La Couronne de Cuivre

Durant quelques secondes, Taliesin se sentit comme intimidé. Il faut dire que d'ordinaire, il ne racontait pas ses histoires dans la salle à manger, que Galathée ne venait pas l'écouter et puis... il y avait une nouvelle venue. Néanmoins, ses réflexes de barde reprirent rapidement le dessus et il se lança, optant pour un récit épique - afin de satisfaire tant les gosses que l'agent secret - et à la conclusion heureuse, un récit qui, de surcroit, fut plus long qu'à l'accoutumée. Pour une fois qu'ils avaient le temps...

Les gamins suivirent l'histoire du barde avec passion, Callie poussa des exclamations comme une gamine, et Galathée demeura tranquille, le sourire aux lèvres, presque énigmatique, pendant qu'il contait. Tout le monde applaudit quand il en eut terminé.
" C'était trop bien, remarqua la jeune garde.
— C'est le meilleur barde du monde !" s'exclama Victor en se levant sur le tapis.
Peu sentimentale, Galathée les envoya aussitôt se coucher, demandant à Taliesin de l'épauler pour aller coucher les jumeaux.

Pas mécontent de sa prestation et de l'accueil qu'on lui avait réservé, il s'empressa de l'aider. Une fois leurs rejetons dans leur berceau, ils n'auraient plus rien à faire avant le lendemain et, à son avis, ils décideraient de se coucher tôt : vu son état, Callie ne tiendrait de toute façon pas longtemps et, quant à eux, ce n'était pas si souvent qu'ils avaient cette opportunité. Mieux encore, il avait la certitude qu'il s'endormirait rapidement : pas de tracas, pas d'inquiétudes pour le tenir éveillé, juste des pensées réconfortantes et une bonne dose d'optimisme.

La rôdeuse lui proposa néanmoins de redescendre : même si Callie était fatiguée, c'était son premier soir à la ferme, et il semblait poli de l'accueillir comme il se devait, même si les raisons de sa présence étaient désagréables pour le barde. Mais s'il préférait, il pouvait déjà se coucher : elle le rejoindrait rapidement. Dans la chambre voisine, les garçons avaient innové en décidant de dormir ensemble, ce qui était inespéré... mais il semblait qu'ils bavardaient en dépit de l'extinction des feux.

Il ne songea pas un instant à intervenir : il était encore relativement tôt, les garçons pourraient se lever plus tard que de coutume le lendemain et, plus crucial encore, tous ces bons moments constitueraient la nouvelle base sur laquelle se développeraient leur interactions futures. Par conséquent, les rappeler à l'ordre aurait été contreproductif... Aussi, plutôt que la direction de leur chambre, il prit celle du rez-de-chaussée. Un peu de bavardage, peut-être un verre bu de concert... Il ne craignait pas cette veillée.

Callie était toujours assise au coin du feu, sous une couverture, et lorgnait les flammes d'un air absent. Elle sourit cependant au barde lorsqu'il reparut.
" Si vous voulez vous coucher, faut pas vous déranger pour moi, dit-elle. Je sais bien que je suis l'invitée encombrante, tout ça. Mais je vous ennuierai pas, promis. Je suis là parce qu'il faut bien qu'il y ait quelqu'un, et que le coin parait propice aux rétablissements. J'étais pas très motivée, je dois dire... Je suis calée ici pour plusieurs veilles, sans doute deux mois... La poisse. Mais on ne discute pas les ordres. Et puis tout compte fait, vous avez tous l'air plutôt sympas. Je ne crois pas que je m'ennuierai autant que je l'avais craint. Puis ça me fera une expérience, la campagne, tout ça."
Elle avait dit ça avec sincérité, sans le moindre mépris.

Il aurait pu s'attarder sur la soit-disant nécessité de la présence d'un agent secret au cœur même de la ferme : pour lui, c'était du flanc depuis qu'on l'avait privé d'une certaine mèche de cheveux et, à son humble avis, l'une de ces deux précautions était... superflue. Mais il choisit de n'en rien faire : il n'avait de toute façon pas le choix et, au fond, s'il pouvait rendre service à Kerun...
-Nous ferons en sorte que votre séjour soit le plus agréable possible, répondit-il, amical. D'ailleurs, puis-je vous proposer quelque chose à boire ?

