La Couronne de Cuivre

-Au contraire. L'idée d'être embauchée, elle, dans une équipe fouillant une bibliothèque, ça la fait beaucoup rire. Et surtout, elle a très envie de se rendre utile et espère pouvoir vraiment vous faire gagner du temps.
Il soupira.
-Non, la dispute ne portait pas là-dessus. Et... Je pense que c'est bien la première fois qu'il y a un tel esclandre. D'ailleurs, messire Hubert n'avait vraiment pas l'air très bien et... Peut-être devriez-vous aller le trouver.

Que diable avait-il bien pu se passer ?
" Hubert est souvent... sanguin. Il ne faut pas que tu t'inquiètes trop. Mais puis-je savoir sur quoi portait leur accrochage ? demanda le Luménien. J'aime autant avoir tous les éléments avant de me lancer à sa poursuite."

Il parut subitement très nerveux.
-Monseigneur... D'abord, je dois avouer ne pas avoir tout compris à ce qui s'est joué. Ensuite, et bien... Normalement, les écuyers sont tenus de garder pour eux ce que leur dit leur maître ou ce dont ils sont témoins. Alors, je suis bien conscient qu'il s'agit ici d'un cas particulier, puisque vous êtes son meilleur ami et qu'il vous fait entière confiance. Mais...Enfin...
Il ne trouva pas les mots pour conclure.

Albérich eut un sourire rassurant.
" Ne t'inquiète pas. Je ne voudrais surtout pas que tu aies le sentiment de le trahir. Je vais tâcher de le trouver et voir ce qu'il en est moi-même..."
Il se releva.
" Ruth est partie, elle aussi ? Devrais-je la chercher ?"

Il secoua la tête.
-Ce n'est pas la peine, monseigneur. Elle n'avait pas l'air très bien elle non plus mais comme elle a vu que je m'inquiétais, elle a quand même pris le temps de me dire que c'est auprès de messire Étienne qu'elle se rendait.
Il s'efforça vaillamment de sourire.
-De mon côté, je vais tenir le fort.

" Tu devrais essayer de tenir le fort en dormant, lui proposa Albérich. Je sais que ça a dû être impressionnant, mais les gens se disputent et se rabibochent ensuite... Hubert doit déjà regretter de s'être emporté, et comme ils ont un bon fond, tous les deux... Ils se réconcilieront tôt ou tard, quoi qu'il se soit passé. Je crois que ça ne vaut pas une nuit blanche. Comme tu l'as dit, Ruth a trouvé refuge ailleurs, et je m'occupe d'Hubert."

-Vous avez raison, bien sûr, acquiesça-t-il. Je ne promets pas de réussir à m'endormir, cependant, mais au moins d'essayer. Et de toute façon, ne vous en faites pas pour moi.
Il sourit à nouveau.
-Bonne nuit, monseigneur, même si l'expression est sans doute mal adaptée.

