La Couronne de Cuivre

Celle-ci ne répondit rien. Elle venait de jeter un regard à Étienne, avait dû remarquer ce qu'il avait remarqué, lui. Et à présent, elle fixait à nouveau la passe, les mains posées à plat sur un créneau.
Les Écorcheurs s'engouffrèrent dans le goulot d'étranglement. Un mage tira des boules de feu, les archers décochèrent leurs traits. Tous battirent bientôt en retraite, suivis par un cavalier solitaire. Seuls s'attardèrent un moment les mercenaires, le temps d'incendier le barrage, le temps d'une ultime charge.
Il y eut des murmures, autour d'eux : Étienne et Gabriel les avaient rejoints, observaient à leur tour ce qui se passait en contrebas.
Ils virent entrer un premier groupe d'archers. Ce fut ensuite Hubert qui se présenta, s'immobilisa.
Il ne montait pas Grand Vent. Non, l'étalon qu'il chevauchait était celui avec lequel Robert avait jouté, lors d'un tournoi qui semblait à une autre existence.
Albérich entendit un léger soupir, à côté de lui.
Marthe s'était redressée, droite, digne, silencieuse, les yeux toujours baissée sur la pente. Mais elle avait compris, évidemment, et de fins ruisselets s'écoulaient sur ses joues tandis que ses doigts, si crispés que les jointures blanchissaient, enserraient à toute force une lourde pierre.

Doucement, Albérich passa un bras autour de ses épaules. Il n'avait pas l'intention de la brusquer : si elle refusait son contact, il se retirerait tout de suite. Il ne dit rien car il n'y avait rien à dire. Il pouvait seulement lui offrir le réconfort d'un peu de chaleur, un endroit où s'appuyer un moment. Il était prêt à la soutenir autant qu'elle en aurait besoin.
En même temps, immanquablement, il regarda vers Hubert, stoïque mais manifestement épouvanté, scrutant l'avancée des mercenaires et des Paludiers sur leurs traces. Albérich se sentit soulagé de le voir vivant, indemne. Mais il devinait les tourments qui agitaient son ami, sans doute des émotions violentes, comme celles de Marthe, même si la juge avait connu Robert bien plus longtemps.
Albérich inspira lentement. Il fallait qu'il trouve en lui-même la force d'être le roc sur lequel certains pourraient venir se réfugier, le temps que durerait la tempête.

Marthe ne résista pas. Ne s'abandonna pas non plus.
Le second groupe d'archers pénétra dans le fort, suivi des mercenaires, puis d'Hubert, enfin.
Frida ordonna que l'on ferme les portes ; quelques instants plus tard, le paladin apparaissait sur le rempart.
Les Écorcheurs s'approchèrent, hésitèrent, refluèrent.
Les colons soupirèrent.
Doucement, tout doucement, la juge relâcha la pierre avant d'essuyer son visage d'un revers de manche et d'adresser à Albérich un sourire certes vaillant mais, surtout, empli d'une infinie tristesse.
-S'occuper des vivants d'abord. Pleurer les morts ensuite. Robert refuserait qu'il en soit autrement.

Il lui sourit doucement, à nouveau impressionné — peut-être un peu effrayé — par sa force intacte en dépit de l'épreuve. C'était sans doute partiellement un leurre, mais cela pouvait être aussi le résultat des drames qui l'avait déjà frappée ces dernières années. Elle connaissait son rôle, l'assumait avec brio. Elle avait tort de penser qu'elle n'était pas à sa place en tant que conseillère : l'exemple qu'elle donnait valait bien des discours, bien des réunions houleuses, bien des décisions. Mais il l'avait imaginée très proche de Robert, beaucoup plus proche que quelques larmes et un soupir courageux.
" Vous avez raison." fit-il.
Albérich vit Hubert redescendre dans la cour et vit sur son visage qu'il n'était pas aussi vaillant que la juge. De même, Etienne paraissait à deux doigts de craquer, tendu à l'extrême, le bouleversement s'affichant en lettres de feu sur ses traits. Or une réunion du conseil s'imposait, désormais. Il accompagna Marthe vers les escaliers.
" Dites-moi comment je peux me rendre utile."