" Hum... Je devrais prendre une bonne tasse d'infusion, avec du miel et du jus de citron, quelque chose comme ça. Du thym. Mais je boirais bien quelque chose de très légèrement alcoolisé. Comme ce poiré dont parlait votre compagne, tout à l'heure... Si je n'abuse pas... J'ai peur que quoi que ce soit d'autre m'envoie directement dans les limbes..."
Galathée entra et s'assit avec un soupir.
" Et bien, c'était une journée bien remplie..."

-Oui. Mais tout s'est bien terminé et, avec un peu de chance, la journée de demain sera plus paisible...
Il sourit : il y avait de fortes probabilités pour que ce soit le cas.
[color=#FFFFF66]-Tu veux boire quelque chose ?[/color]
Il irait ensuite en cuisine pour préparer la commande de Callie et celle de Galathée.

" La même chose qu'elle. Mais je vais quand même mettre de l'eau à bouillir."
Elle se tourna vers Callie.
" Ce ne sera pas obligatoirement imbuvable, je vous le promets."
La jeune agente sourit tandis que Galathée sortait à l'extérieur pour puiser de l'eau au puits. En gagnant la cuisine, Taliesin entendit que le silence régnait désormais dans les hauteurs : les deux garçons avaient dû décider de profiter d'une nuit tranquille, pour une fois.

Comme quoi, il avait bien fait de ne pas les rappeler à l'ordre...
Tout en servant le poiré, il se prit à rêver du jour où les relations des enfants seraient comme à présent : au beau fixe. Mais il fallait prendre son mal en patience, surmonter les embûches qui ne manqueraient pas de se présenter et... Cela finirait par advenir pour de bon.
Il revint donner son verre à Callie, déposa celui de la rôdeuse sur la table et, après s'être lui-même versé de l'eau-de-vie, il s''assit.
-Tant que j'y pense... Demain, levez-vous aussi tard que vous le souhaiterez : nous vous garderons votez petit déjeuner. Autant que vous profitiez du calme tant que vous le pouvez, parce que quand nous serons au grand complet... Les grasses matinées deviendront presque impossible.

" J'ai l'habitude de dormir avec beaucoup de bruit aux alentours, croyez-moi. Je vous l'ai dit : grande famille, enfance urbaine, puis les dortoirs, quand j'étais encore en formation... Non, ne vous inquiétez pas pour moi."
Elle sourit.
" Mais merci pour la proposition. J'en profiterai au moins demain. Mais je me retape peu à peu. Je suis déjà moins défoutue aujourd'hui qu'hier, et ça ira encore mieux demain, je pense."
Galathée avait reparu et mit de l'eau à chauffer.

-Je vous le souhaite, répondit-il, sincère.
Il songea à lui demander en quoi exactement avait consisté sa dernière mission, celle qui lui avait été fatale. Mais si elle était libre de dire qu'elle était revenue de la mort, le reste devait être couvert par le secret professionnel.
-J'ai parfois eu l'envie d'ouvrir une auberge, reprit-il plutôt avec un demi-sourire. Mais résidence de convalescence pour les agents luméniens, ça n'est pas mal non plus.

" Maison de convalescence, je ne vous le conseille pas. Un agent à la fois, à la rigueur, mais pas plusieurs en même temps. Ce serait la catastrophe ! Nous ne sommes généralement pas doués pour nous la couler douce, et votre havre de paix se transformerait rapidement en centre d'entraînement. Surtout avec l'environnement que vous avez ici : trop de possibilités ! Une auberge, c'est plus raisonnable. Et les bagarres de taverne seront moins meurtrières."

Il sourit.
-Sans doute. Mais en réalité, je n'ai pas vraiment l'intention d'ouvrir quoi que ce soit...
Il la croyait volontiers quand elle parlait de la tendance des agents secrets à ne pas savoir tenir en place. Néanmoins, il pensait qu'elle sous-estimait les capacités de la marmaille à exploiter l'environnement rural. Pas étonnant, pour une citadine... Enfin, elle découvrirait bien assez tôt que la ferme n'était pas aussi constamment paisible qu'on pouvait le croire.

