La Couronne de Cuivre

Le Luménien prépara des infusions revigorantes pour Thibault et son cousin, et chargea la sienne de marjolaine et d'aubépine, pour lui calmer les nerfs. Il battit ensuite en retraite dans sa chambre, rangea rapidement ses affaires, avant de s'asseoir sur le lit, contre le mur, et de draper la couverture sur ses épaules. Il se concentra sur les mouvements amples de sa respiration. Il sentait l'angoisse lutter contre les plantes qu'il avait bues, tenter de percer la protection ténue qu'elles offraient. De temps en temps, un frisson l'animait sans qu'il puisse le réfréner. Il n'était pas fier de la manière dont il avait perdu son sang-froid en réalisant que Bastien et Aubin avaient disparu, du spectacle affligeant qu'il avait donné à ses compagnons. Il avait perdu sa maîtrise sur lui-même, jusqu'au bout, à cause des Sharites. Au-delà de ce qui s'était réellement produit dans la Tour, c'était le fait qu'il puisse échapper complètement à tout contrôle qui l'effrayait. Cela lui ressemblait si peu. Les pensées extrêmes qui l'envahissaient alors, les comportements absurdes qu'il posait étaient inquiétants en eux-mêmes. Et il suffisait d'un rien pour que cette terreur remonte à la surface. L'obscurité d'une cellule. L'étreinte d'une femme. Même sans le moindre suppôt de la Nuit à l'horizon, il restait quelque chose de tapi en lui qui ne demandait qu'à se répandre à l'extérieur, sans prévenir. Il n'était pas certain de pouvoir identifier les conditions de cette résurgence. Certaines, oui. Parce qu'il se souvenait de ce qui s'était produit. D'autres, non. Car il avait refoulé une partie de ses tourments, ne laissant plus que des impressions furtives, imprévisibles, potentiellement destructrices.
Il aurait voulu s'excuser auprès de Thibault pour ce qu'il avait dit et la violence de son attitude, mais le Sunite semblait regarder éternellement vers l'avant et ne jamais s'appesantir sur la veille. Albérich respecterait ses manières.
Il songea aux paroles de Noir Dessein, à nouveau. Le Sharite avait dû mentir. Pourquoi un groupe de clercs de leur pouvoir auraient-ils dévoué leur temps aux souhaits d'un petit barde jaloux rencontré sur le bord de la route ? Bien sûr, cela servait leurs objectifs. L'un n'empêchait pas l'autre. Aubin pouvait les avoir aidés à sélectionner une cible parmi plusieurs victimes potentielles. Ou alors Noir Dessein mentait. Il mentait sûrement. Mais comme le savoir ?
L'idée que le Sharite se trouvait sous le même toit, au creux même de cette garnison qui avait constitué son refuge depuis des mois, finit par rendre Albérich nerveux en dépit de ce qu'il avait ingurgité. Au bout d'un moment, l'immobilité lui parut intolérable, alors il se leva, prit son sac, quitta sa chambre et le bâtiment, et alla se planter dans la terre retournée du potager.

Des pas.
Thibault qui s'approchait, la mine inquiète. Il portait un seau plein d'eau à la main. Destiné à Douce, probablement.
Il hésita, ne sachant s'il devait passer son chemin et laisser Albérich tranquille, ou venir lui parler.
Il opta finalement pour la deuxième solution.
-Tout va bien ? demanda-t-il, d'un ton emprunt de sollicitude.

Albérich lui jeta un regard en coin, puis sourit faiblement.
" Ça va, oui. Ne t'en fais pas, je voulais juste... J'avais besoin d'un peu d'air. Je suis prêt à partir, quand vous le voudrez... Dis-moi si je peux faire quelque chose pour vous aider."

Le clerc secoua la tête.
-On est quasiment prêts : Aubin est drogué, les bagages sont bouclés, la nourriture rassemblée,.. Je dois juste apporter ça à ta jument : on lui a déjà fait de la place dans la remise. Enfin, si tu veux absolument t'occuper, on peut toujours te trouver un truc...
Il le dévisagea, attentif.
-Et si tu veux... si tu as besoin de parler, tu sais que je suis là, n'est-ce pas ?