Albérich lui retourna son sourire puis retourna dans sa chambre pour chercher son manteau. Pendant un moment, il hésita à se changer complètement, mais il n'en fit rien, espérant que ça lui porterait chance, et qu'il pourrait retourner entre ses draps rapidement. Il remonta le couloir, descendit vers la grande salle. Hubert était troublé, il avait dû aller sur les remparts. Tout en marchant, le Luménien essaya de tempérer sa mauvaise humeur latente. Il était fatigué, il voulait être en forme le lendemain, et voilà qu'un psychodrame se jouait dans la pièce voisine... Comme il ne pouvait pas en vouloir à Ruth — c'était une gamine, après tout, il fallait bien que ce soit la faute d'Hubert. En même temps, il était conscient que le paladin avait passé une soirée difficile et qu'il n'était sans doute qu'à moitié maître de ce qui s'était produit. Quoi que ce soit.
Il n'eut pas à chercher bien longtemps car il vit Hubert venir vers lui, depuis l'extérieur, au moment où il s'apprêtait à sortir. La grande salle était encore occupée par quelques couche-tard, aussi repoussa-t-il le paladin vers la muraille. Celui-ci avait l'air agité et penaud, mais ne résista pas.
" Qu'est-ce qui se passe ? demanda le Luménien, de la voix la plus égale possible.
— Alban t'a réveillé...
— Pas vraiment. Mais je l'ai trouvé tout seul, oui.
— Je me suis accroché avec Ruth.
— J'avais cru comprendre."
Hubert soupira.
" Elle m'a demandé où je dormais la nuit. Et elle n'a pas voulu accepter mes explications.
— Oh."
Albérich passa un bras autour de ses épaules.
" Qu'une gamine... me demande des comptes... ce genre de comptes... Pour qui se prend-elle ?
— Ruth est comme ça.
— Ruth doit apprendre ce qui se fait et ce qui ne se fait pas. Elle ne sera pas toujours entourée d'indulgence.
— C'est vrai. Mais ce n'est pas vraiment ça qui t'a mis hors de toi, n'est-ce pas ?"
Hubert frémit.
" Non."
Albérich lui massa doucement l'épaule.
" Viens te coucher. Il est trop tard pour tout ça, de toute façon.
— Oui. Je suis conscient que j'aurais dû garder mon calme... Je ne sais pas comment je vais récupérer ça.
— Tu as raison sur le fond : ce ne sont pas ses affaires. Mais tu y verras plus clair demain. Et sans doute aura-t-elle à coeur de se rattraper, elle aussi...
— Je ne supporte pas cette idée que... ma vie privée... est chose publique. Que les choses m'échappent... J'ai besoin... de conserver un minimum de contrôle...
— Allons, viens. Et n'aie pas peur. Tu n'es pas obligé de dire à Ruth ce que tu n'as pas envie de lui dire, et elle ne peut rien exiger.
— Je ne voulais pas d'écuyer, murmura Hubert. C'est chaque fois compliqué... chaque fois contraignant...
— Ne monte pas cet incident en épingle, viens."
Il lui prit le bras pour le tirer vers l'intérieur. Le paladin résista une seconde, puis se résigna. Il se détacha cependant du Luménien avant d'entrer dans la forteresse. Ils gravirent les escaliers côte à côte, chacun plongé dans ses pensées. Albérich devinait qu'il y avait beaucoup de honte et de crainte derrière l'attitude d'Hubert, mais le forcer dans la lumière était sans doute une très mauvaise idée. Il avait besoin de temps et de confiance. Ils atteignirent leurs appartements.
" Je vais dormir de mon côté, cette nuit." murmura le paladin.
Albérich ne fut pas surpris le moins du monde, il s'y était attendu.
" Bien sûr."
Il l'embrassa cependant furtivement sur les lèvres avant de l'abandonner dans la chambre centrale. Il retira son manteau et retrouva la chaleur de ses couvertures. Evidemment, le sommeil fut moins généreux et le fuit pendant un certain temps, mais il ne se sentait pas particulièrement inquiet et il finit par sombrer dans des rêves de bibliothèque.

Des rêves qui, à moins d'une catastrophe, ne tarderaient pas à devenir réalité.
L'un comme l'autre émergèrent dans la grisaille qui précède l'aube. Il faisait froid, le temps semblait couvert et la forteresse, baignant dans un silence absolu, pouvait paraître complètement déserte.
Ce n'était qu'une illusion, cependant, et la Communauté toute entière ne tarderait pas à se réveiller.

Ils se retrouvèrent pour aller prier. Hubert voulut s'excuser mais Albérich l'en empêcha. Le paladin n'avait pas dormi, ou presque, cela se voyait sur son visage. Mais Lathandre lui ferait du bien, immanquablement, et après leur heure de dévotions, il sembla au clerc que son ami était déjà moins tendu. Il évita cependant la salle commune, préférant passer par les cuisines avant de descendre directement aux écuries. Le Luménien ne chercha pas à infléchir son comportement : il ne savait pas exactement ce qu'avait traversé Hubert et comptait le laisser décanter à son rythme. Il avait, lui aussi, droit à de l'indulgence. De son côté, l'énergie de Lathandre lui avait rendu une parfaite bonne humeur et il sentait l'exaltation l'envahir : la bibliothèque, enfin ! Il serait prêt le premier, à n'en pas douter.

