La Couronne de Cuivre

-Oh oui... murmura-t-il en l'entourant de son bras.
Cependant, il n'était pas certain d'être plus fort qu'auparavant. Galathée, assurément. Mais lui... Quand il voyait comme il supportait mal les soucis ou l'incertitude, comme il en fallait peu pour l'ébranler et lui faire perdre ses moyens... Enfin, cela se produisait surtout quand il était question du procès, de son issue... Peut-être réagirait-il moins mal face à d'autres sources d'inquiétude. Ce n'était pas certain, toutefois.

Ils demeurèrent un instant silencieux, à lorgner le feu rougeoyant, avant que Galathée ne reprenne la parole.
" Les jumeaux grandissent. Ils vont bientôt commencer à circuler. Je les ai déjà vus tous les deux sur le ventre et ils ont manifestement envie de ramper ou de marcher à quatre pattes... Nous devrions songer à leur dégager un espace... Je ne sais pas où, exactement. Ni comment... Mais c'est clair qu'ils ont envie de bouger."

Il réfléchit quelques instants à la question.
-Pourquoi ne pas leur fabriquer un parc ? J'en ai déjà vu dans certaines maisons... Bon, c'est sûr que ça n'est généralement pas très grand et que ça fait un peu cage, mais c'est pratique.
Il but une gorgée d'eau-de-vie.
-Ceci dit, il vaut peut-être mieux attendre le retour de Guéric : il se débrouille beaucoup mieux que moi, dans ce domaine... D'ici là, il suffira de les laisser crapahuter dans la salle à manger, tout en gardant un œil sur eux.

Galathée rit joyeusement.
" Guéric pourrait ne revenir que dans deux ou trois mois. Tes enfants marcheront, peut-être, d'ici là ! Non, sérieusement, nous ne pouvons pas attendre tout ce temps. C'est dommage que c'est l'hiver. Cela ne facilite évidemment pas leurs mouvements. Mais nous nous débrouillerons. Au pire, nous dégagerons un espace dans notre chambre ou bien réquisitionnerons celles des enfants pendant la journée. Ils n'y sont quand même jamais."

[color=#FFFFF66]-Hum, ça pourrait changer quand le froid et le mauvais temps limiteront drastiquement leurs possibilités de sortir : à ce moment-là, eux non plus n'auront plus beaucoup d'espace pour jouer...[/color]
Il sourit.
-Mais notre chambre pourrait faire l'affaire, oui. Et quoi qu'il advienne, trouver une solution ne sera pas très difficile.

" Oui. Tu as raison. Je cherche des problèmes là où il n'existe que des émerveillements quotidiens."
La jeune femme bâilla.
" Nous devrions monter. Cela ne signifie pas forcément que nous devrions dormir."
Elle le prit par la main.
" Nous avons mérité de célébrer notre journée."

Il jeta un regard au bol et aux verres abandonnés.
-Ne devrait-on pas d'abord...
Il secoua la tête et reprit avant que Galathée n'ait eu le temps de répondre.
-Non, on s'en fiche, ça attendra demain !
Et il la suivit vers leur chambre.
Oh non, ils n'allaient pas dormir tout de suite...

Le matin les surprit au lit, pour une fois. Tristan vagit pour manifestement sa mauvaise humeur et Galathée se redressa d'un bond alors qu'au dehors, une pluie grise tambourinait toits et fenêtres. Il faisait étrangement tranquille. L'automne avait repris ses droits après la petite journée de redoux dont ils avaient profité. Si on tendait l'oreille, on devinait le murmure d'une conversation à l'étage inférieur. Une odeur, aussi... de pain chaud, de thé, de confiture... Ils étaient sans doute les derniers à émerger.

A moins que Callie n'ait également opté pour une grasse matinée...
Quoi qu'il en soit, passé sa prime envie d'enfouir sa tête sous son oreiller et de continuer à dormir - plus il se levait tard, plus il avait envie de rester au lit, surtout quand le temps était mauvais -, il ne fut pas long à se lever, à se vêtir et à aider Galathée à descendre les jumeaux. Sans doute était-ce Baptiste qui avait préparé le petit-déjeuner, mais qui sait si Victor ne lui avait pas prêté main forte ?
Hum, ne pas se montrer trop présomptueux...

Les deux gamins avaient déjà repris possession de la salle à manger avec leur projet de récit en images. Callie était installée près du feu, avec une tasse de thé et un bouquin ouvert sur les genoux. Elle paraissait avoir déjà meilleure mine que la veille. Quand Galathée et Taliesin entrèrent avec les jumeaux, Victor et Baptiste les saluèrent d'un air presque absent, tant ils étaient concentrés. Quant à savoir qui avait préparé le petit déjeuner... Difficile à dire. Il y avait en tout cas de quoi se régaler et braver les frimas.