Albérich eut un léger sourire.
" Je sais, oui. Ne t'en fais pas. C'est juste... un peu de tension... Cela passera. " répondit-il.
Il lui emboîta le pas, histoire de ne pas rester à ne rien faire.
" Au fait... Est-ce que tu penses que ta mère pourra m'héberger lorsque nous serons à Erhedun ? Je ne m'attarderai pas mais... je suis un peu à sec en ce moment et... j'aimerais autant ne pas devoir aller quémander l'hospitalité du temple..."

-Tu n'as pas à te justifier, Alby. Ni même à poser la question : tu seras le bienvenu, que ce soit chez elle, à Erhedun, où chez Aidan à Dansedunes.
Ils pénétrèrent dans la réserve libérée de quasiment tout ce qui l'occupait précédemment. Plusieurs seau pleins étaient déjà alignés contre l'un des murs.
-Tu as le don de te faire aimer, tu sais ça ? continuait le Sunite. Ma mère est d'emblée tombée sous ton charme. Et tous les autres aussi... J'en suis bien content. Sauf que je redoute un peu toutes les anecdotes embarrassantes sur ma lointaine jeunesse qu'ils se feront un plaisir de te raconter, tôt ou tard. Amener un ami dans sa famille, c'est risqué, à ce niveau-là.

Albérich sourit, un peu gêné par l'étrange déclaration du Sunite, et l'aida à placer son dernier seau.
" Pourtant, avec le nombre d'anecdotes embarrassantes te concernant dont j'ai été témoin personnellement, tu ne devrais plus t'inquiéter de ta réputation... J'aurais cru que le risque était davantage que moi, je leur raconte à quoi tu passais tes journées studieuses de novice à Erhedun." fit-il. " Cela dit, merci pour cette hospitalité future. Je tâcherai de conserver le côté rustico-exotique qui me rend si populaire."

Thibault éclata de rire.
-Rustico-exotique, voyez-vous ça ! Ce n'est pourtant pas de cette manière que je t'aurais décrit, et je ne pense pas que c'est ainsi qu'ils le feraient. Non, m'est avis qu'une bonne part de ton charme vient... de ton côté sérieux, sage, posé. On en a pas beaucoup des comme ça, dans notre famille, tu as pu t'en rendre compte.
Il déposa son seau, se frotta les mains.
-Et je ne crains pas que tu leur raconte mes occupations d'alors. Après tout, je suivais au pied de la lettre les enseignements de Sunie, et d'aucun me jugeaient un élève prometteur. En revanche...
Il s'assombrit.
-Oui, tu pourrais leur parler de mes mauvaises blagues, de mes mauvais coups à ton égard. Là, ils aimeraient tout de suite moins.

Albérich lui sourit sans gravité.
" Allons, je ne suis pas rancunier. Ces choses datent d'il y a plus de vingt ans. De plus, tu m'as amplement prouvé ces derniers jours que nous n'étions pas prisonniers de nos rapports d'autrefois."
Il esquissa une légère grimace.
" Je crains cependant de m'en être ouvert à ta mère. Je n'avais pas l'intention de me plaindre, mais elle avait une image tellement... originale de cette époque que ça m'a échappé."

-Pardon ?
Le Sunite s'était instantanément tourné vers lui.
-Elle t'a... Tu lui as...
L'expression d'incrédulité qui, en l'instant, marquait ses traits était presque comique. Il fit néanmoins effort pour la dissimuler.
-Qu'est-ce que je disais ? N'amenez jamais un ami chez vous votre mère se fera un plaisir de raconter plein de choses embarrassantes...
Il soupira, se dirigea vers la porte mais s'immobilisa avant de la franchir.
-Que t'a-t-elle dit ? demanda-t-il, l'air dégagé.

Albérich le dévisagea avec une expression amusée, un peu interdit par sa réaction.
" En gros, que j'étais ton camarade favori, si je me souviens bien... J'ai essayé de lui expliquer qu'elle devait me confondre avec Reynald, mais elle n'a pas voulu en démordre. A vrai dire, nous étions en train de te poursuivre, nous n'avons pas vraiment creusé le sujet. Peut-être me confondait-elle en réalité avec Euryale, ce qui est sûrement un peu vexant... pour elle ou pour moi." raconta-t-il avec humour.

-Et voilà qu'il croit ma mère sénile, à présent... fit le clerc, comme s'il s'adressait à lui-même; Pourtant, même si c'était le cas, je lui ai tellement rabattu les oreilles avec toi qu'elle se souviendrait de ça alors même qu'elle aurait oublié le reste.
Il lui refit face.
-Mais elle n'est pas sénile, et ne te confond ni avec Reynald, ni avec Euryale.

