La Couronne de Cuivre

Il lui tapa sur l'épaule.
-Ne t'inquiète pas, Guilhem : il n'y aura aucun accident, que ce soit avec le blaireau ou avec son antre.
Le fond de l'affaire devrait malheureusement attendre que la marmaille soit couchée... et endormie.
-De toute façon, personne n'ira de ce côté-là aujourd'hui. Le temps est avec nous.

Le fermier l'avait dévisagé avec suspicion, puis un sourire revint sur ses traits.
" Oui. Nous avons de la chance dans notre malheur."
Il jeta un regard circulaire autour de lui.
" Bon, il va falloir dépenser la fine équipe... La grange me semble un endroit approprié, mais pour faire quoi ?"

-Tu penses que le voyage de retour ne les a pas assez fatigués ? fit-il mine de s'étonner. Mais de toute façon, pas besoin de leur chercher d'activité : ils improviseront un cache-cache parmi les bottes de paille, ou je ne sais quoi. Je peux m'occuper de les superviser, si tu veux.
La fuite découverte plus tôt dans l'après-midi ne gênerait en rien. Et s'il se chargeait des gosses, le fermier pourrait non seulement se reposer mais également faire connaissance avec Callie...

" Parfait. Je vais te laisser superviser, oui..."
Il sourit.
" Et la petite nouvelle ? Elle a l'air d'avoir quinze ans au bas mot... mais avec les demi-elfes, on ne sait jamais trop dire... Elle a mauvaise mine, en tout cas. Déjà pris froid ?"

-Non, elle a été ressuscité il y a peu... Mais je la laisserai te raconter ça. Toujours est-il que comme elle avait besoin de se remettre et comme notre ferme à la réputation d'être le lieu idéal pour ça, on l'a envoyée ici... Tu verras, elle est plutôt sympathique et puisqu'elle est l'aînée d'une très nombreuse fratrie, elle ne sera nullement dépaysée parmi nous. En revanche, c'est une pure citadine... Mais sa bonne volonté compensera son manque d'expérience, je n'en doute pas.

" Tant qu'elle ne me vole pas un de mes fils, comme l'autre, là... Mais elle est beaucoup trop vieille pour ça, je suis sauvé."
Il sourit.
" Elle ne va pas manipuler la charrue, en tout cas, c'est certain. Mais si elle peut superviser une chose ou l'autre, ou cuisiner, je ne sais pas... Evidemment, c'est trop demander qu'ils me sélectionnent les gens en fonction des besoins de ma ferme..."
Il soupira.
" Bon, il faut dérouiller cette bande. Ils n'ont rien fait pendant le trajet que de se pelotonner les uns contre les autres dans le chariot en se plaignant de la pluie..."

Il sourit de toutes ses dents.
-Parole de Taliesin : je te les ramènerai complètement épuisés. Bon, ils seront en nage et couverts de paille, accessoirement, mais on n'a rien sans rien !
Il se fit plus sérieux.
-Quant aux travaux de la ferme, ne te fais pas de mouron : on s'en sortira, et la nouvelle prendra sa part. Comme je le disais, elle m'a l'air pleine de bonne volonté.
Il ne dit rien d'Elliot mais il espérait que la rancune exprimée par son ami n'était que le reflet de son humeur grise, que toutes deux s'estomperaient avec le temps.

Il ne restait que quelques heures avant le souper, mais la partie de cache-cache fut accueillie avec joie par les plus jeunes. Seuls Baptiste et Robin demeurèrent en arrière, préférant bouquiner sur leur lit avant d'aider en cuisine. Dans la grange, les choses se déroulèrent d'abord bien, les garçons se cachèrent et se cherchèrent tour à tour, puis le cache-cache se mua en une espèce de jeu de camouflage et de traque qui mit bientôt les bottes de paille en péril. Taliesin dut intervenir mais cela colla avec le timing général de la journée : il eut tout juste le temps d'emmener les belligérants à la salle d'eau avant qu'ils ne passent tous à table. Il restait quelques brins de paille ça et là, mais globalement, il s'en tirait avec les honneurs.