Mais pourquoi les braver ? Pourquoi s'infliger la pluie, le froid et la boue ? Il faisait si bon, à l'intérieur...
Hum, c'était sans compter avec les animaux à nourir, évidemment...
Bah, pour l'instant, petit-déjeuner !
Après avoir joyeusement salué l'agent secret et les enfants - les voir continuer à collaborer ne pouvait que le réjouir, évidemment -, il s'attabla donc et entreprit de manger avec appétit, savourant l'instant présent sans se soucier de ceux qui suivraient.

Ce fut la rôdeuse qui sortit. Confiant la surveillance des enfants et autres nourrissons au barde, elle enfila un manteau ciré et sortit dans la tourmente pour aller effectuer la tournée des animaux. Il n'était pas nécessaire de l'accompagner : c'était un plaisir pour elle, Taliesin le savait. Elle aimait les éléments et les bestioles, ne ressentait en rien la tâche comme une corvée, et de surcroît, elle était la plus apte d'entre eux à déceler le moindre problème. Baptiste parut sur le point de proposer son aide, mais Victor en profita pour lui poser une question, et il replongea donc dans leur travail. Malgré leur soin scrupuleux à dissimuler leur travail, le barde devinait qu'il y avait déjà cinq ou six dessins, et autant de pages couvertes de textes... Les aventures du blaireau promettaient d'être épiques...

Peut-être même n'aurait-il pas à raconter d'histoire, le soir venu, et pourrait-il se contenter d'être auditeur, une fois n'est pas coutume... En tout cas, ravi par cette prolongation de l'état de grâce qui régnait entre les deux garçons depuis leur mémorable aventure, ne désirant surtout pas les déranger ou les distraire, il garda ses distances, s'adonna avec entrain aux tâches du quotidien - à commencer par la vaisselle - et ne manqua pas de consacrer du temps aux jumeaux.

La matinée se déroula sans événements particuliers. Les garçons finirent par remiser leur travail : Victor avait envie de bouger, Baptiste était heureux d'aller bavarder avec Callie devant le feu de bois ou de faire des risettes aux jumeaux. Galathée entraîna le plus jeune dans sa tournée animalière et, quand l'heure du repas approcha, le plus âgé s'enferma dans la cuisine, en refusant que quiconque vienne l'en déloger ou lui prêter main forte. Au dehors, il faisait toujours atrocement mauvais et lorsqu'ils mangèrent — une omelette forestière plutôt goûteuse — ils ne purent s'empêcher de songer à la famille Merlu qui allait devoir affronter la tourmente pour regagner la ferme. Peut-être remiseraient-ils leur retour, en réalité...

Ce serait sans doute mieux pour leur santé : s'ils faisaient malgré tout le voyage, ils arriveraient à bon port transis et complètement trempés... De surcroit, qui sait si ce retour retardé de leurs amis ne permettrait pas aux liens fraîchement tissés entre les enfants de se consolider ? Enfin, il était inutile de tirer des plans sur la comète : il verrait bien ce qui allait se passer. Et dans l'immédiat, puisque le déluge se poursuivait, tout le monde resterait cloitré à l'intérieur. Heureusement, les manières de s'occuper ne manquaient pas...

Les Merlus revinrent quand même, drapés dans des manteaux en toile cirée, alors que le ciel noir déversait toujours ses torrents. Quand Plume avertit Galathée de leur approche, la rôdeuse envoya Baptiste réchauffer la soupe qu'ils avaient préparée ensemble en début d'après-midi et Taliesin et Victor vers les étages pour rapporter vêtements de rechange et serviette. Elle-même passa son manteau et s'apprêta à gagner la cour pour prendre les chevaux en charge pendant que la fine équipe trouvait refuge à l'intérieur. Callie rechargea le feu et s'en écarta, afin de leur en laisser l'accès.
Le fracas du chariot résonna peu après et ce fut la ruée vers l'intérieur : cinq gamins et leur père fusèrent dans le couloir, frigorifiés.

Il se porta à leur rencontre, souriant.
-Bigre, vous avez eu du courage d'affronter pareille tourmente ! Mais vous êtes enfin arrivés et nous avons de quoi vous réconforter : de la soupe, une belle flambée, des frusques sèches...
Il baissa les yeux sur les enfants, préférant prendre les devants afin que le salle à manger ne soit pas trop ravagée :
-Laissez vos bottes et vos manteaux ici. Ensuite, allez donc vous réchauffer près de la cheminée.