Le regard de Marthe se porta sur le chemin de ronde, s'attarda un instant sur Étienne, plongea dans la cour, en contrebas.
Puis, comme si quelque chose l'avait violemment frappée, elle vacilla, se rattrapa au parapet, y demeura un instant cramponnée, le souffle soudain court.
Elle poussa un nouveau soupir, plus profond, plus tremblant que le précédent.
Et à nouveau, elle se ressaisi, se redressa, se composa une mine, une attitude dignes.
-Il va falloir que nous réunissions le Conseil, dit-elle d'une voix encore mal assurée. Que nous le réunissions rapidement. Alors si vous pouviez aller trouver Hubert... Si vous pouviez le réconforter... Car c'est lui, désormais, notre conseiller à la défense.
Elle ferma les yeux. Les rouvrit.
-Nous avons besoin de lui, Albérich. Et vous êtes le seul à pouvoir l'aider à assumer rapidement le rôle qui est désormais le sien.
Elle essaya de sourire.
-Je crains qu'Hubert ne soit pas le seul que vous deviez soutenir au cours des heures et des jours qui viennent, mais il est celui dont il faut s'occuper en priorité.
Elle lui serra la bras. Parut s'y raccrocher, une seconde.
-Je suis désolée de vous presser ainsi, de vous mettre tout cela sur les épaules, mais... Nous avons besoin de vous, Albérich.

Albérich lui sourit doucement.
« Ne vous en faites pas pour moi. Je ne voudrais pas vous faire défaut. »
Il chercha Hubert du regard, le repéra debout dans un coin de la cour, l’air manifestement perdu.
« Je vais aller lui parler. J’essaie de faire vite. »
Il lui serra doucement le coude puis, sans tergiverser, il descendit les escaliers usés. Il ne savait pas exactement ce qu’il allait dire, sans doute pas grand chose, mais Marthe avait raison : Hubert devait prendre le dessus sur son trouble, aussi choqué soit-il. Trop de gens en dépendaient.
Le paladin le regarda approcher avec une expression inquiète sur les traits. Ses yeux cherchèrent quelque chose derrière son épaule, puis revinrent sur son visage.
« On me pense déjà incapable d’assumer. » murmura-t-il d’une voix rauque.
Albérich pinça les lèvres. Il ne s’était pas attendu à le trouver sur la défensive. Mais tout dans l’attitude du paladin reflétait son désarroi : il avait l’air d’un animal aux abois.
« Je ne crois pas que ce soit exactement ça, répondit Albérich, avant de sourire doucement. Simplement... »
Hubert secoua la tête et baissa les yeux, avant d’avoir un geste imprécis de la main, comme pour l’empêcher de continuer.
« Je vais arriver. Où suis-je censé aller ? »
Il se redressa, carra les épaules.
« Je ne sais pas. Si tu trouves Ignace, sans doute est-ce un bon début… Les autres devraient suivre. »
Le paladin acquiesça, se massa une seconde les yeux du bout des doigts, puis étouffa un soupir dans le creux de sa main.
« Je suis fatigué, souffla-t-il.
— Je sais. Tu pourras sans doute te reposer ensuite.
— Je n’en suis pas sûr. Pas sûr du tout. »
Il frissonna, regarda le Luménien.
« C’est toi qui devrais être à ma place.
— Non. C’est un chef de guerre dont ils ont besoin.
— Ha ! Les malheureux. »
Albérich posa une main réconfortante sur son épaule bardée de fer.
« Allez. Ne te dénigre pas. Fais ce qu'il faut. »
Hubert prit une profonde inspiration, pinça les lèvres, acquiesça et se mit en marche, comme un condamné, vers le chariot de l’intendance. Après quelques pas, sa marche s’accéléra et il retrouva une posture plus altière. Le Luménien le regarda s’éloigner sans joie. C’était une façade, il en était bien conscient, mais cela suffirait dans l’urgence. Il faudrait immanquablement qu'ils reparlent avant la fin de la journée.