Et bien... Non.
Quand il gagna la salle du sous-sol où devaient se réunir les deux expéditions - qui, le temps du trajet, n'en formeraient qu'une -, Thibault était déjà là, comme à chaque fois qu'il était de sortie. Revêtu non pas de son impeccable armure mais d'une tenue civile et d'un épais manteau, il devisait à mi-voix avec un Giovanni qui semblait à demi endormi. Contrairement au groupe des mages qui, un peu plus loin, débattait avec animation de quelque procédé magique. Plusieurs soldats étaient également présents : nul doute que le reste de la troupe, incluant Hubert et les bardes, ne tarderait pas à apparaître.

Albérich alla vers eux avec le sourire. Bien sûr, il savait qu'ils n'étaient pas très motivés, mais il avait décidé de ne pas leur en tenir rigueur. Ils avaient le droit d'avoir d'autres envies, tout ce qui comptait était qu'ils avaient accepté. Il espérait que leur travail serait à la hauteur de leur résignation : ils y avaient d'ailleurs tout intérêt, car mieux ils s'appliquaient, plus vite ils trouveraient ce qu'ils cherchaient, plus vite ils pourraient retourner à leurs anciens amours.
" Bien le bonjour, messieurs. C'est un plaisir de vous voir de bonne heure." dit-il une fois à leur hauteur.

Tous deux le saluèrent amicalement. S'ils lui en voulaient, s'ils digéraient toujours mal el fait d'avoir dû laisser en plan toutes leurs autres activités pour participer à la fouille, ils avaient manifestement décidé de n'en rien montrer.
-L'influence lathandrite a gagné la Communauté toute entière et même les Sunites doivent désormais se lever tôt, renonçant à l'un de leurs plus importants principes ! plaisanta Thibault.
-Heureusement, nous pouvons demeurer fidèles aux autres. En l'occurrence, nous sommes très curieux de voir les ouvrages que contient le rayon "Arts" de cette antique bibliothèque.

Albérich grimaça.
" J'avais dans l'idée de recommander une exploration très ciblée de la bibliothèque... histoire que nous y passions le moins de temps possible et que nous puissions au plus tôt revenir à d'autres activités... Je crains que le rayon Arts n'ait pas fait partie de ma liste de priorités... Mais je ne voudrais pas vous frustrer..."
Il haussa les épaules.
" Nous nous débrouillerons."

-Hé, ce n'est pas drôle si tu ne protestes pas !
-Mieux vaut, je crois, que nous te rassurions d'emblée : nous n'avons aucune intention de nous approcher du rayon Arts. Nous nous concentrerons d'une part sur ce qui est susceptible de nous apprendre en quoi a consisté la catastrophe qui a dépeuplé la cité, d'autre part sur ce qui peut nous permettre d'accélérer l'exploration de celle-ci. Quant à la magie des Anciens... Nous là laissons à ces bavards, là-bas.
-Même les Sunites peuvent être sages et disciplinés. Mais ne va pas le crier sur les toits, cela nuirait à notre réputation.

" Je vais garder ça pour moi, promis."
Il tourna la tête vers les mages. Il les connaissait très mal, pour n'avoir jamais été en première ligne pendant les affrontements qui avaient eu lieu dans les Landes. Il décida d'aller les saluer juste avant le départ, qui ne tarderait probablement plus.

