey ! Tu m'écoutes ou quoi ?"

Taliesin battit des paupières.
-Ou-oui... mentit-il. Ma... Ma mine d'illuminé...
Il naviguait toujours entre deux réalités : l'une qui s'enfuyait, étiolée, déchirée, l'autre qui s'abattait sur lui, rude, sans merci. Dans ces conditions, comment écouter Rumoc ? Il le fallait, pourtant. Comme il fallait qu'il arrête de parler à voix haute.
Mais à quoi bon jouer la comédie ? songea-t-il. Tu as dit que la Da... que la créature allait revenir me dévorer. Autant quitter la grotte au plus vite, surtout qu'il ne s'y trouve personne de vivant. S'il y a des...
Il grimaça.
Les survivants ont dû faire pareil ! conclut-il, avec une conviction feinte.

Simplement parce que si tu veux vraiment sortir vivant de cette grotte, tu as intérêt à pouvoir la traverser sans attirer l'attention des monstres qui y grouillent... Si les bestioles qui t'ont ensorcelé devinent que tu n'es plus des leurs, elles ne te laisseront pas filer. Imagine le temps qu'elles ont dû attendre avant que des casse-croûtes aussi appétissants ne fassent leur subite apparition !
La ceinture soupira.
Dans le doute, autant jouer le jeu... Tu es comédien, ça ne doit pas être si difficile, et ça ne coûte rien. D'autant que ça te permettra de jeter un oeil sur ce que gît, ce qui combat, et ce qui a disparu. Genre tes compagnons de voyage.

Mais je n'ai vu personne ni sur les rives du lac, ni ici, dans le camp... Le passage par lequel nous sommes entrés dans la grotte n'est pas très éloigné : ceux qui ont pris la fuite l'ont probablement emprunté, et le plus logique serait que je fasse pareil.
Il tenta à nouveau de se concentrer, passa machinalement la ceinture autour de sa taille.
Enfin, la grotte est vaste, et je ne l'ai pas visitée en entier. Peut-être as-tu raison, peut-être certains s'y battent-ils encore ou sont-ils trop blessés pour bouger... Si tu as vu des choses, si tu as des directions à m'indiquer, elles sont les bienvenues..
Jouer la comédie ne serait pas évident, maintenant qu'il n'était plus sous le charme des créatures. Mais effectivement, faire semblant était presque devenu une seconde nature. De surcroît, si les naïades lui posaient des questions, il pourrait toujours avancer qu'il était à la recherche des drows survivants... pour les éventrer, les dépecer et jeter leurs morceaux dans le lac.

Je n'ai pas vu grand chose. Mais je ne serais pas aussi sûr que toi de trouver un chemin dégagé jusqu'à la sortie... Si les ondines ont l'intention de faire un gueuleton, elles doivent certainement surveiller les issues... Enfin, moi je le ferais... D'autant que j'ai comme l'impression qu'elles n'ont pas le même problème d'effectifs que les drows...
Rumoc se tut. On entendait quelqu'un, une femme, chantonner à proximité. Mais la mélodie s'éloigna petit à petit, évitant le camp désert.
Alors ? Vas-tu, en bon héros, tenter de voir ce qu'il reste de tes compagnons d'infortune, ou filons-nous, toutes lames dehors, vers la liberté ?

Taliesin secoua la tête.
Je ne partirai pas avant d'avoir retrouvé les deux gosses ou de m'être assuré qu'ils ont quitté la caverne. Je ne peux même pas imaginer faire autrement.
Il jeta un regard aux alentours.
Peut-être vaudrait-il mieux que je trouve quelque chose pour me boucher les oreilles : ce serait dommage que je retombe sous le charme de ces harpies... Mais alors, il faudra que tu remplaces mon ouïe, et que tu me transmettes tout ce que tu entendras, paroles, cris ou sons divers et variés

C'est une sage idée. Et je m'efforcerai de tenir le rôle de l'interprète fidèle de la réalité ambiante...
Il se mit à toussoter comme s'il s'éclaircissait la gorge pendant que l'elfe furetait dans la tente pour trouver de quoi se boucher les oreilles. Il n'y avait pas grand chose de parfaitement adapté, mais du tissu à profusion, et une vieille bougie à moitié consumée. L'un dans l'autre, de quoi se faire des bouchons acceptables.
Ce n'est pas évident. A force d'entendre tous ces bruits ennuyeux, je suis devenu sélectif... Tu entends encore quelque chose ?

