La Couronne de Cuivre

-Très, murmura-t-il.
Il frémit, une seconde.
-Mais il voudrait qu'on continue, reprit-il d'une voix mal assurée. Alors on va se serrer les coudes. Et quand on sera dans la cité, on lui fera une statue, pour que personne l'oublie. Ou on demandera à maître Giovanni de le mettre sur sa fresque.
Un peu plus loin, ils tombèrent sur Ruth, qui avait attendu tout ce temps seule dans les ténèbres. Elle n'en menait pas large, elle non plus, paraissait craindre qu'on lui reproche de s'être attardée. Mais Alban lui prit simplement la main et, sans rien dire, l'entraîna avec eux.

Albérich sourit doucement à Ruth et ils continuèrent à cheminer dans les caves. Le Luménien était impressionné par les paroles du gamin, même s'il savait qu'il y aurait beaucoup de rechutes, des larmes, de la colère, des moments de stupeur. Les veilles à venir seraient douloureuses et si l'urgence forcerait probablement les adultes à assumer, Alban chercherait sûrement à se rendre utile, lui aussi. Il faudrait lui donner la latitude de se perdre dans le travail pour tromper son deuil. Mais le Luménien était curieusement fier de lui, et il était sûr que Robert l'aurait été, lui aussi. Sans doute le gosse avait-il été la dernière image à traverser les pensées du chevalier. Albérich, même sans bien les connaître, avait perçu tout l'amour qu'il y avait eu entre eux, au cours du banquet, et dans ce que lui avait rapporté Hubert. Il ne pensait pas que quelqu'un pourrait jamais remplacer le Loup Blanc à cet égard, mais c'était mieux. Robert ne devait pas être oublié, Alban avait raison. En réalité, il n'y avait pas le moindre risque.

Ils enfilèrent des corridors, gravirent l'escalier, traversèrent le rez de chaussée de la tour, désormais désert, enfin débouchèrent dans la cour du fort, autrement plus peuplée. Mais bien moins que ne l'était le sommet du rempart sud. Là haut, on se pressait, on se poussait du coude, on s'interpellait, on se montrait quelque chose du doigt. Et, comme Hubert un peu plus tôt, Albérich et ses deux jeunes compagnons ne tardèrent pas à comprendre que, du chemin de ronde, on apercevait la mythique cité de Claiirétoile.

" Allons voir." proposa le Luménien en entraînant les deux enfants vers l'escalier.
Il avait l'impression qu'une vision réjouissante mettrait un peu de baume sur leurs coeurs meurtris par la mort et les ténèbres. Même si les caves du fort avaient été construites avec goût et maîtrise, elles demeuraient souterraines et silencieuses. Or, c'est vers le ciel que s'élevait l'âme, et vers le futur qu'ils devaient désormais porter leurs pas.

Sitôt qu'ils furent au sommet des marches, sitôt qu'on les reconnut, on s'écarta pour leur faire de la place le long des créneaux.
Alors, ils virent.
Devant eux s'étendait un vaste plateau qui, pour présenter des aspects marécageux, l'était beaucoup moins que ce qu'ils avaient traversé depuis des jours. Sans doute, pour peu qu'on l'aménage, qu'on le draine, ce territoire offrirait-il bien des terres arables.
Ils ne s'attardèrent guère à le contempler, cependant. Car, parmi les brumes du lointain, à un jour de voyage peut-être, se dessinaient les contours d'une vaste ville. L'on discernait vaguement ses remparts, ses tours, des flèches qui, quoiqu'effritées, brisées parfois, continuaient à se dresser vers le ciel d'azur. Envahies de végétation, érodées par le temps, les bâtiments donnaient l'impression d'être aussi bien conservés que le fort où ils se trouvaient.
A côté d'Albérich, Alban s'était remis à pleurer. Mais sans a-coups, sans sanglots déchirants. Silencieusement.
-J'aurais aimé qu'il la voie... souffla-t-il au bout d'un moment.