Albérich se sentit soudain vaguement mal à l'aise.
" Heu... Tu dois mal te souvenir de moi, toi aussi... Le novice le plus rabat-joie d'Erhedun ? Le Lamentablandrite ? Alby-l'Ennui ? A moins que tu ne lui aies demandé des conseils sur la manière de me dévergonder ?"
Il fronça les sourcils.
" Honnêtement, Thibault, tu ne dois pas chercher à réécrire le passé. Il n'y a pas de mal, vraiment. Je ne t'en tiens pas rigueur. Je sais que j'étais remarquablement... pénible. Et je sais aussi que tu n'avais pas l'habitude qu'on résiste à ton charme. Nous étions dissemblables, voilà tout."

Thibault soupira.
-Mais quelle est donc cette manie de douter de la mémoire des autres ? Ma mère et moi serions-nous victimes d'une hallucination collective rétrospective ? Allons, Alby...
Il eut un sourire un peu vague.
-Il me semble que tu as oublié les débuts. Les tout débuts. Avant... Avant les sobriquets, les plaisanteries de mauvais goût, les blagues lamentables. A cette époque-là, au moins, je ne crois pas avoir été si odieux... Souviens-toi des réunions œcuméniques, les premiers mois, alors que notre groupe se formait, se soudait... Après, bien sûr...
Il secoua la tête.
-Tu étais tellement renfermé... Tellement timide... Et tellement... hermétique à mes tentatives de rapprochement, aussi... Quoi que tu ne les a peut-être même pas remarquées, ou pas prises au sérieux... Je devais donner l'impression d'essayer de me rapprocher de tout le monde, sans doute... Mais bref... A force, au bout d'un moment, ça m'a agacé, et j'ai commencé mes bêtises. Peut-être pour... Attirer ton attention, ou te faire réagir. C'était stupide de ma part. Méchant et stupide. Mais... Peut-être y avait-il aussi, comme tu le dis, le fait que tu sois le seul à ne pas rechercher mon amitié, ce qui devait me blesser... Pourtant... Si je n'avais pas cherché, moi, ton amitié, je me serais contenté d'indifférence...
Il grimaça.
-Je ne veux pas paraître me justifier. C'était injustifiable, ce que j'ai fait. Je veux juste te dire que non, je ne réécris pas l'histoire. Ni ma mère non plus. Quand je disais, tout à l'heure, que tu as le don pour te faire aimer... Et bien, ça marchait déjà, à l'époque. Euryale, Reynald, Artémise t'aimaient beaucoup. Et moi aussi. Mais voilà : nous étions différents, je t'agaçais prodigieusement, je ne savais pas comment agir pour ne plus t'agacer... Alors je t'ai persécuté.
Il se détourna, embarrassé.
-Si tu savais le nombre de fois où j'ai songé à venir te présenter mes excuses... Le nombre de fois où j'ai failli le faire... Malheureusement, je n'ai pas osé. Trop peur que tu m'envoies balader, probablement. Et je devais avoir l'espoir que les choses s'aplanissent, avec le temps...
Le Sunite lui refit face, s'arracha un sourire.
-Elles se sont aplanies, finalement. J'en suis heureux. Et tu ne peux pas imaginer le bien que ça m'a fait de constater que... Que tu ne m'en voulais pas. Que tu tenais à me revoir, malgré tout ça... Alors... Je sais que c'est sans doute un peu débile de le faire à présent, mais... Tant pis, je n'ai plus peur de paraître ridicule et... ça me reste quand même sur le cœur...
Il prit une profonde inspiration.
-Je te demande pardon pour ce que je t'ai infligé à cette époque, Albérich. Sincèrement. Et je te remercie... de la bienveillance que tu m'a témoignée dès ton retour à Erhedun.

