La Couronne de Cuivre

Demain était un autre jour... et il fallait espérer qu'il soit meilleur que celui-ci. Elle eût une pensée pour l'inconnu qu'elle avait ligoté. A l'heure qu'il était, il avait dû se réveiller, peut-être s'était-il libéré. Ou peut-être attendait-il son oiseau parti chercher des renforts. Elle espérait qu'il n'ait pas été la proie d'une bête quelconque. Elle n'aurait pas dû l'attacher, mais elle ne savait pas que la harde serait si loin. Malgré les circonstances, même si sa présence mettait les centaures en danger, elle souhaitait de tout son coeur qu'il ne lui arrive rien de fâcheux.
Elle laissa ses pensées tourbillonner un moment, angoissées. Neffen... Où diable était-il ? Dans quel état ? Où était Sheldon ? Et Reynald... finalement, c'était presque pour lui qu'elle s'inquiétait le moins. Il avait dû se débrouiller, il fallait qu'il en soit ainsi...
Mais tout devint confus, très vite, et elle sombra dans le sommeil.

Au petit matin, dans le vent piquant de l'aube, elle reprit la piste de Neffen, le ventre creux. De nombreux arbres portaient des fruits, mais la saison était trop peu avancée pour qu'ils soient mûrs et elle risquait des coliques. Elle trouva des champignons, des fraises des bois, et le gibier bruissait dans les buissons, invisible. Les traces continuaient à cheminer dans le bois, comme si elles dataient d'une heure plus tôt. La forêt devint plus touffue et Astrée perçut soudain une odeur désagréable et forte, puis un bruissement ténu, un bourdonnement... plus loin, les arbres s'ouvraient sur une clairière, et elle comprit ce dont il s'agissait. Des mouches. Mille millions de mouches et des effluves de cadavre.

Elle avait compris, à l'odeur. Une charogne. Un cadavre. Elle avait senti son estomac vide se retourner... Mais elle continua à avancer, se dirigeant droit vers l'essaim de mouches. Un cadavre... sur la piste de Neffen. Elle ferma les yeux et sentit con coeur se serrer. La harde n'était plus protégée magiquement, le shaman avait disparu et il n'y avait plus trace de ses pouvoirs... et il y avait un cadavre. De toute ses forces, elle pria pour que ce ne soit pas le sien. Il fallait que ce soit autre chose. Qu'elle n'arrive pas trop tard...
Serrant les dents, muselant son angoisse, elle avança encore, pénétra dans la clairière, chassant les mouches devant elle. Le cadavre, quel qu'il soit, devait être tout proche... Il fallait qu'elle sache.

Il y en avait deux, et ils étaient humains. Eventrés par une bête, manifestement. Les mouches délaissèrent leur repas à contrecoeur, pour qu'elle puisse mieux examiner les lieux. Des sangliers, plus que probablement. On avait grignoté les doigts, fouillé dans les blessures, mais ils n'avaient pas été dévorés par un fauve. Ils étaient encore frais, sans doute étaient-ils morts pendant la nuit ou la veille au soir. Elle ne les connaissait pas, deux adultes, un homme, une femme, portant des vêtements fonctionnels, adaptés aux bois. La piste continuait, elle, de l'autre côté de la clairière, comme si de rien n'était.

Astrée ressentit un soulagement intense. Ca n'était pas Neffen. Elle éprouva, après coup, une pointe de culpabilité de se réjouir ainsi de la découverte de deux cadavres humains... mais elle n'avait en tout cas pas le temps de s'en occuper. Elle devait trouver Neffen. Tout le reste passait après.
Elle reprit sa route, suivant la piste. Le spectacle lui avait coupé l'appétit, et pourtant, elle savait qu'elle ne pourrait pas continuer indéfiniment à avancer le ventre vide. Tôt ou tard elle devrait prendre le temps de chasser un volatile quelconque et de la faire cuire, et de trouver des oeufs pour faire quelques galettes -il lui restait de la farine, et c'était plus vite cuit, elle risquait moins de se faire surprendre. Mais pour l'heure, rien que d'y penser... non, ça attendrait un peu. Tout à l'heure.
Puis elle se dit que tout de même, un sanglier qui éventrait, ainsi, deux humains, ça n'était pas fréquent, d'autant qu'ils étaient sans doute habitués aux bêtes des bois. Qu'avaient-ils fait pour le mettre hors de lui ? Elle songea à l'immense sanglier qui l'avait poursuivie, un jour. Le familier d'un centaure. C'était peut-être lui, défendant son maître... Mais ça n'avait guère d'importance. Elle se concentra à nouveau sur la piste, se promettant tout de même de faire une pause un peu plus loin pour se trouver quelque chose de consistant à manger, oeuf ou viande.