Mais, pour avoir mené plusieurs enquêtes au sein de la Communauté, il connaissait au moins leurs noms et leurs visages.
Le plus flamboyant, le plus richement et ostensiblement vêtu, aussi, c'était Ambrosius, l'ensorceleur : grand, relativement carré, il avait le poil roux, portait les cheveux longs et la barbe courte.
Venaient ensuite Erwan et Luwyn, les deux plus "âgés" des magiciens, quoique les concernant, âgés signifiait une petite trentaine d'année. Le premier blond, le second brun, ils avaient en commun une longue barbe qui les vieillissait légèrement, ce qui était sans doute le but recherché.
Complétant ce quintette exclusivement humain, Lianna et Félix devaient à peine avoir vingt-cinq ans. Aux regards, aux sourires qu'ils échangeaient, il ne fallait pas être grand clerc pour deviner que ces deux là étaient en couple.

Albérich les remercia chaleureusement de leur intérêt pour l'expédition. Il n'en dit cependant pas davantage, préférant organiser une petite réunion d'introduction une fois qu'ils seraient sur place. Il commençait à se sentir un peu nerveux et lorgnait les portes avec impatience : il avait rêvé de cette bibliothèque toute la nuit et il lui tardait de la découvrir enfin...

Gaspard, les bardes et le reste des militaires arrivèrent sur ces entrefaites et l'on se mit en route sans tarder.
Le trajet souterrain prit une bonne demi-heure, car le tunnel qu'ils suivaient s'incurvait largement, sans doute pour contourner le lac. De temps à autres, ils tombaient sur des grilles que l'on ouvrait puis refermait après leur passage selon le même procédé qui, au fort, avait servi à actionner la porte dérobé. Enfin, via une porte secrète puis un escalier, ils atteignirent une petite pièce déserte du sous-sol de la bibliothèque.
C'est là que le chevalier et sa troupe les abandonnèrent, le premier rappelant à Albérich qu'il se trouvait juste dans l'édifice voisin et que s'il le contactait par magie, il accourrait aussitôt.

Le Luménien rassembla son petit groupe : Thibault, les trois bardes, les cinq lanceurs de sorts. Une fine équipe.
" Bon. Peut-être vais-je en profiter pour vous exposer la manière dont je vois les choses... et vous me direz ce que vous en pensez. Nous avons obtenu quatre ou cinq jours dans la bibliothèque avant qu'elle ne quitte la liste des priorités. Nous devons donc aller droit au but... et nous reviendrons exploiter le reste plus tard, quand nous en aurons le temps. Pour l'heure, il ne me semble pas prudent d'emporter les livres, ni de les déplacer de manière trop brutale... Il est déjà stupéfiant d'imaginer qu'ils aient survécu jusqu'à aujourd'hui. A mon sens, les trois priorités sont d'abord trouver un plan de la ville annoté, et de ses souterrains idéalement, histoire de faciliter la poursuite de l'exploration. Il y a une maquette, apparemment, c'est un bon point de départ. Ensuite, trouver des ouvrages sur la magie et la technologie des Anciens : comprendre le fonctionnement des gemmes, par exemple, afin de pouvoir l'exploiter au mieux... N'importe quoi de pratique qui pourrait consolider notre position. Enfin, chercher des informations sur la catastrophe qui a frappé la ville. Il y aura peut-être des chroniques... ou des informations laissées par les bibliothécaires."
Il pinça les lèvres.
" Pratiquement, la bibliothèque a été sécurisée. Je proposerais néanmoins que nous restions par groupe de deux minimum, en cas de pépin. Je propose également que nous dessinions un plan sommaire des lieux, au fur et à mesure que nous repérons les thématiques des différents rayonnages... J'imagine que nous trouverons une table où l'installer."
Il les observa.
" Des commentaires ?"