L'intendant se tenait à côté de son chariot et discutait avec ses aides : manifestement, il était question de cuisine. Le paladin fut devancé par une homme avec une liste à la main, qui annonça à Ignace qu'il n'y avait pas d'absents. Ce dernier acquiesça, se tourna à nouveau vers ses compagnons mais l'un d'entre eux duit discrètement l'informer de la présence d'Hubert car il fit presque aussitôt volte face.
Il paraissait fatigué, était plus pâle que de coutume mais tout aussi concentré.
-Que puis-je... commença-t-il.
Il s'interrompit brusquement.
-Tout le monde est prêt pour le conseil ? reprit-il.

Hubert pinça les lèvres.
" Je n'en sais rien. On m'a envoyé vers vous donc... je suppose que les autres doivent suivre."
Il se sentait terriblement mal à l'aise. Sa présence était immanquablement le symbole d'une terrible nouvelle, on ne pouvait imaginer pire entrée en matière. Pourtant il ferait face, comme l'avait espéré Robert, mais sans prétendre qu'il savait ce qu'il ignorait, c'est à dire tout d'un siège, tout d'une campagne militaire, tout de la guerre qui les opposait aux Paludiers.

Ignace acquiesça lentement.
-J'imagine aussi : cette réunion est indispensable et plus tôt nous la tiendrons, mieux ce sera. Nous soufflerons quand nous aurons pris nos marques.
Il parut embarrassé.
-Si vous voulez bien m'excuser un instant...
Il se tourna à nouveau vers ses aides, leur dit d'installer la cuisine au rez-de-chaussée d'une tour qu'il désigna de la main et de prévenir Gustave pour qu'il se mette à l’œuvre : tout le monde avait besoin de manger un morceau, argua-t-il.
Du coin de l’œil, Hubert vit Etienne et Marthe descendre l'escalier à pas lents. Plus loin, Frida donnait des consignes - sans doute concernant les sentinelles. Ailleurs, les officiers et sous-officiers semblaient ne pas savoir que faire d'eux-mêmes.

Apercevant les officiers désoeuvrés, Hubert se sentit brusquement coupable.
" Je reviens." dit-il à Ignace.
Il marcha ensuite en direction de ceux qu'il allait bien être forcé de considérer comme "ses" hommes. Il ne savait même pas comment s'adresser à eux, ni quoi leur suggérer. Il chercha Edgar, Matthias, Gaspard, et ceux qu'il connaissait encore mal.
" Le conseil va se réunir, dit-il doucement, tâchant de ne se montrer ni péremptoire, ni trop sombre. Posez-vous un moment. Je ne peux pas encore complètement vous mettre au repos, car nous ne savons pas de quoi seront faites les prochaines heures, mais je vais demander à Ignace de vous prévoir de quoi boire et manger. Essayez de vous trouver un coin dans la cour. Edgar... Tes hommes peuvent se trouver un coin où dormir. Ceux d'Etienne également."
Il sentait que l'embarras lui avait rosi les joues mais il se tourna néanmoins vers Mathias.
" Je ne sais pas quelles équipes étaient de garde avant les tambours autour du train de bagages. Que ces hommes se reposent également. Je ne crois pas que le fracas ait permis à quiconque de dormir."
Il leur sourit doucement, renonçant à dissimuler sa gêne.
" Les heures et les jours à venir seront difficiles pour nous tous, car nous avons perdu..."
Il s'éclaircit la gorge, secoua la tête et n'ajouta rien.
" Je reviens dès que possible."
Si aucun d'entre eux n'avait quoi que ce soit à ajouter, il irait rapidement voir Guillermo avant de rejoindre le conseil.

Nul ne pipa mot : la majorité d'entre eux était probablement trop assommée pour parler, tandis que les autres, percevant son trouble, devaient avoir peur de l'aggraver par de maladroites paroles. En revanche, tous obéirent : sans doute qu'avoir quelque chose à faire, des consignes à exécuter, était ce dont ils avaient le plus besoin, en l'instant.
Guillermo avait réuni ses hommes dans un coin de la cour et s'entretenait avec eux. Néanmoins, sitôt qu'il remarqua Hubert, il se dirigea vers lui.
-Quels sont les ordres ? s'enquit-il.