Environ une lieue plus loin — et une heure de marche —, la piste débouchait sur une rivière tumultueuse. Une cascade dégorgeait de grands flots d'eau glacée depuis les hauteurs de la falaise, en un bouillonnement assourdissant. Des rapides filaient entre des rochers à demi-émergés. Une vingtaine de toises en aval, une nouvelle chute précipitait la rivière beaucoup plus bas, dans la vallée. Les traces de sabot, pourtant, se dirigeaient vers l'eau comme si le centaure y était entré sans crainte.

Astrée fronça les sourcils en s'approchant de l'eau. Bah, Neffen était certainement capable de s'ouvrir un passage au sec dans une rivière. Enfin... quand il était en pleine possession de ses pouvoirs. Mais s'il avait ses pouvoirs de shaman, alors la centaure avait raison, peut-être qu'il avait laissé cette piste volontairement... et qu'elle était fausse. Sauf s'il l'avait laissé pour elle. S'il n'avait pas eu ses pouvoirs, il n'aurait pas pénétré dans l'eau, tout de même...
Elle soupira. Trop de suppositions, d'hypothèses, de si, de peut-être. En réalité, elle n'en savait rien. Mais s'il était en pleine possession de ses pouvoirs, la harde serait toujours cachée dans l'ombre, à l'abri. Non, ça ne tournait pas rond, tout ça.
Elle s'arrêta à la limite des eaux tumultueuses, et chercha à apercevoir la suite de la piste, de l'autre côté.

La piste repartait de l'autre côté, toujours aussi régulière et tranquille, marquée dans la boue, profonde, et pénétrait probablement dans un bosquet de conifères sombres. On ne pouvait pas l'apercevoir clairement, car la rivière était trop large et l'eau soulevée par les remous de la cascade formait une brume de gouttelettes glacées qui obscurcissaient la vue. Astrée vit, cependant, dans la terre, des traces plus anciennes, humaines celles-là. On avait tenté de traverser. Impossible de savoir si on y était parvenu. Certaines des traces, presque effacées, semblaient descendre vers l'aval et l'endroit où la rivière chutait à nouveau.

Plus elle avançait, plus elle se disait que la piste était trop nette, surtout pour une piste datant normalement de deux ou trois jours. Une fausse piste, certainement, la centaure avait raison. Mais elle ne voyait vraiment pas l'utilité pour Neffen de laisser une fausse piste. A part pour attirer des humains dans un piège, peut-être ?
Restait ces traces de pas humains. Elles semblaient être antérieures à celles de Neffen, et pourtant, elles ne devaient pas être très anciennes : les humains ne s'aventuraient pas autant au nord auparavant.
Quoiqu'il en soit, il fallait qu'elle traverse. Spontanément, elle aurait cherché un passage plus en amont, mais ça nécessitait d'escalader la falaise... à moins qu'il n'y ait un passage derrière la cascade. Il faudrait qu'elle vérifie, au cas où, puis elle suivrait ces traces humaines vers l'aval : peut-être avaient-ils trouvé un endroit où traverser. Mais tout de même, dès qu'elle aurait trouvé un endroit propice, il faudrait qu'elle s'oblige à une toute petite pause pour chasser de quoi se nourrir. Elle pouvait très bien devoir marcher encore des heures et des heures...

Tout au long de la portion de rivière qui s'étendait d'une cascade à la suivante, il n'y avait aucun endroit sûr où traverser. Juste au bord de la seconde chute, il y avait sans doute assez de rochers pour tenter de passer d'un côté à l'autre, mais ils étaient humides et paraissaient couverts d'algues. C'était extrêmement risqué. Pour trouver une zone plus calme, il fallait descendre une falaise d'environ trente mètres de haut, abrupte, sans garantie de pouvoir remonter de l'autre côté. Et il n'y avait pas de passage derrière la cascade : juste la violence de l'eau.