Albérich demeura muet, incrédule, après cette soudaine tirade. Il finit par se reprendre, cligna une fois des yeux et hocha la tête.
" J'accepte tes excuses, évidemment et c'était tout naturel..." murmura-t-il, embarrassé. " Je ne sais que dire. Je n'avais pas idée que... comment aurais-je pu... Je n'ai... pas cherché plus loin que ce que tu me donnais à voir. Je suis... je suis navré, moi aussi. Mais je n'avais pas la force... ou la maturité... ou la souplesse... d'être quelqu'un d'autre."
Il pinça les lèvres et sourit doucement.
" Nous n'allons pas pouvoir changer ce qui s'est produit autrefois. Et je pense que nous continuerons à être dissemblables. Mais nous avons grandi, n'est-ce pas. Et savoir que je peux compter sur toi, c'est... c'est énorme, pour moi, aujourd'hui. C'est vital."
Il détourna le regard, une seconde, passablement gêné.
" Cela dit, je ne te pardonnerai quand même jamais le coup des truites dans le temple de Mystra. Mon indulgence a des limites."

-Oui, c'était stupide. Mais... Assez cocasse. Enfin, stupide plus que cocasse, évidemment.
Il sourit. La gravité semblait déjà l'abandonner.
-De mon côté, je ne te pardonnerai jamais d'avoir repoussé mes avances. De ce refus est né un complexe, complexe intolérable pour un jeune Sunite, et pour en triompher, pour me persuader que je pouvais quand même être attirant, j'ai dû coucher avec tous ceux qui passaient à ma portée...Mais... On dira que c'était de bonne guerre.
Il se détourna, s'étira. Semblait déjà prêt à repartir pour achever les ultimes préparatifs.

" Je pense au contraire que mon refus a été salvateur." fit Albérich sur un ton badin. " Tant qu'il en est pour te résister, tu es forcé de te surpasser, tu deviens de plus en plus séduisant, de plus en plus séducteur... Tu perfectionnes ton art. Un bon Sunite devrait toujours avoir une sorte de... comment appeler ça... un objet du désir inatteignable... qui le pousse à se sublimer... En fait, tu devrais me remercier. C'est grâce à moi que tu es aussi bon. Je suis ta muse, en réalité. Si un jour, tu parviens à me mettre dans ton lit, ta carrière sera terminée."

-C'est une façon de voir les choses... murmura-t-il. Il n'en reste pas moins que tu as habité nombre de mes nuits, alors... Et ne dit-on pas que le premier chagrin d'amour est le plus douloureux ?
Il sourit.
-Mais je pense que ma carrière est terminée, de toute façon. Et il n'y a pas de carrière, d'ailleurs. Être Sunite, ce n'est pas seulement collectionner les amants, les amantes. L'amour qu'on nous enseigne, ce n'est pas que ces passades aussi intenses que brèves...
Il grimaça.
-Mais nous n'allons pas nous lancer dans un grand débat théologique maintenant. Nous avons un voyage à faire, je crois...

" Oui." répondit simplement le Luménien. " Nous ferions mieux d'y aller."
Il était plutôt soulagé que leur conversation s'arrête là. Il n'était pas certain de savoir ce qui exactement était de l'ordre de la plaisanterie et ce qui était davantage une sorte d'aveu dans ce qu'ils venaient d'échanger. L'idée que Thibault adolescent puisse avoir été épris de lui semblait complètement farfelue. Et pourtant, dans la manière dont il l'avait exprimé, il lui avait semblé percevoir... rien du tout. Une énième boutade. Trente ans s'étaient écoulés depuis, de toute façon. Et le Sunite avait simplement focalisé son attention sur ce qui lui résistait.

-De toute façon, comme tu le disais, on ne peut pas changer le passé. Mais ça m'a fait du bien de te dire ces choses. Je me sens... plus léger. Mine de rien, ça me culpabilisait pas mal... Ne reste plus désormais que les regrets. Et le chagrin d'avoir été repoussé par le premier à qui j'ai osé demander de partager ma couche...
Il secoua la tête.
-Enfin, tout n'était pas noir non plus, à l'époque. Nous allions souvent nous baigner. Du coup, je n'étais pas obligé de simplement imaginer... C'était une bien maigre compensation, mais une compensation tout de même.
Il sourit à nouveau, un peu rêveur, puis se détourna et gagna le jardin.