" Il ne faut jamais dire jamais. Vous avez l'espace pour... une cuisine délicieuse... un barde en résidence... Si jamais vous décidiez d'abandonner l'agriculture, les lieux ont du potentiel. Bien sûr, on est sans doute un peu trop près de Luménis... Mais en imaginant une auberge à thème... Pour accueillir les mariages, par exemple, ou pour la convalescence... oups. Le serpent se mord la queue."
Elle rit joyeusement.
" Et le loir va regagner son nid douillet. C'est bizarre, quand même, d'avoir tant envie de dormir alors qu'on vient tout juste de se réveiller."

Il était sur le point de répondre que la ferme était trop mal située, qu'il y avait une bonne auberge à Pré-aux-Sources et que de toute manière, il n'infligerait jamais un tel projet à sa famille et aux Merlus. Mais déjà, la jeune femme avait changé de sujet.
-Cela peut paraître bizarre, effectivement. Cependant, c'est plutôt logique d'un point de vue... médical, disons. Et sans doute est-ce mieux ainsi : si l'on se remettait en seulement quelques heures d'une résurrection, cela risquerait d'inciter à l'imprudence...
Il sourit à nouveau.
-Je vous souhaiterais bien bonne nuit, mais vous ne pouvez pas vous retirer avant d'avoir bu votre infusion. Vous verrez, elle vous fera du bien.

La jeune femme lui décocha une grimace amusée.
" Je vais être sage, promis. Mais c'est moi qui suis censée veiller sur vous, pas le contraire !"
Elle goûta sa tasse.
" Allez, ça va, c'est pas mauvais. Vous aviez raison."
Galathée croisa les bras.
" Vous avez le droit de nous raconter ce qui vous est arrivé ?
— Pas dans le détail. Mais disons que j'étais sur une affaire de surveillance qui a mal tourné. Quelqu'un m'a vendue. Je pense. Les mauvaises langues diront que je me suis trahie, mais je ne crois pas. Je ne vois pas quand ni comment. Ma couverture était solide, je n'avais pas contacté la base depuis des veilles entières ! Mais bref. J'ai pris plusieurs coups de couteau. Heureusement, l'un d'entre eux a été fatal et on a jeté mon corps dans le port. Règlement de comptes chez les petites frappes, j'ai le profil rêvé. J'ai eu de la chance qu'on me récupère avant que les poissons ne me bouffent. Je ne suis pas certaine qu'on m'aurait ramenée si j'avais été en pièces détachées. C'est un peu cher pour l'état."

Il grimaça légèrement. Que l'on puisse considérer être chanceux en ayant reçu une blessure mortelle et que l'on résonne en terme de coûts lorsqu'il était question de vies, cela le mettait mal à l'aise. D'un autre côté, sans doute Callie aurait-elle enduré pire si elle avait été capturée, sans parler de la mission mise à mal... Et puis, lorsqu'on s'engageait sur une telle voie, l'on devait savoir à quoi s'attendre.
-Heureux pour vous que tout se soit bien terminé, fit-il, sincère. Et vous avez du mérite d'être impatiente à l'idée de reprendre vos fonctions. Personnellement, j'hésiterais beaucoup...

La jeune femme sourit.
" C'est toute ma vie, vous savez. C'est une flamme inextinguible. C'est une mission. C'est inexplicable, je suppose."
Elle haussa les épaules.
" Mais vu que je suis grillée dans certains milieux, j'imagine qu'on m'enverra plus loin, la prochaine fois. Ou je serai affectée à la formation des p'tits nouveaux. Vu mon âge, un comble. Mais bon. Je ferai ce qu'on me dira de faire. Sans doute qu'avec une nouvelle coupe de cheveux et une petite teinture, je pourrai reprendre du travail de terrain dans un nouveau secteur. Et je serai beaucoup beaucoup beaucoup plus prudente."

Ah, on y arrivait ! Si elle avait pris une telle résolution, c'est peut-être qu'elle ne s'était pas montrée tout à fait assez prudente jusque-là... En tout cas, une chose était sûre : il ne pouvait pas comprendre la flamme qui l'animait. L'admettre, oui, mais au-delà... Lui-même n'avait jamais appartenu à un état, à une ville ; certes, il s'était lancé à la recherche des survivants de sa cité natale, mais c'était avant tout par fidélité envers son maître et aussi, probablement, parce qu'il espérait retrouver des traces de ses parents. Aujourd'hui, il serait prêt à donner sa vie pour les siens. Sans hésiter une seule seconde. Toutefois, le faire pour Luménis ou pour toute autre nation... Cela ne lui viendrait même pas à l'esprit.
-Je ne doute pas que vos supérieurs, soucieux d'utiliser au mieux leurs ressources, vous trouveront des missions à votre convenance. dit-il néanmoins, tranquille.