Astrée soupira, et s'assit au bord de l'eau, découragée. Il fallait qu'elle passe, pourtant. Si Neffen avait laissé cette piste intentionnellement, c'était peut-être pour elle... ou peut-être pas, mais de toute façon c'était son seul lien avec lui. Elle devait tenter de traverser.
Elle avait une corde, un grappin. Elle pouvait le lancer de l'autre côté si elle voyait quelque chose à quoi l'agripper. S'attacher à la corde était une précaution bien dérisoire, mais c'était sans doute mieux que rien. Ou alors, elle pouvait la tendre entre les deux rives, et s'y accrocher par un petit mousqueton de métal pour ne pas être emportée par le courant en traversant. Mais il lui faudrait ensuite la détacher pour ne pas faciliter le passage d'éventuels poursuivants, et donc la perdre définitivement.
Elle prit le temps d'observer les arbres, les rochers, des deux côtés de la rivière, à la recherche de points d'ancrage. S'il n'y en avait pas, elle tenterait de traverser sur les rochers. Elle chercha, également, le présence d'oeufs ou de gibier quelconque : se lancer dans un tel effort physique avec le ventre vide n'était pas très sage.

La berge opposée ne manquait pas de points d'ancrage mais il était difficile de juger de leur solidité à pareille distance. Pour le reste, elle dut revenir sur ses pas dans la forêt pour se trouver à manger. Elle débusqua un lapin au bout d'une demi-heure de traque et put allumer un petit feu pour le griller tout en pesant ses chances de réussite. Elles étaient maigres mais si elle demeurait décidée, il ne lui resterait plus qu'à lancer son grappin une fois l'estomac plein.

Manger un peu lui fit du bien, mais ne solutionnait pas le problème épineux de la traversée. Et pourtant, il fallait qu'elle passe, qu'elle trouve Neffen. Bien sûr, il n'y était peut-être pas, si c'était une fausse piste. Mais c'était la seule qu'elle avait, et il devait le savoir, l'attendre peut-être. Ou pas... Le seul moyen de le savoir était d'aller voir.
Avec un soupir, elle s'approcha à nouveau de l'eau, préparant sa corde et son grappin. Idéalement, il lui fallait un arbre solide, à défaut un rocher. Elle chercha le point d'ancrage le plus solide possible, et se décida à lancer sa corde. Elle dut s'y reprendre à deux ou trois fois, et tira de toutes ses forces pour vérifier la solidité de l'accroche, avant de fixer la corde autour de sa taille. Elle allait passer de rocher en rocher, lentement, précautionneusement, en utilisant ses mains et ses pieds pour s'y accrocher, et, chaque fois qu'elle aurait un appui solide, enrouler d'un tour de plus la corde autour de sa taille. Si jamais elle glissait, elle éviterait une chute mortelle... si toutefois le grappin tenait bon.

Astrée dérapa sur la première pierre et se rattrapa in extremis à la corde. La violence du flux de la rivière lui fracassait les mollets sans pitié, lames glacées visant à la déséquilibrer. Ses chances de passer sans tomber étaient réduite et elle risquait d’être emportée par le courant et de se retrouver suspendue dans la chute, sans autre moyen de se libérer que de couper la corde et tomber dans le vide. Il était encore temps de renoncer…

Astrée hésita. Elle aurait dû descendre la rivière, ou escalader la falaise en amont, et trouver un autre passage. Avec sa corde et son grappin, elle aurait fini par y parvenir. Mais maintenant, puisqu'elle avait fixé son grappin de l'autre côté de la rivière, elle était coincée. Il fallait qu'elle passe par là. Mais... peut-être pas comme ça ? Peut-être en essayant de fixer la corde aussi ce ce côté-ci... Ou bien devait-elle tenter de descendre plus bas ?
Elle recula, revint sur la terre ferme, serrant rageusement les dents, et réfléchit. Et elle n'était même pas sûre qu'il soit de l'autre côté. Est-ce qu'elle y croyait suffisamment pour risquer de se rompre le cou ?
A tout hasard, elle l'appela, de toutes ses forces, ses mains en porte-voix, à travers le vacarme des eaux tumultueuses. Si par miracle il n'était pas loin, s'il l'entendait ? Elle écouta, de toutes ses oreilles, guettant une réaction.