Albérich demeura en arrière, abasourdi. Thibault ne plaisantait pas du tout.
" Tu étais amoureux de moi ? Toi ?" lâcha-t-il finalement, incrédule. " Mais tu étais odieux avec moi. Je me sentais gauche, stupide, j'ai pensé mille fois ne pas venir aux rendez-vous que nous nous fixions, j'avais l'impression d'être l'éternelle cinquième roue du chariot... Tout ça parce que... Je tombe des nues, excuse-moi."
Il secoua la tête.
" Excuse-moi. Je ne devrais pas... douter de quelque chose qui a manifestement été important et difficile pour toi... Simplement... Je n'avais pas idée. Je suis désolé que... d'avoir été... incapable de réagir comme tu l'espérais à l'époque, mais... honnêtement... Je n'aurais jamais imaginé... J'ai même encore du mal à y croire. J'étais l'antithèse absolue de ce qui te plaisait. Mais je suis désolé de t'avoir... blessé."

-Bien sûr que j'étais amoureux de toi, et ce n'était pas une passade, je peux te l'assurer... murmura Thibault. Et cette différence dont tu parles... Elle a largement contribué à nourrir la flamme qui brûlait en moi. Tu sais, on s'éprend rarement de ceux qui nous ressemblent trait pour trait. Ce serait par trop... ennuyeux. Ou nombriliste. On finirait par se lasser. Alors qu'avec quelqu'un qui diffère de nous... On s'enrichit, on se complète. Si l'on ne recherchait dans les autres que son propre reflet... Et bien, par exemple, le culte sunite serait renfermé sur lui-même, fonctionnerait en vase clos. Ne s'ouvrirait jamais aux autres...
Il soupira.
-Mais ne sois pas désolé. Pour rien. Si au début, tu n'as pas remarqué mes avances, mes signaux... c'est que tu n'étais pas prêt, simplement. J'aurais dû le comprendre. Et par la suite... Comment aurais-tu pu te douter que je t'aimais, alors que j'étais... ignoble ? Alors... Tu ne dois vraiment, vraiment pas être désolé.
Il se frotta le menton, vaguement nerveux.
-En fait.. C'est moi qui suis désolé. J'imagine que... tu n'avais pas exactement envie d'entendre ce genre de chose. Surtout vu les circonstances. Je ne sais même plus comment on en est venus à parler de ça... Ah si, ma mère, mes brimades... Bon, au moins, tu connais leur origine, à présent. Et j'ai pu te dire à quel point je m'en étais voulu, je m'en voulais. Merci... d'avoir accepté de m'excuser. Et pardon pour le grand déballage.

" Il n'y a pas de mal. " répondit simplement Albérich.
Il ne voyait pas bien ce qu'il aurait pu dire d'autre. Une partie de lui avait encore l'impression que tout ceci n'était qu'une vaste plaisanterie, que Thibault réinventait le passé pour le mettre mal à l'aise, comme il avait su si bien le faire autrefois. Pourtant le Sunite était manifestement sincère, et un peu troublé, ce qui embarrassait grandement le Luménien. Il se demanda si tout le monde avait su sauf lui, s'il avait été le seul à être aveugle. Pourtant, quand il avait évoqué le passé avec Euryale, en hiver, elle n'en avait rien dit. Peut-être Thibault avait-il été tellement subtil que personne n'avait rien vu. Bien sûr, le principal intéressé aurait pu être plus perspicace que les autres, mais à quatorze ans, on avait des excuses pour ne pas imaginer pouvoir être l'objet de l'affection d'un de ses condisciples. Surtout lorsqu'il s'agissait d'un lumineux extraverti et que l'on était un gamin réservé et maladroit. Surtout lorsque c'était un autre garçon.
Albérich avait toujours lu les avances de Thibault comme autant de provocations destinées à le mettre mal à l'aise, lui rappelant combien il était lamentablement coincé. Ce qui n'avait jamais manqué. L’idée que le Sunite avait véritablement pu ressentir quelque chose de profond pour lui paraissait complètement saugrenu. Il avait l’impression que cela rendait caduc chacun des souvenirs qu’il avait de son camarade. L’humanité était bien mal inspirée lorsqu’elle transformait le plus pur des sentiments en son contraire. Le Luménien ne s’était pas appesanti sur les retombées de ce que Thibault lui avait fait subir, mais ce mépris caractérisé, explicite, l’avait profondément affecté. Pendant que le Sunite fantasmait dans les ténèbres de sa couche, le Lathandrite intériorisait sa médiocrité dans les larmes, en dépit des encouragements de ses supérieurs. Car le pouvoir des pairs dépasse immanquablement l’influence des aînés. Quel gâchis, rétrospectivement. Néanmoins, il n’était pas certain que sa réaction, s’il avait réellement compris ce que Thibault ressentait, aurait été plus constructive. Il se serait probablement enfui, effrayé, inquiet pour son intégrité. Ils ne se seraient plus jamais revus. Et peut-être auraient-ils été autres.
Tout cela était révolu. Seul comptait l’instant présent.
" Il n’y a pas de mal, vraiment. " répéta-t-il.