La vision était époustouflante. La ville semblait gigantesque, bien trop vaste pour cinq cents âmes et en même temps, magnifique. Juste une journée de marche... Beshaba s'était montrée d'une cruauté sans limites, mais pareille perspective ne pourrait que nourrir leur détermination à tous. Albérich posa une main sur l'épaule d'Alban, l'autre sur celle de Ruth, les serra doucement. Il ne savait pas en quoi croyait l'enfant, sans doute en pas grand chose, après les drames qui l'avaient frappé.
" Mais il l'a vue mille fois, dans ses rêves et dans ses espoirs. Et il nous a vus l'atteindre, nous y installer, la faire nôtre et y vivre, hiver, printemps, été, automne, année après année... Peut-être la voit-il en ce moment même, là où il se trouve... Et comme, quoi qu'il advienne, il sera toujours dans ton coeur, tu pourras la lui raconter. Nous y serons bientôt." souffla-t-il.

L'enfant acquiesça, resta quelques minutes encore à observer la cité. Puis il se détourna, jeta un regard à la cour.
Ses yeux s'écarquillèrent, s'embuèrent, et il s'efforça de respirer lentement.
-Messire... Ses... Ses chevaux, il faut que je m'occupe d'eux. Il faut que je fasse mon travail.
Il dévisagea le Luménien, avec un regard presque suppliant.
-Est-ce que je peux y aller, messire ?

Albérich était plus ou moins persuadé que les palefreniers s'étaient déjà occupés des bêtes, mais il ne voulait pas empêcher Alban de faire son travail, si cela lui permettait de mettre un peu de stabilité dans son horizon secoué.
" Dans les jours qui viennent, essaie surtout de faire ce qui te fait du bien. Pas ce que tu crois que tu dois faire, dit-il néanmoins. Mais va donc. Tu n'as pas de permission à me demander."
Avec un peu de chance, Ruth lui emboîterait le pas pour se charger de Grand Vent. De son côté, il attendrait un peu avant de descendre, il ne voulait pas les oppresser. Il voulait cependant passer le témoin à quelqu'un, aussi essaierait-il de trouver Barthélémy ou Agnès avant de se mettre en quête d'Hubert.

L'écuyer le remercia et s'éloigna, bientôt suivi par Ruth : tous deux descendirent dans la cour et se dirigèrent vers l'endroit où les montures avaient été rassemblées et où les palefreniers s'affairaient toujours. Il y avait donc des chances pour que les enfants trouvent à s'occuper, même si les chevaux du défunt Loup Blanc avaient déjà été pansées.
Albérich ne mit pas longtemps à repérer Barthélémy, lequel lui promit qu'il resterait vigilant. Quant à Hubert, il le repéra bientôt, solitaire, debout sur le rempart ouest.