Elle n'entendit rien de plus que le vacarme de la cascade, assourdissant, avalant tout autour d'eux, le bruissement du vent, le chant des oiseaux, même sa propre voix. Si Neffen était de l'autre côté, il ne l'avait probablement pas entendue et rien, effectivement, ne prouvait qu'il y soit...

Le problème, c'est qu'elle ne voyait aucun autre moyen de trouver Neffen que de suivre cette piste. Elle avait beau tourner le problème dans tous les sens, il était insoluble : si Sheldon avait réellement demandé aux centaures de se séparer le temps que les choses se tassent, alors la plupart, à l'instar de celle qu'elle avait croisée, devaient ignorer où étaient les autres, et en particulier ignorer où était Sheldon. Or, à son avis, le chef était le seul centaure ayant la moindre chance de savoir où était Neffen. Et puis, de toute façon, elle n'avait vu aucun autre centaure... même si elle suspectait la présence de l'un d'entre eux près des cadavres humains. Elle aurait dû observer les environs, peut-être, à la recherche de traces. Mais même si elle l'avait trouvé, que lui aurait-il appris ?

A nouveau assise au bord de la rivière, elle tournait et retournait le problème dans sa tête. Une première option était de parvenir à fixer la corde de ce côté-ci. Et vraiment très très solidement. Une autre option était de tenter de descendre la falaise... mais il fallait qu'elle ne descende que si elle était sûre de pouvoir faire demi-tour et remonter de ce côté-ci, pour ne pas être coincée en bas si la remontée était impossible de l'autre côté. Elle pouvait également tenter d'escalader la falaise en amont, mais là aussi, seulement si elle était certaine de pouvoir faire demi-tour aisément.
Non. Elle devait prendre du recul, dans tous les sens du terme. Elle avait tout simplement la possibilité de revenir sur ses pas, et faire d'une pierre deux coups : rechercher le centaure au sanglier -s'il était bien là-, qui peut-être saurait dire s'il avait vu Neffen ou Sheldon, puis, si elle ne le trouvait pas, faire un large détour pour trouver un autre accès, en amont ou en aval, à la rivière.
Mais tout de même, par acquis de conscience et pour ne pas perdre un temps peut-être précieux, elle décida de chercher d'abord s'il était possible de fixer sa corde de ce côté-ci de la rivière, et d'observer les falaises, en amont et en aval.

Tout semblait possible mais dangereux. ll y avait suffisamment d'arbres et de rochers de ce côté de la rivière pour attacher sa corde, dont plusieurs solides, mais cela n'empêcherait pas le flux de la rivière de la malmener avec violence et, peut-être, de la coincer au coeur de l'onde, sans possibilité d'avancer. Elle pouvait tenter l'escalade de la paroi en amont ou la descente de la paroi en aval : elles étaient abruptes, avec une petite tendance à l'effritement, mais elle avait de l'expérience en la matière. Peut-être était-il illusoire de tenter l'amont, cependant : la cascade demeurait difficile à franchir, même plus haut, car elle épousait le relief et son débit printanier était impressionnant à toute hauteur.

Elle finit par opter pour la descente de la falaise. Traverser ici, même solidement attachée à la corde, était risqué : si elle glissait, le courant pouvait lui faire heurter violemment les rochers et l'assommer.
Elle se maudit, un moment, d'avoir lancé son grappin : elle ne pouvait pas récupérer sa corde. Quoique, si, à la réflexion... elle pouvait la tendre en la fixant à un arbre de ce côté-ci puis la sectionner d'une flèche à l'autre extrémité. Glisser le long de la corde pour descendre la falaise serait ensuite un jeu d'enfant ; le seul problème restant serait de remonter de l'autre côté.
Elle attacha donc la corde à un arbre et la tendit au maximum. Remontant de quelques toises vers l'amont, elle encocha une flèche et visa soigneusement l'autre extrémité, sur l'autre rive. Il devait suffire d'une ou deux flèches...

Il en fallut onze. Les embruns soulevés par la violence de la chute rendaient la visibilité très limitée et freinaient ou déviaient le trait. La rôdeuse dut donc s'armer de patience et rectifier peu à peu son tir. Elle finit par trancher et récupérer sa corde, mais il ne lui restait plus beaucoup de flèches. Sans compter que sa corde, déjà réduite par les liens qu'elle avait prélevés pour entraver son poursuivant, était encore un peu moins longue. Mais elle put l'arrimer en contrehaut de la vallée et entamer sa descente vers le lit moins tumultueux de la rivière.