" Ah... Heu... Hum. Pour l'instant, de se reposer en attendant d'en savoir plus, je suppose." fit-il avec une grimace.
Il soupira.
" Guillermo, je vous remercie pour votre aide et vos conseils, là-bas. Je sais que... c'est votre métier, mais votre concours s'est révélé inestimable. Je tenais à vous exprimer ma reconnaissance, ainsi qu'à vos hommes... J'espère... que vous n'avez pas eu à déplorer trop de pertes... Même si je sais que chacune d'entre elles est immanquablement douloureuse."

Le mercenaire acquiesça.
-Oui, perdre un compagnon d'armes n'est jamais chose simple, même quand on y es préparé. Pour le reste, nous n'avons fait que notre travail. Ce qui ne veut pas dire que je sois insensible à vos paroles. Au contraire, je vous en remercie, et nous sommes fiers d'avoir pu nous rendre utiles.
Il hésita.
-Je vous présente mes condoléances pour votre perte. J'avais un profond respect pour sire Robert. Et je ne puis que vous dire ce que je lui ai dit quand il a pris ses fonctions : vous pouvez compter sur nous. Notre mission est de protéger la Communauté quoi qu'il advienne.

" Merci. Vous savoir à nos côtés m'est d'un grand réconfort. J'espère pouvoir me montrer digne de la confiance que Sire Robert avait placée en moi, mais je sais que je n'hésiterai pas à quêter vos conseils."
Il pinça les lèvres.
" Je vais rejoindre les membres du conseil. Je voulais cependant vous demander... Vous qui êtes resté maître de vous-même durant notre charge... Combien étaient-ils, pensez-vous ? Et combien en avons-nous tué ? Savez-vous, aussi... combien d'hommes nous avons perdu ? Je crains que mes officiers soient un peu... ébranlés pour que je les charge de ce macabre décompte dans l'immédiat."

Guillermo répondit instantanément.
-Hormis sire Robert, vous avez perdu deux homme qui, sauf erreur de ma part, étaient ordinairement placés sous le commandement du sieur d'Estremont pour l'un, du sieur d'Argencourt pour l'autre. Quant à ma compagnie, elle a perdu trois éléments. Concernant les cannibales, ils étaient entre trois cent cinquante et quatre cent, et je dirais que nous en avons éliminé ou grièvement blessé une centaine : outre les ravages causés par les boules de feu, ils étaient fatigués, ce qui a rendu la charge plus dévastatrice encore.

La précision des réponses du chef mercenaire laissa Hubert un peu pantois, mais il se reprit rapidement. Il était sans doute normal qu'un homme qui avait voué toute sa vie à la guerre ait l'oeil pour ce type de choses.
" Merci. Reposez-vous, à présent."
Il rebroussa chemin vers l'endroit où il avait laissé Ignace, mesurant la distance qu'il existait entre Guillermo et lui. Il était lui-même un combattant, pourtant, mais il lui semblait avoir plus de points communs avec Rebecca qu'avec l'impeccable guerrier. Il chassa cette pensée. La charge l'avait éprouvé et il ne pensait plus droit. Six morts dont deux soldats en plus de Robert. Il se demanda s'il y avait de jeunes veuves parmi les colons.
Il revint dans l'instant présent en atteignant l'intendance. Dès qu'il aurait demandé aux hommes affairés de veiller sur les militaires épuisés, il rejoindrait les conseillers.

Faire cette demande ne lui prit qu'un instant et il retrouva bientôt ses nouveaux confrères, au moment même où Frida se joignait à eux. Le regard de la rôdeuse, comme celui des autres, se posa sur Ignace, lequel comprit la question avant qu'on ne la formule.
-Venez dans le chariot.
A sa suite, ils pénétrèrent dans le véhicule. Sa configuration était similaire à celle de l'Académie, avec des bancs aménagés le long des parois ; cependant, la comparaison s'arrêtait là : l'endroit était plus dépouillé, moins douillet. De surcroit, une longue table à tréteaux était dressée au centre et disparaissait sous des piles de documents parfaitement ordonnés. L'intendant les invita à prendre place, libéra de l'espace en déplaçant quelques empilements de parchemins et s'en fut farfouiller dans un coffre d'où il tira de pets verres et une bouteille.
-Bonne idée... souffla Marthe.en s'asseyant.
Les autres demeurèrent silencieux. Étienne paraissait encore plus anéanti que précédemment, et sitôt qu'il le put, il but d'une traite l'alcool fort qu'on lui avait servi.