Albérich ne tergiversa pas une seconde de plus. Il traversa la cour et escalada l’escalier pour gagner le rempart d’où Hubert observait les cannibales, affairés dans la passe et au-delà. Le paladin l’entendit approcher, lui jeta un regard douloureux, bras croisés, trop rigide pour être honnête.
« Ça va ?
— Pas trop, non.
— Tu n’avais pas envie de contempler la ville ?
— Pas maintenant. »
Le Luménien s’immobilisa à côté de lui, sans vraiment prêter attention à ce qui se déroulait en contrebas.
« Je sais que je dois bouger.
— Prends le temps, Hubert. Tu as chevauché, combattu, tu sors du conseil… tu as aussi le droit de souffler. »
Le paladin secoua la tête.
« Descendons. » dit-il, et sans attendre, il continua le long du chemin de ronde jusqu’à la tour sud-ouest.
Il s’engouffra dans la pièce ronde, dévala les escaliers déserts, franchit l’arche d’une porte disparue et s’immobilisa brusquement devant une fine meurtrière d’où perlait le soleil matinal. Il demeura comme pétrifié, un long moment. Puis, brusquement, il posa une main sur le mur, se plia en deux et vomit. Un peu interdit, Albérich s’approcha.
« Hubert, est-ce que ça va ? »
Pour toute réponse, le paladin se vida davantage, puis il s’éloigna de quelques pas, titubant, retira son gantelet et le jeta sur le sol avant de s’essuyer la bouche.
« Je n’arrive pas à m’empêcher de penser à ce qu’ils vont faire de son corps, Albérich. Je n’y arrive pas. Chaque fois… »
Un gémissement s’échappa de sa gorge.
« J’aurais dû y retourner pour le récupérer… Les empêcher de... de le...
— Tu aurais été tué toi aussi. »
Les épaules du paladin s’affaissèrent et il joignit les paumes sur son visage.
« Ce n’est que son corps, pas son esprit. Il a rejoint la lumière du dieu qu’il vénérait, désormais. Ce qu’il advient de sa dépouille... Ce n’est pas important.
— Mais si j’avais pu préserver quelque chose... Peut-être Barthélémy aurait-il été capable… »
Oh non, non, non, songea Albérich.
« Hubert. Tu vénères Lathandre, n’est-ce pas ? »
Le paladin se retourna pour lui jeter un regard acéré.
« Que dit Lathandre de la mort ?
— De la mort jaillit la vie.
— Aie foi. Robert a donné sa vie et la seule chose à faire, aujourd’hui, c’est d’honorer sa mémoire en contin…
— Tais-toi ! Son temps n’était pas venu ! Il s’est… il s’est sacrifié parce qu’il était convaincu que sa survie n’avait plus d’importance, que j’étais parfaitement capable de le remplacer ! Si je n’avais pas été là, il n’aurait pas pris tant de risques ! »
Albérich le dévisagea avec une grimace.
« Hubert, tu n’es pas responsable. Les cannibales le sont. Ils ont attaqué la colonne. Vous nous avez sauvé la vie. Robert a fait son devoir et, oui, sans doute, il espérait que s’il venait à lui arriver quelque chose, tu pourrais lui suppléer. Et c’est ce qui va se passer. Tu seras à la hauteur.
— Albérich. Nous avons empêché Etienne de charger pour ne pas prendre de risques. Robert voulait que moi aussi, je reste en arrière. Il était persuadé que j’étais plus crucial à la survie de la communauté que lui. Tout ça parce que je suis un fichu paladin… Merde ! »
Il tapa du poing dans le mur usé.
« Je n’ai pas le quart de son expérience. Je suis juste un bon cavalier avec un certain avantage contre les morts-vivants. Je n’ai pas la moindre idée de quoi faire dans tout ce bordel ! J’aurais dû insister, le forcer à reconnaître qu’il était mille fois plus utile à la communauté que je ne pourrais jamais le devenir ! D’autant que s’il était resté en arrière, rien ne dit que je serais tombé. Nous aurions perdu Louis. Soit. Je peux vivre avec ça.
— Ne retourne pas ta colère contre Louis. Les seuls responsables, ce sont les cannibales. Je sais qu’il est tentant d’imaginer d’autres possibles mais… mais Robert est mort. Il a donné sa vie pour la communauté. Tu as le droit de le pleurer et de haïr les Paludiers mais… il reste que Robert t’a choisi. Tu ne peux pas l’ignorer. Même si tu es persuadé qu’il avait tort, les choses en sont là. Aie confiance en toi-même, Hubert, et honore la mémoire de celui qui est tombé. Ne relis pas le passé à l’aune du présent.