-Non, rien du tout ! répondit l'elfe qui achevait de se boucher consciencieusement les conduits auditifs. Et pour ce qui est des bruits... Concentre-toi sur ceux qui peuvent trahir une présence.
A nouveau, il observa les alentours. Il allait commencer par fouiller sommairement le camp : il semblait désert, mais qui sait si quelqu'un ne se dissimulait pas dans les décombres, sous la toile d'une tente effondrée, par exemple ? Ensuite, il parcourrait les zones de la grotte dans lesquelles il ne s'était pas encore rendu. Et, toujours, il conserverait l'attitude d'un serviteur dévoué lancé dans la chasse aux profanateurs.

Le campement était aussi désert qu'il l'avait supposé. Si la plupart des tentes étaient déchirées ou effondrées, il n'y trouva ni cadavres ni survivants. Le lac s'étendait loin sous la voûte de la grotte, et l'elfe commença par le remonter vers la droite. Il n'y vit personne. Rumoc ne lui relaya pas le moindre bruit, à part celui des gouttes d'eau s'écoulant du plafond, qu'il imitait avec justesse. Après tout, dépourvu de bouche, il était capable de sons bien plus divers que n'importe quel humanoïde. Le terrain s'accidenta, la roche plongea dans l'eau froide, et bientôt le barde dut faire demi-tour et repartir vers les zones qu'il avait déjà visitées, et au delà. Pendant tout le temps où il chemina, il eut l'impression d'être observé. Rumoc l'avertit qu'il entendait de temps en temps des clapotis soudains, signe, sans doute, qu'une vie aquatique gardait un oeil sur lui.
Il vit enfin deux créatures non loin de la sortie de la grotte. Elles semblaient errer, peut-être monter la garde, et se raidirent à son approche. Rumoc lui conseilla de remettre le cap sur les combats avant qu'elles ne puissent tenter de lire quoi que ce soit dans son regard.
Il repassa sur les lieux des combats qu'il avait menés. Aucun corps ne demeurait en arrière. L'humidité semblait avoir déjà avalé les taches de sang.
On se bat loin devant. Derrière cette concrétion, là... J'entends chanter... J'entends aussi psalmodier... Et crépiter... Je dirais qu'il y a de la magie là-dessous...
Effectivement, Taliesin pouvait deviner des étincelles mauves et rouges, qui illuminaient sinistrement la pierre suintante avant de s'éteindre.

Malgré le peu d'envie qu'il en avait, Taliesin tenta de rassembler les souvenirs qu'il gardait de ses sanglantes pérégrinations; La magicienne drow était morte, tout comme la guerrière. Alors, puisque les mâles semblaient uniquement voués au combat, puisque ni Victor, ni Jehan; ni Martin n'étaient des lanceurs de sorts, il y avait tout lieu de croire que ces phénomènes étaient le fait de la prêtresse elfe noire. Rien d'étonnant : c'était elle qui dirigeait le groupe, après tout...
Il fallait cependant qu'il jette un coup d'œil, pour être certain que les enfants n'étaient pas dans les parages. C'est donc ce qu'il entreprit de faire. Avec prudence, histoire de ne pas se faire repérer d'emblée et d'éviter les sorts ou les coups perdus.

