La Couronne de Cuivre

Albérich pinça les lèvres et poussa un bref soupir.
" C'est moi qui m'excuse. Je vois les choses en gris et je n'ai plus le détachement pour percevoir quand tu plaisantes et quand tu es sérieux..." murmura-t-il. " D'autant que tu as toujours été un sacrément bon comédien... et que j'ai l'impression que ce que j'ai toujours pensé savoir de toi n'est qu'un ramassis de vieilles images mal inspirées. Je ne te connais pas. Je ne sais pas de quoi tu es capable."
Il sourit, un peu amer.
" Excuse-moi. La tension te rend léger, elle me rend grave. Nous ne sommes pas taillés dans la même pierre."

-Je ne suis pas certain d'être taillé dans la pierre, personnellement... murmura-t-il. Et je ne suis pas aussi léger que j'en ai l'air. Quand je raconte ou fais n'importe quoi... C'est de la comédie, effectivement. C'est un moyen de nier, de repousser la réalité, de ne penser qu'à des choses futiles, stupides ou abracadabrantes. C'est... Une sorte de fuite. Certainement pas de la légèreté. Quant à ce dont je suis capable... Sois rassuré. Un adepte de Tyr zélé et fanatique a fouillé les moindres tréfonds de mon âme. Si j'avais fait quelque chose de vraiment moche dans ma vie, même sans aucun rapport avec cette affaire... Il ne m'aurait pas loupé. Oh non, il ne m'aurait pas loupé.

Albérich posa une main amicale sur l'épaule de son ami et la serra doucement, ne sachant pas trop quoi répondre. Le Tyrite avait désormais oublié ce qu'il avait vu en Thibault, mais cela n'effaçait pas ce que le Sunite avait vécu au moment-même, et le fait que les autorités erhedines avaient admis qu'il soit traité de la sorte. Tout ça pour une stupide pièce de théâtre. Ils étaient trop vieux pour toutes ces émotions. Albérich avait la sensation que s'ils avaient eu vingt ans, ils auraient puisé en eux-mêmes pour rebondir, changer de vie, redresser les torts dont ils avaient été victimes. Aujourd'hui, chacun de ces actes demandait un effort surhumain qui les encourageait à la retraite plutôt qu'à l'offensive. Peut-être Thibault avait-il encore la force nécessaire au combat. Albérich savait que pour sa part, il continuerait à reculer. Cela lui arracha un nouveau sourire.
" On ne peut pas fouiller toute l'existence d'un homme en quelques heures. Je suis certain qu'il te reste encore bien des secrets. Et connaissant les Tyrites... Il s'est probablement intéressé à des choses triviales qui n'ont rien à voir avec toi."

-Je ne pense pas, moi... répondit-il à mi voix. Tu aurais vu son acharnement, sa frénésie à m'arracher ces choses du crânes... On aurait dit qu'il m'en voulait personnellement. Peut-être me détestait-il, peut-être avais-je couché avec quelqu'un de sa famille sans le savoir... Peut-être avait-il tout simplement une dent contre Sunie. A moins qu'il n'ait été persuadé que je sois un démon. Enfin bref, ça n'a plus d'importance. Et c'est vraiment mineur par rapport à... d'autres événements.

Albérich pinça les lèvres et secoua doucement la tête. Il savait que l'épisode n'était pas aussi mineur que le prétendait subitement Thibault. Bien sûr, il n'y avait pas eu mort d'homme. Mais le Sunite avait été frappé par son propre camp, et rudement. C'était peut-être autrement plus violent que d'avoir été torturé par des ennemis proverbiaux, aveuglés par leur haine, sans surprise, finalement. Le Luménien s'en voulut d'avoir conduit, involontairement, la conversation dans ces eaux hasardeuses.
" Que feras-tu une fois que nous serons à Erhedun ?" demanda-t-il alors.