Hubert s'assit et demeura silencieux. Il accepta poliment le verre qu'on lui tendait mais n'osa pas le boire trop rapidement. Dans l'état limite dans lequel il se trouvait, à jeun depuis des heures, fébrile, épuisé, il ne parvenait pas à anticiper l'effet de l'alcool sur son organisme. L'eau de vie lui brûla les lèvres, il garda le verre entre ses mains comme s'il avait le pouvoir de lui réchauffer les os et le coeur. Il espéra que personne ne s'attendait à ce qu'il prenne la parole en premier. Il ne voyait pas ce qu'il aurait pu dire. Sans doute Frida, qui avait investi le fort la première, pourrait-elle entamer les hostilités... A moins que quelqu'un ne se risque à dire un mot pour Robert... C'était sans doute nécessaire, mais peut-être pas en guise de préambule.

Ils s'entreregardèrent un moment, personne n'osant desserrer les lèvres. Mais le silence ne tarda pas à se faire trop pesant, et Ignace se râcla la gorge.
-Frida...
La rôdeuse acquiesça. Elle semblait fatiguée, éprouvée, mais avec I'intendant, elle était de loin celle qui tenait le mieux le cap.
-Ce fort est une bénédiction. Il est presque intact, hormis l'un des étages de la tour nord-est dont le sol s'est effondré et les portes que nous avons réparé comme nous l'avons pu, en attendant d'en fabriquer de nouvelles. Les remparts ne comportent aucune faille et si leur face extérieur offre des aspérités et du lierre, aucun espace ne sépare leur pied du flanc abrupt de la colline : ainsi, seuls des grimpeurs aussi discrets que doués paraissent susceptibles de se hisser jusqu'au chemin de ronde. Pour le reste, il y a des caves occupant toute sa surface du château, avec un puits toujours alimenté et ce qui ressemble fort à de petits thermes.

C'était effectivement une bénédiction. Ils auraient pu tomber sur des ruines usées, morcelées, inutiles. Que le fort ait tenu, malgré les siècles qui s'étaient écoulés, était témoignage de la grande maîtrise de ceux qui l'avaient bâti. Bien sûr, il faudrait se méfier de ces grimpeurs discrets qu'avait mentionnés Frida. Hubert était prêt à parier que malgré leur habitude des marécages, les Paludiers étaient capables de ce genre de prouesses.
Jusque là, il n'avait aucune question. Il n'y avait malheureusement pas d'écuries, mais les chevaux pourraient se tenir chaud en se serrant les uns contre les autres, tant qu'un blizzard ne se levait pas. Il laissa Frida poursuivre.

-Y a-t-il assez de place dans les tours pour loger tout le monde ? s'enquit Agnès, presque timide.
-Cela me paraît juste, même si nous nous entassions. Cependant, les salles des caves peuvent faire office de dortoir.
-Si nous stockons le matériel au sous-sol, les chariots pourront servir, eux aussi. Et s'il faut les démolir tous, pour avoir du combustible ou du bois d’œuvre, restera la possibilité de dresser des tentes.
La prêtresse d'Ilmater hocha la tête.
-Sait-on si beaucoup de civils on pu prendre leurs affaires ? demanda Marthe. Nous avons des réserves de vêtements et de couvertures, mais pas assez pour toute la Communauté, loin s'en faut, et le bois devra être économisé...
-Malheureusement, j'ai vu peu de monde avec des sacs. Enfin, "malheureusement", le terme est mal choisi... Ils ont bien réagi : c'était sauver leurs vies qui comptait avant tout.
La juge acquiesça à son tour.
-On se serrera les uns contre les autres, voilà tout.