Elle songea qu'elle parviendrait peut-être à récupérer quelques flèches lorsqu'elle serait de l'autre côté, si toutefois elle y parvenait. Et puis, de toute façon, il lui restait en encore quelques-unes pour chasser quand le besoin s'en ferait sentir, c'était l'essentiel. Sa corde, quant à elle, resterait ici, l'aidant à remonter si jamais elle ne trouvait pas de moyen de rejoindre la piste.
Elle se laissa glisser le long de la corde jusqu'à son extrémité, puis se mit à descendre, plus précautionneusement, les mètres restants, posant ses pieds sur les aspérités, s'agrippant aux rares prises. Il lui resterait ensuite à trouver un endroit où franchir la rivière, puis à remonter de l'autre côté. Vaste programme, qu'elle n'était pas certaine de parvenir à réaliser. Mais pourtant il le fallait... Ou peut-être se trompait-elle complètement ?
Pourquoi donc Neffen avait-il franchi cette rivière ? Peut-être simplement pour être certain que nul ne pourrait le suivre ? Était-ce une fausse piste, comme le disait la centaure ? Ou lui était-elle destinée, à elle ?
Mais elle cessa bien vite de ressasser ce genre de questions. Descendre nécessitait toute sa concentration. Ça n'était vraiment pas le moment de risquer une mauvaise chute.

Elle parvint à bon port au bout d'une bonne demi-heure de descente incertaine. La corde était trop courte et la fin du parcours dangereux et rendu glissant par les éclaboussures de la cascade que la saison avait nourrie de ses pluies et de la fonte des glaces. Une fois arrivée en bas, elle trouva le cours de la rivière moins tumultueux mais néanmoins profond. Si elle voulait atteindre l'autre côté, elle serait forcée de nager. Vu sa récente maladie, ce n'était pas une perspective très engageante. L'alternative était de descendre plus bas vers la vallée, mais cela l'écartait toujours plus de la piste qu'elle suivait...

Astrée était prête à prendre le risque de rechuter en traversant la rivière à la nage. Néanmoins, si elle pouvait l'éviter, elle était consciente que ce serait certainement mieux.
Elle décida donc de descendre un peu le cours de la rivière. Avec un peu de chance, elle finirait par trouver quelques rochers, un passage à gué, ou au moins un endroit où l'eau serait moins profonde. Oui, avec un peu de chance... mais Tymora ne semblait guère lui accorder ses faveurs depuis quelques temps, aussi décida-t-elle de se donner un délai : une demi-heure maximum pour trouver l'endroit le plus praticable possible. Au bout d'une demi-heure, même si elle n'avait rien trouvé de mieux, elle traverserait.

Elle finit par trouver un gué acceptable. Elle serait immanquablement mouillée mais nettement moins que si elle avait essayé de passer plus haut. Elle glissa une fois ou l'autre durant sa traversée, mais parvint de l'autre côté. L'eau était glacée et ses jambes couvertes de chair de poule. Ses vêtements ne sècheraient pas rapidement, vu la température ambiante qui demeurait fraîche. Au-delà d'un espace d'herbes sauvages, elle faisait à nouveau face à un bois touffu, de ronces et buissons épineux, de conifères aux branches basses, de troncs couchés entre des feuillus revêches. Se frayer un passage dans cette brousse ne serait pas de tout repos et il semblait n'y avoir aucune sente d'y enfonçant. Elle pouvait longer la berge mais cela la forcerait à descendre plusieurs fois dans la rivière.

Elle décida de longer la rive un moment, en revenant vers la cascade, à la recherche d'un endroit où elle pourrait traverser plus facilement le bois. Puisqu'il lui faudrait visiblement se mouiller à nouveau, elle garda ses chausses trempées, se contentant de changer sa tunique pour éviter de prendre froid à nouveau.
Mais dans tous les cas, il faudrait qu'elle s'éloigne de la berge pour pouvoir escalader la falaise plus loin : les rochers mouillés seraient trop glissants, et l'ascension beaucoup trop dangereuse. Donc, épineux ou non, il faudrait bien qu'elle traverse ces fichus taillis...