-Suivre l'affaire Aubin de près, déjà. Même si nous le remettons au seul temple de Lathandre, même si tout se passe en toute discrétion, il y aura discussion, sinon débat au sein du Conseil. Et je ne suis pas encore tout à fait coupé du monde des prélats, ce qui me permettra, dans une certaine mesure, d'être informé de ce qui se passe. Au besoin, j'interviendrai, pour que cette histoire soit réglée au mieux, pour nous tous. Pour Aubin aussi, s'il n'est vraiment pas responsable de ce qu'il a commis. Pour toi, évidemment. Et... Pour moi, égoïstement. Je voudrais que mon nom soit lavé de la boue dans laquelle on l'a traîné. C'est sans doute superficiel et vain, mais ma foi, c'est dans ma nature. Ensuite...
Il écarta les mains.
-Je pense que je partirai me promener. Il doit bien encore y avoir des œuvres d'art mythiques à retrouver sur Hélonna. Des prétextes parfaits pour m'éloigner. Cela me fera du bien de voir du pays, de me tenir à distance de ces gens que j'en viendrais à haïr si je les coutoyais trop vite, trop longtemps. Lorsque je serai apaisé, que je pourrai songer à ce qui s'est produit sans rage ou sans rancœur, je rentrerai peut-être. Ou pas.
Il fixa les flammes, un moment, puis se tourna vers Albérich.
-Et toi ? As-tu une idée de ce que tu feras, quand tout sera réglé ? Tu penses toujours suivre les pistes que doit te donner Graham ?

" Je n'en sais rien." fit le Luménien, son regard s'attardant une seconde sur le feu crépitant qui réchauffait la nuit fraîche. " Je pense que je rentrerai d'abord à Combeloup. Je ne crois pas que je m'y attarderai, cependant."
Il eut un sourire privé.
" C'est mon foyer, désormais... Je ne peux plus vraiment y échapper. Comme les autres enfants de mon père, j'y reviendrai périodiquement... Mais je ne me sens pas encore assez... assez vieux, je suppose, pour m'y installer définitivement."
Il haussa les épaules.
" J'imagine que je monterai vers le nord. Il faut que je me trouve quelque chose à faire, quelque part. Cet état d'inertie, de... Je ne sais pas comment le définir... Cette attente... Cette errance... Ça ne me va pas. Cela passera peut-être par les déchus de Graham... Peut-être pas. Je pense que je trouverai un peu de paix dans le bruit, quel que soit ce paradoxe... Solarcis me tente bien."

-Il y a une chouette maison close, là-bas... fit-il avec un large sourire. Mais, blague à part - si si, j'en suis capable... C'est marrant, je vais finir par croire que j'ai l'âme plus campagnarde que toi. J'ai plus que jamais apprécié mon séjour à Dansedunes, et la seule idée de me retrouver en ville m'épuise et me fait peur. J'aspire aux grands espaces, aux petites communautés, aux champs fleuris empourprés par le soleil couchant, aux gens plus vrais, peut-être, car plus éloignés de tout ce superflu qu'apportent les cités...
Il éclata de rire.
-Et c'est moi qui dit ça... Hum, soit je suis malade et ça va me passer, soit je suis en train de changer. A mon âge. Mais où va le monde ? Enfin, on verra bien : peut-être qu'après un mois de cambrousse, je regagnerai Erhedun au grand galop pour fréquenter avec une assiduité renouvelée tailleurs, marchands de vins, bijoutiers, banquets et festivités divers...

" Les gens ne sont pas moins vrais dans les villes, et les villages connaissent leur lot de commérages et de vilaines rumeurs... Sans compter la terrible pression sociale propre aux petites communautés." dit Albérich, pensif. " Evidemment, lorsqu'on gravite dans les cercles du pouvoir, on est aux premières loges pour contempler le pire dont est capable l'homme, je suppose. Et Erhedun manque sans doute de diversité... Je ne me suis jamais senti en manque d'authenticité à Luménis... J'appréciais particulièrement le moment où les fidèles venaient chercher réconfort, conseil ou absolution. C'était mon instant d'éternité."
Il sourit doucement.
" L'effervescence... Toutes ces vies... Tout ce mouvement, le chaos, la création, la fièvre... J'aime le silence pour son contraste avec la fureur. Mais seul... C'est la fin de toute chose."