-Alors tout va bien... murmura le Sunite, d'un ton encore un peu vague.
Au dehors, un cheval hennit. C'était manifestement ce qu'il manquait à Thibault pour reprendre pied dans la réalité. Il s'ébroua, comme s'il émergeait d'un rêve, puis se mit à compter sur ses doigts.
-Bon, mais donc... Douce, c'est fait. Les vivres, c'est fait. Aubin... c'est fait aussi. Et bien... Je crois que nous sommes prêts à partir.

Albérich emboîta le pas de Thibault comme il regagnait l'entrée de la garnison où devait les attendre Clovis. Ses pensées étaient un peu confuses. En même temps, il sourit en réalisant que cette conversation, aussi étrange soit-elle, lui avait efficacement changé les idées. Il espérait cependant que ses rapports avec Thibault n'en souffriraient pas trop. Il aurait été malheureux de se découvrir un ami pour le perdre tout aussitôt à cause d'antiques malentendus.
Il poussa un soupir en réalisant qu'il allait devoir monter en selle, à nouveau. Il se sentait moulu d'anticipation. Clovis serait probablement celui qui chevaucherait avec Aubin. Il ne pensait pas Thibault suffisamment pervers pour se complaire dans une étreinte forcée avec un ex-amant saucissonné. Quant à lui, l'idée d'approcher Noir Dessein lui donnait une franche nausée.

Les trois montures qui les porteraient jusqu'à Erhedun étaient alignées près du portail. Clovis, déjà en selle, tenait aubin contre lui : il avait manifestement réussi à le hisser et à le maintenir en place sans l'aide de personne. De surcroît, il avait jeté sur les épaules du barde un vaste manteau déniché on ne savait où, lequel se révélait cependant des plus appropriés. A les voir ainsi, on n'aurait pu imaginer que l'un des deux fût un prisonnier ligoté, et l'autre son gardien.
-Tu es sûr que tu veux cet étalon ? fit Thibault en désignant l'animal aussi nerveux qu'ombrageux. Si tu préfères, je te cède ma docile jument. Enfin, je dis ça, mais comme tu sembles désormais un cavalier émérite, je ne voudrais pas te priver d'un compagnon à ta hauteur...

Albérich lui jeta un faux regard noir, suivi d'un sourire sincère.
" J'accepte ta proposition avec reconnaissance. Je ne suis pas un cavalier émérite et ne serai jamais un cavalier émérite. La docile jument me va très bien."
Il confia les rênes de l'animal à Thibault avant qu'il puisse changer d'avis et se dirigea vers sa monture. Elle semblait placide mais plus suspicieuse que Douce. En même temps, il était sans doute nécessaire de se lancer de nouveaux petits défis en la matière, sinon il n'évoluerait jamais. Il espéra cependant que ses compagnons feraient quelques pauses en route. Il enfourna ses affaires dans les fontes, fixa son manteau à l'arrière de la selle, puis se hissa sur le dos de la bête, qui fit un léger écart, comme si elle protestait de devoir porter un tel poids. Il est vrai qu'Albérich était sensiblement plus lourd que Thibault mais il ne put s'empêcher de la faire volter doucement.
" Regarde, ça pourrait être pire, tu pourrais devoir en porter deux." lui souffla-t-il en flattant son encolure racée.
Thibault avait manifestement du goût en matière de canassons.

Thibault l'observait, radieux, le sourire jusqu'aux oreilles.
-Elle s'appelle Mutine. Son jeu préféré ? Désarçonner son cavalier au moment où il s'y attend le moins, avant de fuir au grand galop. Tu connais à présent le pourquoi de ma mise déplorable d'hier... Quant à celui-ci...
Il se jucha sur sa monture.
-De quelle manière qu'on l'ait baptisé, Aubin le surnomme Esbroufe. Il ressemble à un étalon, il a l'odeur d'un étalon et en réalité... c'est un étalon. A ceci près qu'il a le caractère d'un agneau. Plus docile, tu meurs !
Déjà, Clovis avait pris les devants et franchissait le portail.