Ils n'y eut pas de questions et, puisque cela semblait être le meilleur endroit pour se disperser, ils gagnèrent ensemble le rez de chausée.
Un escalier puis un couloir les menèrent dans la pièce circulaire qui occupait le centre du bâtiment.
Laquelle avait de quoi couper le souffle.
Par ses dimensions, par sa hauteur, elle avait tout d'une cour intérieur, si ce n'est qu'elle était coiffée d'un dôme translucide par lequel filtrait, douce, la lueur du jour naissant.
Plusieurs ouvertures menaient à d'autres salles, tandis que deux imposants battants de métal ouvragé devait conduire, eux, au hall d'entrée. De part et d'autre, des escaliers de marbre s'élevaient vers la galerie à arcades du premier étage.
Là où il n'y avait ni portes ni volées de marches, les murs étaient couverts de rayonnages incurvés. Sur ces rayonnages, des dizaines, des centaines, des milliers d'ouvrages aux couvertures de cuir parfois intactes.
Enfin, au centre de la pièce, sur une table ronde faite de marbre blanc, était déposé la maquette de la cité, exécutée avec une incroyable minutie. Elle offrait l'image de Clairétoile telle qu'elle avait été des siècles plus tôt : resplendissante.

Albérich demeura un long moment muet de stupeur, subjugué par la magnificence des lieux. Ensuite, il se sentit vaguement inquiet à l'idée de déranger ce qui avait survécu aux siècles. Ne risquaient-ils pas de tout détruire, de leurs doigts maladroits et empressés ? Il leur aurait fallu une armée de copistes, pour commencer, afin de préserver chaque mot, chaque croquis, de cette mémoire de toute une civilisation. Heureusement, il savait que chaque membre de son équipe ressentait la même révérence, même ceux qui n'adoraient pas les bibliothèques. On ne pouvait qu'être impressionné.
Une fois son instant d'émerveillement maîtrisé — il ne pourrait pas réellement passer, le cadre était trop formidable, il se mit en quête d'une table pour accueillir leur semblant de plan. Il avait emporté du parchemin et des plumes en suffisance, ils pourraient tous consigner toute découverte d'importance. Dès qu'il aurait installé ce petit quartier général, il se lancerait à l'aventure de l'exploration. Il en avait déjà le souffle court.

Contrairement à celui des bâtiments qu'ils avaient visités jusqu'à présent, le mobilier de bois de la bibliothèque avait en grande partie subsisté : il restait donc des tables et des bancs dans la plupart des salles, si bien qu'Albérich put s'installer où bon lui semblait. Quand il eut tranché, ses compagnons vinrent déposer leurs affaires à proximité, et le clerc se rendit compte que, pour éviter d'avoir à rentrer à la forteresse sur l'heure de midi, on avait emporté vivres et boisson en suffisance.
Enfin, Giovanni tira une épaisse pile de feuilles de son sac et se racla la gorge.
-Hum, je me doute que la plupart d'entre vous n'en auront pas besoin mais... Je me suis permis de préparer de petits lexiques de la langue que parlaient les Anciens. J'ai juste mis quelques mots utiles, comme ceux qui pouvaient servir à désigner des sections, à définir des thèmes... et ceux qui concernent les domaines sur lesquels nous nous axons. Je me suis dit que, peut-être, ça permettrait de gagner du temps...

C'était une excellente idée et Albérich remercia le barde pour son heureuse initiative. Il prit le temps de se familiariser avec le vocabulaire de base, puis leva le nez pour se trouver un partenaire de fouilles. Sans doute Giovanni et Thibault travailleraient-ils de concert, comme les deux bardes, et le couple de mages. Pour les trois autres, il n'aurait pu parier sur leurs affinités, aussi attendit-il de voir ce qui se dégageait. Ensuite, les choses sérieuses commenceraient...

Il apparut rapidement qu'Ambrosius, Luwyn et Erwan allaient faire équipe, soit par ce qu'ils s'entendaient bien, soit parce qu'ils en avait pris l'habitude depuis qu'Hubert, au fort, avait constitué l'escouade de lanceurs de sorts et lui avait demandé de rester prête à intervenir en permanence. Les trois autres groupes se constituèrent comme il l'avait imaginé. A présent, c'était à lui de trancher quant à celui qu'il rejoindrait... Mais il pouvait dès à présent noter que dans chacun d'entre eux, au moins en apparence, l'enthousiasme était de mise.