Les "petits" Merlus empilèrent leurs vêtements dans l'entrée puis pénétrèrent dans la salle à manger dans leurs chaussettes dégoulinantes, une serviette sur les épaules. Les plus jeunes se dénudèrent sans arrière pensée mais les plus âgés battirent en retraite dans le couloir en découvrant Callie non loin du feu. Ils finirent par se retrouver tous rassemblés autour de l'âtre. Il flottait une odeur de pluie dans l'air.
" Fichtre, quel temps pourri, dit Guillhem avec un soupir, avant de humer sa soupe. Dire qu'il faisait magnifique hier."

Il opina du chef.
-Oui, l'automne semble vouloir nous signifier qu'il règnera désormais sans partage.
Il sourit.
-Mais il aura malgré tout permis à l'été de jeter ses derniers feu alors que vous vous trouviez à Luménis. J'espère que vous avez bien pu en profiter.

" Je pense aux champs qu'on doit retourner et ensemencer, murmura Guillhem en lorgnant l'extérieur. S'il fait comme ça dans les jours qui viennent, nous allons être dans la mouise. Le blé d'hiver... L'orge... Nous ne pouvons pas nous passer d'eux. J'aurais dû anticiper, mais ça me semblait prématuré.
— Bah, ça durera quelques jours au pire, et puis nous pourrons ressortir, dit Galathée. De toute façon, il faut réviser les charrues avant d'entamer le travail.
— Antoine y avait jeté un oeil, ça devrait aller vite."
De l'autre côté de la table, les garçons avaient reformé leurs groupes naturels : Baptiste avec Félix et Robin, Victor avec Jehan et Benoît. Mathieu s'était approché de Callie, l'air de rien.

Taliesin se prit à espérer que tout ne redeviendrait pas comme avant, que le retour des Merlus n'empêcherait pas Victor et Baptiste de continuer à interagir ensemble, que le récit qu'ils feraient à leurs amis serait bien accueilli et leur donnerait envie de continuer à collaborer...
Enfin, qui vivrait verrait.
-Ne t'en fais pas pour les labours et les semences, dit-il à son ami. Dès que le temps le permettra, nous nous y mettrons tous avec énergie. Ce sera une affaire rondement menée.

Guillhem rit.
" Tu es gentil, Taliesin. Ce sera pénible, salissant, épuisant, long et ingrat, mais nous y arriverons, oui. C'est le dernier gros travail avant les frimas... si on ne compte pas les plantations dans le potager et le bois... Ah... C'est le mauvais temps qui me fait voir tout en noir...
— Un bon bol de soupe et ça ira déjà mieux."
Le fermier entreprit ensuite de leur raconter Luménis : la maison de Victor était en parfait état et ils en avaient rapporté les vêtements demandés. Ils étaient bien protégés par des toiles cirées, ils étaient donc normalement secs. Ils avaient aussi repris une partie des livres, et quelques menus objets, sans déforcer le matériel dont Antoine et Mathilde pourraient avoir besoin dans un premier temps. Guillhem avait cependant pris sur lui de rapatrier l'intégralité de la cave à vins.

Cette révélation manqua le faire rire : Guilhem avait-il peur que ses aînés, pour fêter leur nouveau départ dans la vie, ne boivent trop et trop souvent ? Il se garda cependant de l'interroger sur ce point comme il se garda de lui poser des questions sur la manière dont il vivait la situation. De toute façon, la réponse lui semblait évidente : à son avis, le mauvais temps n'était pas seul en cause dans l'humeur grise de son ami... Il avait donc l'intention de faire son possible pour lui remonter le moral, d'abord en faisant preuve d'entrain et d'optimisme, ensuite, peut-être, en le déchargeant un maximum.

Comme l'après-midi était pluvieuse, Galathée proposa alors, avec un petit sourire en coin, que Victor et Baptiste procèdent à leur représentation. Les deux garçons protestèrent et arguèrent qu'ils avaient besoin d'un temps de répétition. Les autres étaient curieux et les deux futurs artistes s'éclipsèrent alors un moment pour préparer leur affaire. Guillhem s'enquit du fin mot de l'affaire mais la rôdeuse garda le silence. Pour occuper le temps pendant qu'ils se préparaient, une partie des enfants se mit à la lessive, l'autre à la cuisine, tandis que Guillhem supervisait un peu de rangement. Galathée les interrompit avec une alerte fuite dans la grange et un petit détachement sortit pour aller la colmater. Grimper sur le toit était trop risqué dans la tempête, aussi se contentèrent-ils de placer des seaux et de déplacer la paille qui se trouvait en dessous. Quand ils en eurent terminé, il était l'heure du goûter et ils s'installèrent autour d'une belle tarte aux pommes et de thé au miel bien chaud. Victor approcha Taliesin discrètement.
" Dis... On s'est demandé... Est-ce que tu pourrais nous faire de la musique, pendant le spectacle ? Genre de la musique qui fait peur... ou alors héroïque, aussi..."