Taliesin ne s'était pas trompé, la prêtresse drow était bien responsable des lueurs fantasmagoriques qui illuminaient la grotte. Mais elle était loin d'être seule. Debout sur un promontoire de roches, elle canardait des créatures du lac, au moins une vingtaine, qui l'encerclaient de toutes parts. Certaines chantaient, l'informa Rumoc. D'autres, il pouvait le voir, tentaient d'atteindre leur ennemie. Mais celle-ci était protégée par un cercle de guerriers drows, cinq d'entre eux, peut-être tous les survivants. Ils faisaient face aux demoiselles aquatiques, lames brandies, parant les traits et menaçant celles qui se montraient trop intrépides.
Il y avait quelqu'un à l'intérieur du cercle. Juste devant la prêtresse. Un enfant. Ce n'était pas Victor, c'était Jehan. De là où il se trouvait, Taliesin ne pouvait pas lire l'expression de son visage. Mais il était au coeur de la mêlée. Puis soudain, l'elfe perçut un mouvement et aperçut une silhouette qui approchait, un peu devant lui, le long de la paroi externe de la caverne. C'était Victor. Il avançait comme un chat, prudent, furtif, et avait une lame à la main. La couleur de ses vêtements ne laissait aucun doute sur le fait qu'il s'en était servi.

Si la réaction de Taliesin fut positive lorsqu'il découvrit les drows - leur solide noyau de résistance était une bonne chose puisqu'il occupait les naïades -, elle s'avéra plus ambiguë quand il remarqua Jehan : il était heureux - immensément - que le gosse soit encore en vie ; pourtant, sa situation paraissait inextricable... Pourquoi la prêtresse l'avait-elle gardé près d'elle ? Pour que lui-même prenne son parti en découvrant la chose ?
Et maintenant, pour compliquer encore la situation, voici que s'avançait Victor. Vivant -bonne nouvelle ! - et décidé à combattre - nouvelle dont il fallait encore déterminer la nature.
Que faire ?
Le barde 'n'avait pas de réponse.
S'il prenait le parti des drows, il détruit définitivement sa couverture auprès des créatures aquatiques ; d'autres surgiraient peut-être. Et puis, même si les elfes noirs et lui triomphaient... Les choses ne seraient pas mieux engagées : ils auraient un enfant comme otage.
S'il prenait le parti des naïades, Jehan risquait d'être tué dans le combat. Où après, au moment du grand festin. Lui-même, Victor pourraient subir un sort similaire...
Victor, d'ailleurs, qu'allait-il tenter ?
Taliesin ferma les yeux, prit une profonde inspiration, puis s'avança.
Les combattants ne prêteraient sans doute pas attention à son apparition. Du moins l'espérait-il. Comme il espérait que Victor réagirait à son appel, à sa présence. Sans quoi...
Sans quoi, il aviserait en fonction de ce que tenterait le môme.

Victor réagit à l'apparition du barde en plissant les yeux et découvrant les dents comme un animal. Il sembla hésiter un instant à infléchir sa trajectoire pour aller à sa rencontre, avec des intentions manifestement mauvaises, mais se ravisa et continua sa descente en catimini vers les créatures du lac. Celles-ci, accaparées par les attaques de la prêtresse drow, pressaient de plus en plus les guerriers.
Leur chant allait en s'intensifiant, l'informa Rumoc. Des rais de lumière sombre frappaient régulièrement l'une ou l'autre des demoiselles aquatiques, l'envoyant se tordre de douleur sur le sol ou la paralysant quelques instants. L'elfe noire semblait infatigable, portant ses coups sans discontinuer, psalmodiant à la vitesse de l'éclair.
Victor était presque au contact, lame dressée, lorsqu'il y eut un brutal changement dans la situation devant l'elfe : le chant des nymphes devint hurlement de joie frénétique (toujours selon Rumoc). Il ne lui fallut pas longtemps pour en comprendre la raison : à force de mélodies et de refrains, elles étaient parvenues à briser la résistance magique de l'un des drows. En effet, l'un des guerriers, soudainement ensorcelé, s'était retourné contre la prêtresse.
En un instant, ce fut la mêlée.