Il croisa les doigts pour que le temps ne tarde pas à s'améliorer. D'abord parce que c'était important pour les travaux agricoles, ensuite parce qu'il valait mieux que les enfants puissent profiter du dehors tant que les frimas ne s'étaient pas abattus sur eux. Mais il n'était pas inquiet : ils s'en sortiraient dans un cas comme dans l'autre. En fait, concernant les jours à venir, lesquels verraient la routine retrouver ses droits en leur demeure, son seule souci touchait aux relations entre Victor et Baptiste... Toutefois, en cela comme en tout le reste, il essayerait de se montrer confiant.

L'état de grâce avait touché à sa fin, mais leurs relations semblèrent s'améliorer. Pendant les jours suivants, tous les habitants de la ferme furent affectés à ces fameuses semailles. Il fallut réviser les deux charrues, atteler les chevaux, et sortir dès que le temps le permit et que la boue eut un peu séché. Le travail était difficile physiquement et seuls les adultes s'avérèrent capables de le gérer. Les enfants dégageaient les pierres et les grosses racines, puis semaient derrière eux, tout en pourchassant les oiseaux gourmands qui semblaient s'être rassemblés par milliers dans les environs pour l'occasion. Il leur fallut six jours pour venir à bout des deux champs principaux. L'avoine, moins noble, serait plantée au printemps.
Quand ils furent presque au bout de leur travail, Galathée réquisitionna les plus jeunes pour retourner le potager et effectuer les plantations automnales. Guillhem exigea bientôt que les classes reprennent et ne pâtissent pas des travaux agricoles, aussi urgents soient-ils. Callie demeurait un peu trop faible pour sortir souvent et beaucoup, mais elle reprenait du poil de la bête. Quant à Victor et Baptiste, s'ils demeuraient fidèles à leur groupe d'élection, ils s'adressaient plus facilement la parole qu'avant, c'était indéniable.

Et le barde en était heureux. Bien sûr, il espérait qu'un jour, ils se considéreraient comme des frères. Néanmoins, il n'avait pas un seul instant imaginé que la petite mise en scène organisée de concert avec Galathée aboutirait à ce résultat. Non, tout ce qu'il en avait attendu, c'était qu'elle atténue leur antagonisme, les amène à davantage s'apprécier. Or, c'était le cas. La suite viendrait en son temps et, selon toute vraisemblance, ne nécessiterait pas de nouvelles manigances.
Pour le reste, il ne rechigna pas à la tâche, que ce soit pour les travaux de la ferme, l'école ou la gestion de la marmaille. La vie avait repris son cours normal, ils s'étaient habitués aux absences, aucun souci majeur n'obscurcissait ses pensées... Bref, tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes.

L'automne continua à étendre son emprise sur la campagne, se montrant à la fois prodigue, humide et bientôt de plus en plus sombre. Il ne restait plus que des choux dans le potager, toutes les noix, noisettes et champignons du bois avaient été récoltés, et quand les habitants de la ferme s'aventuraient sous les arbres, c'était quasi exclusivement pour récolter du bois. La Fête de la Lune approchait, veillée de salut aux morts, entrée définitive dans l'hiver.
Galathée vint trouver Taliesin à ce sujet.
" Taliesin, je pensais emmener Victor et Baptiste à Luménis le jour de la Fête de la Lune. Ils ont l'un et l'autre des morts à honorer, dont les tombes s'y trouvent. J'aurais aimé que tu puisses nous accompagner. Peut-être pouvons-nous demander une sorte de dérogation..."

Il eut une légère grimace.
-Je rechigne à demander des faveurs supplémentaires, car j'ai la crainte, peut-être idiote, que cela puisse aggraver ma situation. Mais en l'occurrence, c'est quelque chose d'important, donc pourquoi ne pas tenter la démarche... Cependant, si elle aboutit, ce qui n'a rien de certain, je risque d'être entouré d'une cohorte de gardes... Est-ce que tu ne crois pas que cela... trouble le recueillement et l'intimité dont auront besoin les garçon dans ces circonstances ?

" Je n'avais pas songé à cet aspect des choses... Mais peut-être pourrions-nous demander à Kerun d'être ton garde du corps officiel... S'il n'est pas en mission, cela s'entend. Lui seul... Les enfants le connaissent. Enfin, Victor pas vraiment mais... Je suis certaine que Kerun pourrait se montrer très discret."
Elle pinça les lèvres.
" En même temps, tu me diras qu'il avait demandé à garder ses distances, pour pouvoir apparaître comme un interlocuteur neutre auprès des autorités... Et j'imagine que si tu es consigné à l'auberge, cela ne t'ira pas..."