Il lui sourit.
[color=#FFFFF66]-Aucun problème, bonhomme. J'utiliserai des sortilèges et je ferai en sorte que la musique colle à ce que vous narrez.[/color]
Ce n'était pas très difficile, quand on avait l'habitude de la technique. Et même si cela avait été ardu, il l'aurait fait malgré tout sans la moindre hésitation : le projet des deux garçons lui plaisait à plus d'un titre, et pas seulement parce qu'il était barde...

Une fois chacun installé devant sa part de tarte, Victor et Baptiste firent leur entrée, la mine extrêmement concentrée. Victor tenait ses parchemins griffonnés, Baptiste ses dessins. Les petits Merlus gloussèrent d'anticipation, mais Guillhem leur intima le silence.
Une petite musique dramatique plus tard, et l'aide de la pluie tambourinant sur les vitres, Victor prit une grosse voix pour entamer son spectacle.
" Mon histoire se passe dans une campagne reculée, non loin du terrrrrrrrrrrrrrrible village de Pré... aux... Sources !"
Baptiste brandit un premier dessin qui représentait la ferme.
" Un MONSTRE terrorisait la région !"
S'ensuivit une version complètement loufoque de l'épisode. Le blaireau géant et sanguinaire enlevait une petite fille, les grands héros Victor le Barbare et Baptiste le Magicien se ruaient à sa poursuite, pénétraient dans son antre, bravaient mille dangers, défaisaient la bête et sauvaient la gamine. Leur auditoire demeura bouche bée puis applaudit la prestation. Les deux gamins parurent ravis de leur effet.
" Il s'est passé quoi, en fait ? Enfin... S'il s'est passé quelque chose." demanda finalement Guillhem.

Le barde, qui n'avait pas été le dernier à applaudir, se pencha vers le fermier et murmura :
-Un blaireau d'une taille peu commune est venu chiper le doudou des jumeaux sous leur nez, ils l'ont poursuivi dans la fameuse tanière dont les gosses ont déjà dû abondamment te parler et qui s'est révélée particulièrement vaste, puis ils ont enfin émergé à l'air libre dans les bois, ayant récupéré l'objet du larcin mais non retrouvé la créature...
Sans doute lui dirait-il la vérité en d'autres circonstances. Pour l'heure, cependant, il y avait trop d'oreilles aux alentours.

Le fermier rit.
" Ils ont le sens du spectacle... mais il faudra qu'ils repassent pour la crédibilité de leur récit... Je crois que la version originale devrait circuler, s'ils veulent passer pour des aventuriers respectables."
Son expression changea.
" Cela dit, si cela mène toute la clique à visiter le terrier... Non, finalement, restons-en aux fables. Mais ils ont de l'imagination, c'est certain. Et du talent. Tu vas en faire de bons petits bardes."

-Baptiste semblait assez tenté par cette perspective. Victor, en revanche... Enfin, peut-être son succès du soir lui fera-t-il réviser sa position.
Il jeta un regard au duo de gamins.
-Je crains que la véritable version ne vienne à circuler quoi qu'il advienne : par exemple, si tes enfants me posent des questions, je ne vois pas comment faire autrement que de leur dire la vérité, sous peine que ces deux-là passent pour des menteurs... Mais n'aies aucune crainte : Galathée soulignera qu'il est formellement interdit de pénétrer dans la tannière à cause du danger que peut représenter le blaireau, surtout s'il se sent acculé.

" Rien de tel que des interdits pour motiver cette engeance, remarqua le fermier dans un soupir. Je pense que si la bestiole est vraiment grosse et potentiellement dangereuse... On fait mieux de la chasser du domaine. Il y a des forêts plus vastes en dehors de notre terrain et elle y sera mieux. Je ne serais pas à l'aise de savoir un truc pareil à quelques toises du troupeau au printemps. Ensuite, il suffira de reboucher le trou, et personne n'ira jouer les taupes pour se donner des frissons. Ce genre de tunnel, ça s'effondre, et je ne suis pas trop tenté d'avoir un gosse enseveli..."

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La ferme Desmoulins