Pourquoi les choses se précipitaient-elles toujours juste au moment où il arrivait ? Pouvait-on imaginer une malchance si constante, si acharnée ?
D'un autre côté, cela avait l'avantage de le pousser à agir sans se perdre en multiples tergiversations. Il passa donc à l'action, commençant par incanter.

Taliesin --> Convocation de monstres III

Il avait l'intention de marcher dans les pas de l'élémentaire de feu. Ensemble, ils gagneraient le cœur de la bataille où il espérait pouvoir prendre Jehan sous sa protection avant que l'enfant ne soit blessé ou pire encore. Il n'attaquerait pas les créatures aquatiques, ferait comme s'il voulait s'en prendre aux drows. Avec un peu de chance, elles le laisseraient tranquilles, ne serait-ce que par crainte de l'être flamboyant. Et pour les elfes noirs... Soit ils seraient trop occupés pour lui prêter attention, soit ils l'attaqueraient. il serait alors temps d'aviser.
Et Victor, dans tout cela ? Étrangement, le barde n'était guère inquiet. N'avait-il pas trouvé le garçon en train de tenir à distance à la fois les drows et les créatures aquatiques ? Il s'en tirerait parfaitement seul. Pour un temps du moins. Mais... il garderait quand même un œil sur lui? Au cas où.
D'ailleurs, son objectif était peut-être également de secourir Jehan...

Mais loin d'avoir l'effet proprement escompté, l'apparition de l'élémentaire de feu causa un émoi considérable dans la grotte obscure. En effet, la disparition de la prêtresse drow avait ramené les ténèbres et la créature flamboya, étincelante, aveuglant un instant les belligérants. Les drows tentèrent de se protéger les yeux, mais la réaction des naïades fut nettement plus théâtrale. Leurs visages se déformèrent en une grimace de haine pure, et une bonne partie d'entres elles convergèrent vers le barde. Elles demeurèrent à distance, cependant, et Rumoc expliqua, mais c'était superflu, qu'elles chantaient à tue-tête pour regagner leur ascendant sur l'elfe. Quant il leur apparut manifeste qu'elles ne parvenaient à rien là où elles l'avaient ensorcelé aisément plus tôt, les traits commencèrent à fuser dans sa direction. L'élémentaire les intercepta, mais il en souffrait immanquablement. Les quelques drows survivants étaient aux prises avec d'autres créatures. Jehan était à terre. Victor, quant à lui, s'était figé, comme pétrifié par le regard d'un basilic, ses yeux clairs reflétant les flammes de l'élémentaire.

Le barde manqua se prendre la tête dans les mains.
La malchance n'était pas la seule explication de ses nombreux déboires : il était tout simplement minable, pire que minable lorsqu'il s'agissait de prendre une décision à un moment crucial. Toujours, il faisait le mauvais choix. Invariablement.
Il aurait pu deviner que l'élémentaire ne susciterait pas seulement la peur des naïades, mais leur haine pure et simple.
Il aurait pu deviner, aussi, que la créature provoquerait une réaction chez Victor : il l'avait vu dans des circonstances peu agréables, le découvrir à nouveau avait dû faire renaître de douloureux souvenirs...
Le bilan de son intervention était donc irrévocablement désastreux : les créatures aquatiques lui étaient devenues hostiles ; Victor était peut-être - sans doute - sorti de l'état de transe qui le rendait si dangereux... et le protégeait ; l'élémentaire, lui, était voué à une disparition rapide ; et pour achever le tableau, Jehan, étendu sur le sol, était peut-être - sans doute - déjà mort.
Que faire face à un tel fiasco ?
Et bien... Tenter le tout pour le tout. En sachant pertinemment que cela virerait encore au désastre.
Sa décision prise, Taliesin incanta...