Hubert acquiesça, un peu sonné par la déferlante d'informations. Ils avaient l'air d'envisager un séjour relativement long entre ces murs. Bien sûr, si Varamyr disait vrai, les chances que les Paludiers lèvent simplement le camp étaient nulles. Ils allaient devoir réfléchir très sérieusement aux moyens à leur disposition pour les éliminer. Le paladin ne s'étonna pas de son propre détachement. Ce n'était même pas vraiment un désir de vengeance, c'était la nécessité, simplement.
" J'imagine qu'il faudrait voir les possibilités des bardes, clercs et mages pour agrémenter le quotidien."
Ils seraient également utiles en matière militaire, car tenter une simple sortie paraissait suicidaire, mais ces réflexions étaient prématurées.

Ils manifestèrent leur accord par de vagues murmures. Hormis Étienne : il s'efforçait de suivre la conversation mais avait manifestement toutes les peines du monde à rester concentré sur leurs paroles.
-Maintenir le moral de la communauté sera primordial : je n'y connais rien en la matière, mais j'imagine qu'il pâtit beaucoup lors d'un siège... Et apparemment, ces cannibales adorent jouer avec les nerfs de leurs ennemis.
-Il faudra maintenir les nôtres occupés.
-Nous aurons besoins de guetteurs sur les remparts. Et peut-être serait-il indiqué de relancer les entraînements ? Pour les militaires comme pour les civils ?
Frida s'était tournée vers Hubert.

" Sans doute, oui. Peut-être pas tout de suite, cependant. Je crois qu'il faut laisser aux gens le temps de se remettre de leurs émotions. Mais je gage que chacun aura à coeur d'être capable de se défendre au mieux, compte tenu des circonstances."
Il pinça les lèvres.
" J'imagine que pour guetter, il nous faudra fonctionner comme sur la route, en organisant des tours de garde. En journée aussi. Des équipes mixtes, idéalement, pour que les soldats ne soient pas tout le temps sur la brèche. Sans doute pourrons-nous organiser cela sur base de vos listes, Ignace. A moins que nous ne préférions réserver la tâche qu'aux plus vigilants... et aux moins impressionnables."

-Peut-être pourrions-nous au moins épargner le spectacle de ces monstres aux enfants ?
-Les enfants les ont vus durant le trajet jusqu'au fort ; ils les ont entendus, aussi, et continueront à les entendre. Par ailleurs, la nuit, nous aurons besoin de tous les non-humains, ainsi que des sentinelles ayant déjà fait leurs preuves : les remparts sont longs, et les Écorcheurs risquent fort de tenter une infiltration pour ouvrir les portes de l'intérieur. Enfin, Hubert à raison : les soldats ne doivent pas rester en permanence sur le pied de guerre.
L'Ilmate soupira.
-Très bien. Mais alors, prenons soin de préciser que ceux, quel que soit leur âge, qui trouveront le guet trop dur pourront... Non, devront le dire. Je le répète, maintenir notre moral est crucial, et si la moitié des nôtres sont terrifiés par l'ennemi, ça n'ira pas.
-Parfois, voir les choses est moins éprouvant que passer son temps à se les imaginer. Néanmoins, je suis d'accord, il est important de rappeler ce point aux sentinelles.
-Bien sûr.
-Je tiens mes listes à votre disposition, Hubert.
Le silence s'installa à nouveau. Ignace remplit les verres vides.
-Hubert, hormis... Combien de morts ? finit par demander Frida.

Hubert étouffa un soupir et prit son courage à deux mains.
" Cinq. Trois hommes de Guillermo, un de Louis, un de Gaspard. Je ne leur en ai pas encore parlé, mais j'imagine que Gaspard s'en est rendu compte. Louis, je ne l'ai pas revu depuis la charge, mais je suppose que Barthélémy a pu le remettre sur pied. S'ils avaient des proches, ils seront bientôt informés."
Il toussa dans son poing et songea brusquement à Alban. Il fallait espérer que le gosse n'apprenne pas le décès de son maître par la rumeur, mais c'était déjà hors de ses mains. Et cela devait attendre. Le bien de la communauté. Albérich y aurait pensé, stoïque dans la tempête, la voix de la raison. Sa conscience. Il sentit l'émotion affleurer, la combattit, la réprima.
" Guillermo estime que les cannibales sont entre trois cent cinquante et quatre cent. Il pense aussi que nous en avons tué ou blessé environ une centaine. Malheureusement, les blessés ne le resteront sans doute pas bien longtemps."
Ils avaient été presque cinquante à charger, plus les mages, plus les archers lors de la fuite... Hubert voulait croire qu'ils avaient réussi à être meurtriers.