-Ah, la solitude... il existe des moyens de la tromper mais, à moins d'avoir un goût particulier pour elle - ou pour eux -, cela ne marche qu'un temps. Même moi, dans mon état, en plein cœur de ma phase "tous pourris ou peu s'en faut", je ne saurais rester longtemps et totalement coupé de la compagnie de mes semblables. J'aurais trop peur de me mettre à ressasser, à broyer du noir, à...
Il se mordit la lèvre inférieure.
-Mais pour autant, me replonger dans l'effervescence de la ville... Bof. Trop de monde. Au moins, à la campagne, dans les villages, je me sentirai moins cerné, j'aurai l'impression de pouvoir, d'avoir le temps de me faire une idée des quelques personnes auxquelles je serai confronté. Alors que c'est totalement impossible parmi les foules citadines où on ne sait plus où donner de la tête. Bref : j'ai peur d'être à nouveau trompé, de me faire à nouveau avoir. Alors, j'aimerais avoir la sensation - même si c'est une illusion - de maîtriser... mes relations, mes interlocuteurs. Et avoir la certitude, aussi, que ceux-ci ne connaissent pas ma désormais déplorable réputation.

" Je dois dire que vivre dans un hameau ne m'a pas empêché d'être manipulé et de ne plus savoir à qui me vouer..." fit le Luménien, songeant à ses déboires combelupins. " Mais j'espère que tu trouveras ce que tu cherches. Et si tu ne te sens pas d'errer, tu pourrais sûrement être accueilli à Combeloup. Je pourrais te recommander. Tu as vu le cottage, il est confortable, et les habitants du village sont fiables... Je crois. Ceux qu'il reste, du moins. Il y a même un vieux temple calciné qui n'attend qu'une réhabilitation. J'avais pensé à un Chauntéen pour ramener un peu de piété dans ce coin reculé, mais Sunie est populaire... Cela pourrait leur convenir."
Il sourit.
" Evidemment, tu ne serais pas aussi incognito que tu pourrais l'espérer."

-Je ne suis pas sûr que ce serait une bonne idée... fit-il, pensif. D'abord, avec moi dans les parages, la baronne courrait de grrrrands risques. Ensuite, vu ce que tu dirais de moi, les habitants cloitreraient toutes les personnes susceptibles de me plaire, et je serais condamné à l'abstinence jusqu'à la fin de mes jours. Et enfin... Je dois dire que m'installer à Combeloup me ferait une drôle d'impression. Celle de m'incruster en un lieu qui appartient à quelqu'un d'autre. Qui t'appartiens. Imagine donc ! Devoir supporter ma trogne chaque fois que tu viens rendre visite à ta famille ! Tu regretterais rapidement - et amèrement - ton offre généreuse...

" Je pensais que tu cherchais un coin pour un temps, pas pour t'installer ad vitam..." fit le Luménien. " Et je ne mettrais que la baronne en garde. Mais j'ai bon espoir qu'elle se trouve un jeune chevalier tôt ou tard et qu'elle s'assagisse. On peut toujours rêver."
Il sourit.
" Mais je comprends que tu veuilles te dénicher ton propre refuge... J'aimerais pouvoir t'aider comme on m'a aidé autrefois, quand j'étais blessé et que j'avais besoin d'un havre, mais... je ne connais pas grand chose en dehors des temples que j'ai hantés. Je me souviens de quelques villages, au nord d'Erhedun, cependant. Près de la Lorien, il y a quelques bourgades humaines que l'on sent pénétrées d'une certaine sérénité elfique, dont l'art et les coutumes sont manifestement mixtes... Ce genre de choses pourrait te plaire. D'autant qu'on dit que les elfes ont développé des manières de faire l'amour plutôt exotiques."