" Alors là, vous ne connaissez pas mes supérieurs. Ou plutôt, vous connaissez seulement une facette de leur personnalité ! Je vais d'abord me faire engueuler sérieusement un certain nombre de fois, avant qu'on me laisse ressortir. Et je risque d'avoir un chaperon. Sans doute pas longtemps. Ils savent que ça m'énerve et que je les sème plus vite que le vent."
Elle soupira.
" Mais ce n'est pas pour tout de suite. Je suis en congé ! Et si je suis sage... Vous me ferez une petite lettre de recommandation, non ? Je suis sûre que votre opinion pourrait avoir un sacré poids sur certains décideurs..."

Ce fut d'abord la surprise qui l'emporta : il ne s'était certainement pas attendu à ce que ses relations privilégiées avec Kerun soient de notoriété publique au sein des services secrets. Puis ce fut l'amusement qui prit le dessus et il sourit largement.
-Je crois que vous surestimez grandement mon influence, répondit-il. Mais très bien, si vous êtes sage, je glisserai un mot en votre faveur à certaines personnes.
Pourquoi se priver d'un moyen de pression, fut-il factice ? On ne savait jamais, cela pouvait servir si elle avait tendance à trop semer la zizanie...

Callie sourit, goguenarde.
" Un prêté pour un rendu, je suppose."
Elle vida sa tasse et se leva.
" Je vais aller me coucher. Merci pour votre accueil, c'était une journée agréable."
Galathée la salua.
" Bonne nuit."
La demi-elfe s'éclipsa.

-Bonne nuit ! avait-il également lancé, amical.
Il termina son verre, s'étira, adressa un large sourire à sa compagne.
-Alors, nous montrerons-nous raisonnables en allant nous coucher ou profiterons-nous du fait qu'une fois n'est pas coutume, nous avons la ferme rien que pour nous ?

" As-tu une idée en tête ? Je ne vois pas très bien ce que nous pourrions faire d'incroyable dans une ferme endormie..." dit Galathée avec un sourire sceptique.
Elle s'étira.
" Mais je ne me sens pas particulièrement fatiguée pour autant, donc... A toi de me dire."

L'elfe haussa les épaules.
-Pour être honnête, je n'avais pas d'idée préconçue. Mais...
Son sourire se fit radieux.
-Mais on n'est pas obligés de faire quoi que ce soit de particulier. On peut juste profiter de ce qui est, somme toute, notre première soirée en amoureux depuis des lustres et, peut-être la dernière avant longtemps ! En plus, nous avons des choses à fêter...
Autant rester évasif sur ce point : le risque qu'ils soient entendus n'était pas nul.
-Je te resserre quelque à boire ?

" Un fond de poiré. Vu que j'allaite ces monstres... Bon, ils font leurs nuits, généralement, mais on ne sait jamais. Je me laisserai aller quand ils auront six mois et que nous commencerons à leur donner autre chose à manger."
Elle sourit.
" Cela dit, ces ogres m'épuisent. S'il reste quelque chose à manger en cuisine, n'importe quoi, je ne suis pas contre. Je vais finir par disparaître, à force."

-Je ne permettrait pas que cela se produise, affirma-t-il, solennel.
Quelques instants plus tard, il était de retour avec ce qu'il restait des desserts préparés la veille - pas grand chose, mais tout de même. Il versa le poiré à sa compagne, se servit lui-même de l'eau de vie en se disant que deux verres, cela restait raisonnable.
-Aux miracles dont nous avons été témoins aujourd'hui ! reprit-il en levant son verre.

" Aux miracles, oui, dit la jeune femme en souriant. Mais je n'ai jamais douté d'une amélioration... Miracle est un bien grand mot."
Elle soupira, soudain pensive, et se blottit contre l'épaule du barde.
" Le miracle, c'est que nous soyons là, un an plus tard, vivants, réunis, plus forts qu'avant encore."

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La ferme Desmoulins