Albérich se tendit instantanément, ce qui ne manqua pas d'alerter la jument, laquelle se crispa à son tour sous la selle.
" Excellent. Avoir survécu aux Sharites pour me rompre le cou dans un fossé, c'était exactement mon programme de la jou... journ... ooooh..."
Mutine avait déjà pris les choses en main, échappant au contrôle de son cavalier pour précéder Esbroufe dans le jardin et se glisser au petit galop sous le portail. Elle dépassa Clovis et son fardeau, accéléra encore, donna un coup de tête pour s'assurer que les rênes étaient définitivement hors de portée de l'humain qui la chevauchait et s'enfonça dans les bois en bottant. Heureusement, dans la bonne direction. Déséquilibré sur l'encolure de la bête, Albérich se cramponna du mieux qu'il put, priant pour que l'animal ne l'envoie pas contre un tronc. Il n'avait pas réellement l'intention de se briser les reins dans les premiers mètres de leur équipée. Mutine galopait de plus en plus vite, trébuchant sur les racines qui croisaient la piste inégale, puis elle se mit à bondir au moindre semblant d'obstacle. Le Luménien abandonna tout espoir de la maîtriser et se concentra sur un but unique : ne pas tomber. Ce qui exigea une concentration sans faille. Il avait craint les courbatures, il était désormais certain que s'il survivait entier, elles seraient mémorables. Le terrain se dégagea, se transformant en lande fleurie couverte d'insectes bourdonnants. Mutine prit encore de la vitesse. Albérich n'avait aucune idée de la distance à laquelle se trouvaient ses poursuivants. Ce dont il était certain était que la jument s'épuisait inutilement alors qu'ils avaient une longue route à faire. Il profita de l'absence de branches traîtres pour se redresser un peu et chercher à rattraper ses rênes. Mais l'animal le pressentit et se mit à zigzaguer sans ralentir. Puis il pila net et ce qui devait arriver arriva. Albérich vola par dessus l'encolure et atterrit dans un buisson de bruyère qui amortit sa chute. Il essaya de se redresser le plus vite possible, inquiet de la direction qu'emprunterait la jument maintenant qu'elle s'était débarrassé de lui. Il avait une douleur sourde au flanc gauche et devinait qu'il s'était écorché le visage, mais il n'avait rien de cassé. Loin de s'être éloignée, Mutine broutait tranquillement l'herbe rase et lorsqu'il s'approcha, elle se contenta de relever la tête en agitant les oreilles d'un air tranquille. Il soupira, prit les rênes et entraîna sa monture près d'un rocher moussu qui affleurait à proximité. Il s'y assit et entreprit de débarrasser son manteau et ses cheveux des mille brindilles qui s'y étaient prises, attendant que les deux autres le rejoignent. Il n'était pas question qu'il remonte sur ce cadeau empoisonné.

-Alby ? Rien de cassé ?
Les autres le rejoignaient déjà, passant du galop au trot, puis au pas avant d'enfin s'immobiliser. Le Sunite sauta lestement à terre et s'approcha de lui, la mine penaude.
-Tu sais... Il ne faut pas prendre tout ce que je dis au pied de la lettre... murmura-t-il. Quand on est mal à l'aise, les chevaux le sentent et... Enfin, Mutine désarçonne parfois son cavalier, mais c'est quand même rare... Je l'avais jamais vu aussi...
Il se tut. Ses joues s'étaient empourprées, ce qui lui donnait un air d'adolescent pris en faute.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Combeloup

Re : [Lieu] Combeloup

Quête : Brumes

Re : [Lieu] Combeloup

Quête : Brumes

Re : [Lieu] Combeloup

Quête : Brumes

Re : [Lieu] Combeloup

Quête : Brumes

Re : [Lieu] Combeloup

Quête : Brumes

Re : [Lieu] Combeloup

Quête : Brumes

Re : [Lieu] Combeloup

Quête : Brumes

Re : [Lieu] Combeloup

Quête : Brumes

Re : [Lieu] Combeloup

Quête : Brumes

Re : [Lieu] Combeloup

Quête : Brumes

Re : [Lieu] Combeloup

Quête : Brumes

Re : [Lieu] Combeloup

Quête : Brumes

Re : [Lieu] Combeloup

Quête : Brumes

Re : [Lieu] Combeloup

Quête : Brumes

Re : [Lieu] Combeloup

Quête : Brumes