-Alors ça, mon vieux, c'est du flanc, du pipeau, des billevesées éhontées ! s'exclama-t-il. Ou alors, nos races n'ont vraiment pas la même définition du terme "exquis". La plupart des elfes que j'ai connus avaient des pratiques tout à fait classiques. La seule qui était amatrice de ce genre de techniques, si c'est bien celles dont on parle... Son truc, c'était que l'on s'installe face à face, à deux mètres l'un de l'autre, et qu'on tende nos esprits vers un point situé à égale distance, entre nous, pour qu'ils y communient dans l'Amour Spirituel, Supérieur, tellement plus vrai que l'amour charnel et bestial... Tout ça en étant habillé et sans JAMAIS se toucher, évidemment.
Il avait une mine presque dégoûtée, mais se fendit néanmoins d'un sourire.
J'ai fui en courant. Au triple galop, même.

" C'était une idée comme ça." dit le Luménien avec un haussement d'épaules. " Je ne suis pas expert en ces matières, tu t'en doutes."
Il laissa son regard courir dans les ténèbres tranquilles qui les encerclaient. Lune et étoiles brisaient l'emprise de la nuit sur leur petit campement, tout comme les flammes vives qui dansaient dans l'air frais. Albérich se leva pour dénicher une couverture et la jeta sur ses épaules avant de se rasseoir. Il se demandait si tout allait bien du côté de Clovis et d'Aubin mais repoussa toute angoisse avec fermeté. Il se demanda si ce curieux détachement était une forme de fatalisme.
" Je suis certain que tu trouveras le petit coin que tu cherches. Tu n'as pas besoin de bons conseils."

Une ombre passa sur le visage du clerc. D'amertume ? De tristesse ? Albérich ne sut le dire.
-Les derniers événements ont prouvé combien j'en avais besoin, au contraire... souffla-t-il. Et comme tes conseils s'avèrent toujours judicieux, je suis fermement décidé à les suivre. Si j'ai appris quelque chose de ce gâchis monumental, c'est bien à mettre de côté mon orgueil mal placé.

" Thibault, ça n'a rien à voir avec de l'orgueil mal placé. Je disais juste que... si tu le désires, je pourrais essayer de me souvenir d'un endroit ou un autre qui m'avait frappé, mais mes années sur les routes remontent à près de vingt ans... Ça date, comme référence. Même le plus accueillant des villages pourrait être devenu un bouge détestable en un tel laps de temps... Je voulais juste dire que... tes pas te mèneront sûrement quelque part. Et ce n'est pas orgueil mal placé que d'avoir confiance en ce hasard... Mais si tu veux un conseil, je peux m'efforcer de t'en donner un. Cela dit, je pense que tu as le recul pour poser tes actes avec discernement. Je ne suis plus le donneur de leçons d'autrefois. Je manque moi-même de... de stabilité, en ce moment..."
Il secoua la tête.
" Bon dieu, j'ai complètement perdu les pédales, ce matin..." souffla-t-il. " Heureusement que tu étais là pour m'empêcher de faire n'importe quoi."

-C'était un juste retour des choses : toi aussi, tu m'as empêché de faire n'importe quoi, il y a peu de temps. Et, au final, je n'ai pas fait grand chose. Au contraire, je suis même grandement impressionné du contrôle que tu as su garder sur toi-même, lorsque nous sommes arrivés sur la colline. Pour parler franc, j'étais loin d'être aussi calme que mes propos pouvaient le laisser croire. Voir ça, comprendre ce qui pouvait arriver... J'en étais presque fou. La seule chose qui m'a empêché de foncer dans le tas, c'est que... Tu arrivais à tenir, toi, alors que tu étais encore plus concerné que moi...
Il frissonna.
-Je sais que ces choses se produisent parfois. De tels actes, de telles abominations. Je le sais d'un point de vue théorique. Mais être confronté à la réalité, comprendre que... J'en étais malade. J'en suis encore malade.
Il sourit tristement.
-Oui, les Sunites sont de grands naïfs, de grands sensibles. Ils vivent dans un joli monde tout rose. Et le retour à la réalité est parfois douloureux.