Le bois courait jusqu'à la rive et la surplombait par endroits. Elle avait le choix entre se frayer un passage à l'intérieur ou nager à contre-courant. Sans doute pouvait-elle se bricoler un semblant de machette avec son couteau, mais sa progression serait de toute façon très lente. Dans son souvenir, cependant, il y avait une zone moins dense plus haut sur le cours de la rivière. Restait à décider de la meilleure manière de l'atteindre.

Tout bien considéré, elle avait le choix entre s'épuiser à nager à contre-courant sur quelques passages et risquer de prendre froid, déchirer ses vêtements et se marbrer le visage et les bras de griffures plus ou moins profondes, ou prendre le temps de se frayer un passage avec son couteau et donc perdre du temps. La première option était exclue : elle aurait besoin de toutes ses forces pour escalader la falaise, et elle n'était pas très bonne nageuse : il fallait qu'elle s'économise. Et pour s'économiser, elle n'avait pas d'autre choix que de prendre le temps de couper au couteau les ronces et branchages les plus gênants, et de se frayer un passage tant bien que mal sur la rive à travers les épineux. Elle ne se souciait guère des accrocs aux vêtements, ou de quelques estafilades par-ci par-là, mais elle essaierait tout de même de limiter les dommages...

Après de longues minutes pénibles à creuser vaille que vaille un tunnel dans la verdure, Astrée eut la chance de trouver la sente d'un animal. Elle était basse et il lui faudrait l'emprunter à quatre pattes, mais elle allait dans la bonne direction, c'était déjà ça de pris. Difficile de savoir quelle créature l'avait empruntée, cependant, peut-être un sanglier ou un gros blaireau. Au bout d'une vingtaine de minutes dans cette position inconfortable, sans rencontrer le propriétaire du tunnel, Astrée déboucha hors du bois touffu. Mais ce qui s'étendait entre elle et la falaise n'était pas forcément plus engageant : il s'agissait d'une zone marécageuse.

La rôdeuse contempla le marécage durant quelques instants, complètement découragée. Elle se mit à maudire Neffen et sa fichue piste impossible à suivre. Mais elle était tenace... donc non, elle n'abandonnerait pas.
Pourtant, le doute grandissait en elle. Rien ne prouvait que cette piste lui soit destinée, et elle était peut-être en train de perdre un temps précieux à chercher Neffen là où il n'était pas. Si seulement elle pouvait être certaine de trouver le shaman au bout, elle aurait sans hésité bravé mille dangers et franchi tous les taillis et marécages du monde... Là, elle commençait à se demander combien de temps elle allait s'entêter ainsi avant de renoncer. Les premiers luméniens ne tarderaient guère à arriver à Montequine, Byron les rejoindrait dans les heures ou jours à venir, et elle s'obstinait à se lancer sur une piste impossible...

Elle poursuivit cependant sa route. Que pouvait-elle faire d'autre, de toute façon ? Utilisant son bâton comme une sonde pour ne pas se retrouver dans l'eau ou les sables mouvants, elle avança, pas à pas, à travers le marécage.

Sa progression s'avéra encore plus difficile que dans les taillis. Les marais l'encerclaient de toute part et plus d'une fois, son bâton s'enfonça de plus d'un mètre. Parfois, le sol semblait résister pour mieux s'affaisser une seconde plus tard. Et malgré la force qu'elle mettait à tâter le fond, elle pesait davantage que la pression qu'elle parvenait à mettre, comme la fatigue la gagnait peu à peu. Il lui apparut que, tôt ou tard, elle risquait d'être prise dans un sable mouvant. Il suffisait qu'elle trébuche, qu'elle glisse, ou que son bâton touche une pierre isolée pour qu'elle se retrouve dans une boue traître et glacée. Mais elle persévérait, malgré la fatigue, focalisée sur son objectif.
Et cela se produisit. Son bâton semblait pourtant avoir rencontré une terre solide, à quelques pouces sous la surface vaseuse... mais le sol céda sous son poids et elle se retrouva dans la fange jusqu'à la taille. Elle se sentit doucement aspirée vers le fond, dans un bruit de succion ténu mais bien réel...

La Couronne de Cuivre

[Quête] Montequine