-Même s'ils soignent leurs blessés, ils n'en ont pas moins subi un rude coup.. dit Ignace.
-Et il y a plus : cette charge et les manœuvres ultérieures ont permis aux civils, aux combattants et au train de bagages de se replier derrière de puissants murs. Désormais, nous avons une réelle chance de nous en tirer.
Ils acquiescèrent, conscients que leur survie tenait du miracle. Conscients que ce miracle avait eu un coût, cependant.
-Ne... Ne devrions-nous pas organiser quelque chose pour... Pour ceux qui sont tombés ? demanda Agnès, hésitante.
Marthe soupira. Étienne aussi.
-Bien sûr que nous organiserons quelque chose, souffla-t-il avec, dans sa voix rauque, une sorte de détermination désespérée. Nous n'oublierons pas nos compagnons et ce qu'a permis leur sacrifice. Ni aujourd'hui, ni jamais.

Hubert avait pensé mentionner cette nécessaire cérémonie, mais il avait craint que le faire ne détourne la réunion trop rapidement de sujets plus pragmatiques. En même temps, ils avaient raison : il fallait agir sans tarder, honorer leurs morts, offrir à chacun un moment pour se recueillir, exprimer son chagrin, sa colère, sa reconnaissance. La chose terrible était qu'ils n'avaient pas de corps, bien sûr, et que songer à ce qu'il allait advenir de ceux-ci... Il sentit son estomac se contracter et la nausée lui monter aux lèvres. Une seconde, il crut qu'il allait craquer et devoir se ruer hors du chariot pour ne pas le souiller. Mais il se contint.
" Je pense que ce serait appréciable, effectivement."
Il aurait voulu ajouter quelque chose sur le sujet mais se sentit incapable de le faire sans être dépassé par ses émotions.

-Quand organisons-nous cela ?
-Aujourd'hui.
-Oui. Cela me parait mieux... et important... de ne pas trop tarder.
-Je suis d'accord. Toutefois, il est à mon avis préférable d'attendre que nos défenses soient en place, que chacun se soit installé... Bref, nous ayons terminé de nous organiser. Donc prévoyons la cérémonie pour cet après-midi, pour ce soir peut-être.
-Effectivement, d'autant qu'il faut laisser un peu de temps à leurs proches, les réconforter, les sonder, aussi, pour savoir s'ils ont des souhaits en la matière, si les défunts en avaient.... Ce qui me fait penser...
Agnès s'éclaircit la gorge.
-Nous devons évoquer le cas d'Alban. C'est... C'est la première fois qu'un enfant de la Communauté se retrouve.. seul.
Marthe blêmit, Étienne donna l'impression qu'il allait faire un malaise.

" Je vais m'occuper de lui, dit Hubert sans hésitation. Je n'aurai sans doute pas beaucoup de temps dans les heures qui viennent, mais je demanderai à Albérich et Ingrid de veiller sur lui. S'il était trop... secoué, peut-être faudra-t-il le garder au dispensaire un moment. Ensuite, j'essaierai de voir s'il accepte ma présence."
Peut-être Alban ne supporterait-il pas, en réalité, qu'il essaie de se substituer à Robert. Mais Hubert ne le voyait pas comme ça : même si le chevalier n'avait jamais mentionné le devenir d'Alban les quelques fois où il lui avait parlé de sa succession, le paladin ne parvenait pas à imaginer abandonner le gosse. Il avait l'impression que l'écuyer faisait partie de l'héritage dont il devait se montrer digne. D'autant qu'il était sans doute l'adulte le plus proche de l'enfant, désormais.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une route oubliée