" Je pense qu'Hélonna est largement épargnée par le pire, d'où notre propension à n'être qu'imparfaitement préparés..." murmura Albérich. " Mais j'ai assisté à la révolte morféenne, j'étais aux premières loges... Je ne devrais plus être surpris de rien. Les illusions ont la peau dure, je suppose. On croit qu'on apprend, c'est ça le leurre."
Il secoua la tête.
" Je n'ai pas voulu que l'on exécute Noir Dessein, mais je n'aurais jamais imaginé que dans cette éventualité, les autorités luméniennes puissent le manquer... qu'il puisse survivre dans un autre corps..."
Il soupira.
" Je ne me suis jamais intéressé aux pouvoirs de l'ombre, j'ai toujours eu la sensation que les défis qui se présentaient étaient beaucoup plus humains... Pauvreté, crime, épidémies... Il y avait déjà tant à faire."

-Il y aura toujours beaucoup à faire, à ce niveau. Cela t'étonnera peut-être, mais j'en suis conscient. Et les Sunites... Enfin, dans certains domaines, ils essaient aussi de faire quelque chose pour aider...
Il fit la moue, comme s'il doutait lui-même de la portée réelle de ces tentatives. Puis il reprit, toujours à mi-voix.
-Beaucoup à faire. Déjà trop, sans doute. Et malheureusement, au-delà de ces défis humains, il y a l'Ombre. Insondable, insidieuse, souvent insoupçonnée. Peut-être est-ce mieux ainsi, en réalité : si nous étions conscients de toutes cette horreur, de toute cette malignité, si nous étions lucides, en quelque sorte... Trouverions-nous la force d'être bons ? Ou de lutter avec d'autres armes que celles de la guerre ? Croirions-nous encore au pardon, à la miséricorde, à la rédemption ? Je n'en suis pas du tout certain. Je crois plutôt que nous deviendrions sans des paladins zélés, ou des Tyrites, des Helmites fanatiques, conscients du mal et décidés à le détruire par tous les moyens, par la flamme et par le glaive...
Il frémit.
-A tout prendre, je préfère encore mes illusions. Du moins, ce qu'il en reste.

Albérich acquiesça, un demi-sourire sur le visage.
" Tu es flamme. Cela ne m'étonne pas que les choses se dessinent en ces termes. Si je devais renoncer à mes illusions... Je ne pense pas que je finirais paladin, helmite, l'épée au poing, sûr de mon bon droit..."
Il soupira, une ombre passa sur son visage.
" En réalité, j'ai renoncé à mes illusions, ce n'est plus une vue de l'esprit... Et je n'ai aucune propension à la lutte. Face au danger, on attaque ou on fuit. Malheureusement... ou heureusement, je n'en sais rien, je ne suis pas de ceux qui se battent. La lucidité, tu disais... Elle suscite ta rage et ma terreur. Tu me sens peut-être plus solide que toi, mais c'est une illusion. Je suis raisonnable, et tu es fou. Je me résigne et tu te révoltes. Ne m'écoute pas trop, ne me fais pas trop confiance. Mes bons conseils tueront ce que tu es, Thibault. Ce serait vraiment dommage. Peut-être vivras-tu moins vieux, mais voudrais-tu vraiment devenir un vieillard prudent et inquiet ? Je ne pense pas. "