Taliesin --> Invisibilité
.
...puis fonça.
Il irait près de Victor, l'appellerait pour voir s'il était toujours en transe. S'il l'était, il filerait sans ttarder récupérer Jehan avant de revenir. S'il ne l'était plus... Il le prendrait immédiatement dans ses bras, sur son dos où que savait-il encore pour qu'il bénéficie de son invisibilité. Ensuite, il s'occuperait de Jehan.
Il était quand même de taille à porter deux enfants, non ?

Taliesin eut tout juste le temps de lancer son sortilège, protégé par le corps brûlant de son élémentaire, avant que ce dernier ne succombe à la charge outrée des naïades, qui ponctuèrent leur victoire de cris aigus (Rumoc n'avait pas mis fin à son commentaire tranquille de la situation, en dépit du désordre ambiant). L'obscurité retrouvé termina de dissimuler l'elfe, mais il devait aller vite : son invisibilité ne durerait pas longtemps. Il parvint à se glisser jusqu'à Victor sans trop de casse, malgré le terrain accidenté et la présence d'une trentaine de créatures qui le cherchaient des yeux, ainsi que toute autre victime potentielle. Les enfants et les drows étaient tout ce qu'il leur restait et elles semblaient prêtes à festoyer avec les uns et les autres. Lorsqu'il parvint auprès de Victor, il comprit immédiatement que sa folie furieuse l'avait déserté. Il fixait le néant, décomposé, au bord de la crise de panique. Et il était fixé, depuis le néant, par quelques jeunes femmes gourmandes.

A nouveau, le barde se maudit. Mais ce n'était pas le bon moment pour les remords : il devait agir. Et vite.
Il aurait bien saisi le garçonnet dans l'instant, mais celui-ci était armé, et il craignait une réaction violente. Aussi se contenta-t-il de se rapprocher, puis de lui adresser la parole, d'un ton assez bas, l'espérait-il, pour n'être entendu que de lui.
-Victor, c'est moi, Taliesin. Je suis invisible. Je vais te prendre dans mes bras, et tu deviendras invisible à ton tour. Ensuite, on récupère Jehan, et on décampe en quatrième vitesse... Est-ce que ça te va, comme plan ?

Victor sursauta lorsque Taliesin prit la parole, puis éclata en sanglots. Le barde put, comme il l'avait prévu, prendre l'enfant dans ses bras, ce qui le fit disparaître aux regards envieux des naïades, mais le son déchirant de ses pleurs, que lui répercuta Rumoc, n'était pas invisible, lui. Son petit corps tremblait, glacé, dans les bras de l'elfe, et celui-ci le trouva plus lourd que dans son souvenir. Et les créatures s'approchaient, incertaines, lames brandies, dards affutés au bout des doigts.

Déjà, l'elfe s'éloignait. Il avait été contraint, à regrets, d'abandonner son arme : la passer à sa ceinture sans la protection d'un fourreau aurait été trop risqué, tant à cause des blessures que la lame aurait pu lui causer que du bruit qu'elle aurait pu provoquer dans ce terrain accidenté. Mais au fond, avait-ce de l'importance ? Même avec une épée, il se serait avéré incapable de lutter face à ces furies aquatiques.
-Ça va aller, bonhomme... répétait-il à l'oreille de Victor qu'il serrait contre lui à la fois pour le réconforter et pour tenter d'étouffer ses sanglots. Ça va aller.
Avec la désagréable impression de lui mentir éhontément, il tentait de rejoindre Jehan. Et craignait fort, même s'il refusait de l'admettre, de ne découvrir qu'un cadavre...