-C'est surtout qu'à ce compte là, ça n'aurait tout simplement pas de sens que je vienne...
Soupir.
-Écoute, je viendrai l'an prochain, quand tout sera réglé. Pour cette fois, mieux vaut que je reste ici, que nous gardions Kerun comme atout pour, en cas de besoin, assurer une issue heureuse au procès. Dans l'immédiat... Tu seras là, toi, pour les soutenir.

" Sans doute, fit-elle avec une grimace. Je vais y réfléchir... Mais tu as raison... Ah."
Elle se carra contre le mur, assise sur son oreiller.
" Et il y a le mariage, aussi. Il faudrait que nous en parlions à Guillhem... Je n'ai aucune idée de la manière dont ce genre de choses se règle dans ce pays."

Au moins cette perspective-là était-elle réjouissante...
-Il faudra faire venir un homme de loi jusqu'ici. Mais si on lui paye le déplacement, je présume qu'il n'y verra pas d'inconvénient.
L'elfe sourit.
-Les papiers maintenant, la fête quand tous nos soucis seront réglés... J'ai hâte d'y être !-

" Moi aussi, dit la rôdeuse, avant de rougir légèrement. J'ai du mal à croire que quelque chose d'aussi fabuleux puisse m'arriver à moi, une simple paysanne des Vaux... En même temps, ma vie d'aujourd'hui est à des lieues de mon existence d'autrefois... En quelques années... Quand j'y songe, c'est presque vertigineux."
Elle soupira.
" Mais un homme de loi, donc. Nous le ferons venir de Pré-aux-Clercs, ce sera le plus facile."

-On demandera quand même à Guilhem comment on procède sur Helonna.
Il lui prit la main.
-Tu sais, j'ai aussi du mal à croire qu'un événement aussi merveilleux puisse m'arriver, et je ne dis pas cela juste pour la forme. J'espère... Que je serai à la hauteur. Je ferai tout pour que ce soit le cas.

" S'il y a bien une chose dont il m'est impossible de douter, c'est celle là." s'exclama la rôdeuse en lui posant un baiser sur la tempe.
Elle se laissa glisser entre les couvertures.
" Comment les elfes se marient-ils ? Y a-t-il des rites importants à respecter ? Tu me diras que tu étais un elfe parmi les hommes, mais tu as vécu parmi tes semblables aussi..."

-Très peu de temps, murmura-t-il. Et j'ai assisté à quelques mariages, donc je connais vaguement le cérémonial, la nécessité de la présence d'un clerc de la Seldarine... Mais honnêtement, je n'attache aucune importance à ces rites. C'est parmi les hommes qu'est ma vie.
Il l'observa un instant.
-Toutefois, si c'est important pour toi... On peut se marier à l'humaine et à l'elfique.

La jeune femme secoua la tête.
" Non, ce n'est pas important pour moi. Ce qui compte, c'est que les gens que j'aime soient près de moi. Toi, les enfants, les Merlus... Ce sera déjà formidable."
Elle ferma les yeux.
" Quand voudrais-tu que nous organisions les choses ? Le temps ne presse pas encore, si j'ai bien compris ce qui ressort des rumeurs de guerre, mais ce serait dommage de nous retrouver pris au dépourvu, je suppose..."

Il acquiesça.
-Que dirais-tu d'organiser ça entre la fête de la Lune et les réjouissances de fin d'année ? Ce sera une période creuse en matière de travaux agricoles, il n'y aura donc aucun souci pour procéder aux démarches. Et, ainsi, nous ne courrons pas le risques d'être surpris par une fin précoce du conflit.

" Ça me semble être une bonne idée, dit la rôdeuse. J'irai à Pré-aux-Clercs pendant cette veille, de toute façon. J'ai amassé pas mal de peaux, avec toutes mes expéditions de chasse, et nous n'avons pas l'infrastructure pour les traiter convenablement. Je pensais aller vendre le surplus et nous acheter des bougies dont, par contre, nous manquons terriblement. J'en profiterai pour refaire les stocks de parchemin, au passage... Si tu as d'autres besoins pour ta classe, ce sera le moment d'y penser."