-Ça dépend… S'il y a d'accortes damoiselles pour s'occuper de moi et veiller à mon bonheur, je veux bien finir centenaire et cacochyme... Qui sait, d'ailleurs ? Peut-être cela adviendra-t-il. Nous verrons à l'usage si mes mésaventures ne m'ont pas, par hasard, rendu prudent, réfléchi, si elles n'ont pas transformé la flamme vive en veilleuse. Honnêtement, cela ne m'étonnerait même pas. D'ailleurs... N'ais-je pas réussi à museler ma colère, sur cette fichue colline ? N'ais-je pas réussi à faire preuve de prudence et de réflexion ? Les dieux, pourtant, savent que ces choses ne m'étaient pas familières jusqu'ici...
Il sourit.
-En revanche, je ne trouve pas que ton attitude s'apparente à la fuite. Tu n'es peut-être pas flamboyant, tu ne fais peut-être pas beaucoup de bruit, mais tu avances, tu tiens bon et, finalement, tu vas au bout des choses, tu résous les problèmes, tu dénoues les fils de l'ombre... D'autres, à ta place, face à tout ça, auraient complètement craqué. Moi, j'aurais complètement craqué, ou explosé, réduisant à néant toutes les chances de résoudre sans trop de casse cette sinistre histoire...

" L'Ombre me suit... Sans cela, je n'aurais pas chercher à la défaire. Je n'ai même pas assisté au procès de Noir Dessein. Je n'ai pas exigé qu'on rende justice. Je n'ai pas demandé à ce qu'on le condamne, si Alaric n'avait pas estimé que cela me concernait, je ne saurais même pas ce qu'on a fait de lui... Je n'ai pas essayé d'aller au fond des choses. Je ne suis pas revanchard, j'avais le sentiment que partir, loin, vite... C'était la meilleure chose à faire. Ou la moins pire. Ou peut-être simplement la seule... J'espérais pouvoir disparaître. Mais l'ombre est tenace. Et multiforme. Elle ne revêt pas que l'apparence d'un clerc démoniaque particulièrement tenace... Même si je ne comprends pas bien ce qu'il faisait à Erhedun. Peut-être suis-je trop égocentrique de penser qu'il en avait encore après moi. Après tout, mon passage en ville n'a été qu'une coïncidence."
Il haussa les épaules.
" Mais tu verras, une fois cet épisode un peu distant dans ta mémoire, tu redeviendras toi-même, j'en suis certain."

-Qui vivra verra, fit-il sur le ton de celui qui pense déjà connaître la réponse.Et de ton côté, une fois Aubin libéré et l'âme de Noir Dessein renvoyée aux enfers... Il y a quand même des chances que l'Ombre te foute enfin la paix : l'acharnement à ses limites. Les vents tourneront sans doute, les choses s'amélioreront probablement...
Il s'arracha un sourire.
-Dans tous les cas, on se tiendra au courant, n'est-ce pas ? Histoire de voir comment nous menons nos barques respectives, si nous avons atteint la côte ou percuté un récif...
Il se tourna, lorgna les ténèbres dans la direction où son cousin avait disparu.
-Bon, c'est pas tout ça, mais... Clovis étant quelqu'un de discret et de délicat, il ne reviendra qu'une fois certain que nous avons terminé de parler. Alors, je me demande si je le hèle ou si, pour le punir de ses révélations de tout à l'heure, je ne vais pas au contraire lancer un nouveau sujet de discussion... Les ténèbres, l'air frais, la compagnie d'un barde possédé, ça lui ferait les pieds, je trouve.

Albérich se leva.
" Je vais aller me coucher, cela facilitera ton dilemme. Tu pourras prétendre que tu n'avais d'autre désir que de le coincer au loin, mais que ce malheureux Albérich n'a rien d'un noctambule." dit-il.
Il jeta un coup d'oeil à la voûte au-dessus d'eux, toujours aussi scintillante. Il ne pleuvrait pas cette nuit, autant pour les mauvais présages.
" Et j'imagine que nous pouvons essayer de nous donner des nouvelles... Mais vu que nous avons l'un et l'autre l'intention d'errer, ce ne sera pas chose aisée. J'écrirai à ta mère. Même si je crains de ne jamais rien trouver de digne à te raconter."