Taliesin fut forcé de décrire un arc de cercle autour de la zone du combat pour parvenir à approcher du monticule sans se perdre dans la mêlée des créatures. Avec leur victoire sur la prêtresse drow et la débandade des derniers survivants, elles semblaient s'être encore multipliées. Certaines se repaissaient à même le corps de leur ennemie. D'autres traînaient des cadavres vers l'eau sombre du lac. Aucun d'entre eux ne semblait être celui de Jehan. Mais le garçonnet n'était plus non plus là où il était tombé. Il semblait s'être volatilisé.
Un dernier drow était poussé vers la rive. C'était le seul être non aquatique autour d'eux. Les naïades cherchaient toujours Taliesin du regard, mais elles semblaient n'avoir plus aucune idée de l'endroit où il se trouvait. L'une ou l'autre incantait et certaines devinrent invisibles à leur tour.

Taliesin resta quelques instants à observer l'endroit où il avait vu Jehan pour la dernière fois.
Il aurait dû s'y attendre : comment le petit aurait-il pu s'en tirer en plein cœur de la bataille, parmi ces créatures avides de chair et de sang ?
Une onde glacée le parcourut tout entier. Au moins, ses souffrances étaient terminées...
Il jeta un regard aux alentours. Il avait envie de fuir, d'emporter Victor le plus loin possible de ce champ de mort. Mais la chose paraissait impossible : les naïades étaient si nombreuses qu'il aurait bien du mal à se frayer un passage sans être repéré. Sans compter que son invisibilité ne tarderait guère à prendre fin.
Peut-être valait-il mieux se dissimuler pour incanter à nouveau ? Le paysage avoisinant, accidenté, empli de formations rocheuses diverses et variées, pouvait offrir de bonnes cachettes... D'ailleurs, Jehan n'aurait-il pu s'y faufiler lui-même ?
Il n'y croyait guère, mais décida malgré tout de se raccrocher à cet espoir vacillant; Et de se mettre en quête d'un lieu propice où s'abriter.
Il devait faire vite.

Taliesin repéra une formation rocheuse qui offrait manifestement une bonne protection. Recourbée, hérissée de stalagmites, il y avait comme un renfoncement en dessous, une sorte de petite grotte qui le dissimulerait à tous les regards. Les naïades ne seraient qu'à quelques pas, mais à moins de se pencher pour lorgner au-dessous, ce qui semblait ne pas traverser leur esprit pour le moment, elles ne verraient rien.
Il s'y glissa donc, pressé par le temps.
Nous ne sommes pas seuls, lui glissa alors Rumoc.
En effet, dans l'ombre, protégé lui aussi par le roc, se trouvait un guerrier drow en piteux état. Il respirait laborieusement, la poitrine en sang, manifestement aux aguets. Aussi se raidit-il en attendant le léger bruissement de l'elfe qui se glissait dans sa direction. Mais l'invisibilité n'était pas encore dissipée.

S'il avait eu une épée, l'elfe n'aurait pas hésité, achevant le drow aussi promptement et silencieusement que possible. Mais voilà : il n'avait pas d'épée, et le tuer à mains nues serait une tâche hasardeuse... et surtout bruyante.
Tu crois qu'il tient assez à la vie pour partager son antre ? demanda-t-il à Rumoc. Si oui, peux-tu lui souffler, dans sa langue, de se tenir tranquille ? Lui dire qu'on se planque comme lui ?

Je dois être au contact pour lui parler télépathiquement, fit la ceinture.
Rumoc prit donc le parti de murmurer. Au moment où il prononça ses premiers mots, gutturaux, secs, le drow se raidit, écarquillant des yeux terrifiés sur le vide. Puis il se détendit, hocha la tête lentement, avant de grimacer de douleur. Caché ou pas, il avait peu de chances de s'en tirer. Peut-être l'odeur de son sang répandu finirait-elle par guider les naïades vers leur cachette.
Quelques secondes plus tard, Taliesin et Victor redevinrent visibles. Le petit garçon demeurait prostré contre le barde, ses épaules secouées de sanglots, mais il était désormais silencieux. L'elfe noir les observa de ses yeux troubles, sans manifester la moindre surprise.

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