Il refusa de s'attarder sur le fait que lui-même ne contribuait en rien aux finances de la maisonnée : c'était une pensée désagréable.
-Hum, des ardoises et des craies supplémentaires, peut-être. En dehors de ça, je ne vois pas. Mais j'y réfléchirai.
Il sourit.
-Peut-être devrais-tu emmener Baptiste avec toi. Il m'a dit que le clerc du village pourrait être d'accord pour prêter certains des livres de sa bibliothèque, et je lui ai promis qu'on ne manquerait pas cette opportunité.

Galathée acquiesça dans un bâillement.
" D'accord, je l'emmènerai. D'ici un jour ou deux, quand j'aurai trié ce que j'ai rapporté. Je n'ai pas toujours eu l'opportunité de traiter tout ça comme il le faudrait et je crains qu'il n'y ait une bonne partie à jeter. En même temps, tanner les peaux... Ça pue tellement que je pense que la ferme n'a pas besoin de ça. Je devrais aller au village tous les trois quatre jours, pour bien faire. Ce n'est pas si loin et la route est bonne..."
Elle se retourna vers le barde.
" Bon... Sans doute ferions-nous mieux de dormir..."

Il arbora une mine dépitée.
-Dormir ? Mais c'est tellement ennuyeux...
Cependant, il se montra raisonnable et s'étendit à son tour.
-Bonne nuit, Gal, lui souffla-t-il à l'oreille avant de l'embrasser.

Galathée emmena Baptiste à Pré-aux-Sources quelques jours plus tard. Ils revinrent trois bonnes heures plus tard, chargés d'emplettes prévues et de surprises, des livres qu'avait pu emprunter le petit garçon (douze !) et de la promesse d'un officiel du village de venir officier pour leur mariage, en échange de six bouteilles de ce délicieux poiré qu'il avait déjà eu l'occasion de goûter. Guillhem, averti des projets de Taliesin et Galathée, trouva le prix fort modique pour le service rendu.

Même sans festivités particulières, ce serait une belle journée. Une journée importante, aussi. Mais auparavant, il y aurait l'expédition de Galathée et des enfants à Luménis. Il appréhendait assez de se retrouver sans eux à la ferme car, peut-être pour la première fois, il ressentirait cruellement l'interdiction qui lui était faite de se déplacer : il aurait aimé être là, lui aussi, pour cette cérémonie de mémoire... C'était pour la bonne cause, toutefois et, l'année suivante, il serait auprès d'eux. Il fallait qu'il se concentre sur cette pensée et qu'il oublie le reste.

Le temps était froid, gris, humide, et il n'y avait nul signe de neige quand les enfants se pressaient contre les vitres pour observer le ciel. Mais leur petite communauté affrontait les frimas et les jours sombres sans réelles difficultés : la grange offrait un vaste terrain de jeu sec, l'école stimulait l'intellect et il y avait toujours du travail pour qui s'ennuyait. Baptiste avait rapporté des livres divers, sur l'histoire d'Hélonna, sur des mythes elfes, sur les vertus des plantes, ainsi qu'un traité de stratégie militaire et un autre de magie illusionniste. Quand il faisait moins mauvais, les enfants tentaient de sortir pour chercher le blaireau de Baptiste et Victor, sans succès, et on les traitait parfois de joyeux bonimenteurs. Ils se soutenaient alors l'un l'autre farouchement et, même s'ils étaient prêts à reconnaître que que leur version des événements avait été quelque peu enjolivée, ils ne démordaient pas des bases véritables de l'épisode. Taliesin était cependant certain, désormais, que Baptiste savait qu'il y avait eu une intervention bardique derrière l'apparition du monstre au pelage doré.
Quelques jours avant la fête de la Lune, Baptiste vint à la rencontre de l'elfe, hésitant, et lui demanda s'ils pouvaient parler un moment.
" Galathée m'a proposé d'aller à Luménis pour la Fête de la Lune. Sur la tombe de ma mère. Je me demandais si... je n'en profiterais pas pour passer par la commanderie..."

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La ferme Desmoulins