Thibault prit un air à la fois agacé et fataliste.
-Je rêve : tu essaies déjà de te débiner ! Une lettre n'a pas besoin de renfermer de grands secrets, de longues dissertations, des révélations fracassantes... "Je vais bien", "Je suis passé par tel coin", "Ce midi, j'ai mangé un gratin de courge fameux, je te recommande l'adresse" : c'est parfait, ça. C'est le genre de choses qu'échangent des amis. Ça permet d'entretenir les liens, de se tenir au courant...

" Je n'ai jamais pensé que les trivialités de ma banale existence pouvaient intéresser qui que ce soit, mais puisque tu le réclames avec verve, je ferai un effort." dit le Luménien avec un sourire. " En échange, je tâcherai de ne pas hausser le sourcil au récit de tes multiples aventures qui, je n'en doute pas, ne manqueront pas de piquant."

-Oh ça,, je n'en doute pas non plus : le piquant des fourches des paysans qui me chasseront de leurs villages sitôt qu'ils connaîtront mon nom ; le piquant des ronces et des orties dans lesquelles on me poussera sitôt que j'aurais fait mine d'être serviable ou courtois ; le piquant des remarques acides que l'on m'adressera, à l'occasion, sur mes moeurs et mes fréquentations...
Il parlait d'un ton détaché, presque léger.
-Il y a de fortes chances qu'après quelques semaines, mon "Journal épistolaire d'un curé de campagne" t'apprenne que je n'ai eu d'autre choix que de me réfugier à Dansedunes, seul lieu où l'on m'accepte encore, et que j'y prêche désormais l'amour aux grenouilles et aux grenouilleux.

" Pourquoi joues-tu les grandes victimes ? Penses-tu vraiment que cet épisode de la vie politico-religieuse d'Erhedun intéresse les habitants des campagnes ? Qu'ils auront placardé ton portrait sur tous les arbres, d'ici à Ithilion ? Si tu as si peur que les déboires de Thibault des Rosières soient connus de tous, ce qui me parait encore plus farfelu que de croire que les mésaventures d'Albérich Megrall alimentent les conversations d'auberge, trouve-toi un nom d'emprunt. Tu es un comédien-né, après tout, et tu as toujours su t'attirer les sympathies de tous. Evite juste de courtiser les femmes mariées et les jeunes filles romantiques, et tu devrais t'en tirer. Cette fois, c'est de l'orgueil mal placé, oui, que de croire que nos drames sont autre chose que ça, justement, nos drames à nous."

Le Sunite haussa un sourcil.
-Dis-mi, Alby, depuis quand n'as-tu pas fréquenté d'auberge ? Depuis quand ne t'es-tu pas accoudé à un comptoir pour écouter les conversations ? Les gens raffolent de ces histoires. Ils adorent les cancans, les rumeurs, les ragots. Ceux touchant aux quidams ou à leurs voisins, mais encore plus ceux liés aux personnes en vue, aux notables... La moindre frasque, le moindre début de scandale, le moindre soupçon sont commentés, débattus, amplifiés, transformés... Le murmure devient une rumeur qui grossit au sein de la ville, de la communauté où elle est née ; puis elle en franchit les murs, portée par les marchands et les voyageurs. Elle va vite et loin. Elle fait les choux gras des campagnes où les paysans en sont d'autant plus friands qu'ils n'ont pas grand chose à entendre ou à raconter.
Il hocha la tête.
-Non, Albéich. Mes craintes ne sont pas qu'orgueil et prétention. Ce scandale sera commenté des mois durant et dans toute la région, à moins qu'un autre plus grand encore ne le chasse des esprits.

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