Il décida finalement de se joindre à Thibault et Giovanni, en gardant cependant ses distances pour ne pas donner l'impression de les surveiller. Le barde devait deviner qu'Hubert lui avait relaté son manque d'enthousiasme, et le Luménien ne voulait surtout pas risquer de grommellements. Il leur laissa donner l'impulsion quant à la direction qu'ils emprunteraient pour commencer. Il ne se sentait pas l'âme d'une Ruth et n'avait aucune idée particulière. Sans doute aurait-il pu se baser sur le plan de la bibliothèque de Luménis pour guider ses recherches, mais il avait l'impression que cela ne servirait pas à grand chose. Autant s'en remettre à Tymora... ou à l'oeil des Sunites, en l'occurrence.

Ils passèrent les premières heures à explorer les salles du rez-de-chaussée. Il apparut rapidement qu'elles étaient thématiques : une était entièrement consacrée aux romans et à la poésie, une autres aux sciences et aux techniques, une autre aux langues et aux civilisations (ce qui incluait l'histoire et la culture de différents peuples), une quatrième au monde connu, à sa géographie, à sa faune, à sa flore... Bien des savoirs contenus ici devaient être partiellement obsolètes, tandis que d'autres avaient pour une bonne part dû être oubliés. La plupart des ouvrages qu'ils consultèrent demeuraient lisibles quoiqu'ils soient abimés, tandis que d'autres étaient en trop mauvais état pour être touchés ou, à l'inverse, quasiment comme neufs. Tous, cependant, semblaient plutôt généralistes. Et, au cours de cette première partie de leur exploration, ils ne découvrirent rien sur les sujets qui les intéressaient.

Le Luménien avait du mal à ne pas se laisser happer par les ouvrages qu'ils découvraient, même s'ils ne correspondaient pas à ce qu'ils cherchaient en priorité. Il prit grand soin de compléter le plan au fur et à mesure de leurs investigations, histoire de pouvoir définir les prochaines étapes de leurs fouilles. Son humeur n'était en rien ternie par leurs maigres résultats : ils avaient encore le temps et mine de rien, ils débroussaillaient le terrain. Ruth viendrait leur donner un coup de main dès l'après-midi, de surcroît. Bref, il n'y avait pas lieu de se décourager. D'autant que la section sciences et techniques n'était peut-être pas si inutile que cela... mais ce serait pour un second temps.

Tout le monde - même ceux qui s'étaient montrés le plus réticents à la base - avait du mal à s'arrêter à présent que le travail était commencé, à présent qu'ils pouvaient plonger dans cet univers de savoir apparemment sans limites. Pourtant, alors que midi devait déjà être passé depuis un certain temps, leurs estomacs finirent par les rappeler à l'ordre et ils se retrouvèrent pour manger, devisant avec animation de leurs découvertes.
Ils s'attaquèrent ensuite au premier étage où, d'emblée, la tâche parut à la fois plus compliquée et plus prometteuses : les salles étaient ici plus petites et si elles demeuraient thématiques, elles touchaient à des sujets plus pointus, donc plus restreints et chacune d'entre elles pouvait en aborder un nombre assez conséquent.
Albérich - coup du sort ! - était en train d'examiner un rayonnage consacré à la théologie lorsqu'il entendit des pas dans la galerie voisine. Un instant plus tard, Gaspard s'encadrait dans l'embrasure de la porte, le mine grave.
-Je vous ai amené Ruth, annonça-t-il, s'efforçant de sourire. Mais... Puis-je vous dire un mot ?
Giovanni et Thibault, absorbés par leurs recherches, lui prêtèrent à peine attention.

La mine de Gaspard ne lui disait rien qui vaille, aussi acquiesça-t-il.
" Bien sûr."
Cela concernait peut-être simplement l'humeur de la gamine, mais Albérich avait du mal à croire qu'un chef militaire aurait arboré pareille expression pour un chagrin d'enfant...

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une cité perdue