— Si seulement j’avais essayé de le faire changer d’avis… Mais il était tellement inflexible, Albérich… tellement inflexible. Chaque jour… C’était presque un jeu ! »
Il s’assit brusquement sur le sol et se tut. Un frisson l’anima tout entier. Le Luménien vint s’asseoir à côté de lui, incertain. Il avait du mal à croire qu’on puisse être voué à la guerre, par vocation, et souffrir tant de la mort d’un camarade de combat. Peut-être était-ce la première fois…
« J’ai tant de haine en moi. » dit finalement Hubert, la voix rauque, étouffée par ses paumes.
Albérich posa une main sur son genou.
« C’est normal. »
Le paladin soupira dans une plainte.
« C’était l’aube… J’ai cru… »
Cette fois, le Luménien lui-même passa les mains sur son visage. Il eut envie de laisser parler son amertume, mais la réprima.
« Nous sommes presque tous vivants. Presque tous indemnes. C’est un miracle. »
Hubert écarta les doigts et chercha le regard du Luménien.
« Je n’ai absolument rien, Albérich, peux-tu le croire ? J’ai chargé dans une armée de cannibales, et je n’ai pas une estafilade, pas un bleu…
— Je prends les paris.
— Hum ?
— Qu’il y a des bleus sous cette couche de métal. »
Hubert sourit malgré lui, les yeux rougis.
« Sans doute. »
Il ferma les paupières.
« J’avais l’impression… d’avoir trouvé un pair. Je n’avais plus eu… cette sensation depuis si longtemps, depuis… depuis Luménis. Je n'avais jamais réalisé combien cela m'avait manqué... Et nous avions des projets… Vider des tumulus de leurs monstres. »
Son sourire se fit teinta de tristesse.
« Le Loup et le Chamois Blancs. Nous aurions fait une fine équipe.
— A n’en pas douter.
— Et elle ne sera pas. »
Il secoua la tête, lèvres pincées.
« Nous savions que l’aventure était risquée. Robert le savait mieux que quiconque. Mais… j’avais l’espoir… qu’il se trompait… »
Les larmes lui envahirent brusquement les yeux.
« Je voudrais qu’il soit toujours vivant.
— Je sais. »
Albérich posa une main consolatrice sur l’épaule du paladin, mais celle-ci était toujours protégée par le harnois, aussi la glissa-t-il contre sa nuque. Hubert frémit alors brusquement et, embarrassé, le Luménien se retira. Une seconde plus tard, le paladin était debout, chassant ses larmes d’un geste nerveux.
« Alban. Je voulais parler à Alban…
— Je suis allé lui annoncer la nouvelle, dit le Luménien en se levant à son tour.
— Oh. Et… comment a-t-il pris…
— Douloureusement. Mais non sans force. Il faudra être vigilant. Mais pour l’instant, Barthélémy le surveille d’un œil. Ruth, de l’autre. Tu ne dois pas te charger avec ça…
— Robert voudrait que je m’occupe de lui. »
Albérich s’était douté qu’Hubert en viendrait à ce genre de déduction. Il faillit exprimer immédiatement ses réserves, mais se retint. Hubert ne comprendrait pas. Et il avait besoin de calme, de confiance, de soutien.
« Vous vous retrouverez au moment opportun, dit-il en gagnant l’embrasure de la porte. A présent, va plutôt enlever ce harnois. »
Hubert acquiesça et le suivit.
« Ça ne va pas être facile pour moi, les jours à venir… ces responsabilités… le poids…
— Je sais. C’est normal. Ne t’en fais pas. »
Le paladin soupira comme si on lui arrachait l’âme, tandis qu’ils s’engageaient dans les escaliers. Ils atteignirent rapidement le rez de chaussée.
« Merci d’être là pour moi, Albérich.
— Ne doute pas de ça. »
Ils échangèrent un léger sourire puis regagnèrent la cour.
« Besoin d’un coup de main avec le harnois ?
— Je vais me débrouiller, merci.
— Alors à tout à l'heure.»
Le paladin acquiesça, puis bifurqua vers les tentes de matériel. Albérich le regarda s'éloigner, songeur. L'échange qui venait d'avoir lieu était une preuve de plus qu'Hubert avait traversé l'existence avec une relative aisance jusque là. A l'abri des turpitudes. Mais le Luménien ne doutait pas des capacités de son ami à reprendre pied. Il avait juste besoin de temps. Comme n'importe quel être humain, paladin ou paysan, prince ou mendiant, face à la mort d'un proche. De son côté, l'ancien clerc était surpris de son propre détachement. Sans doute était-ce la nécessité, l'urgence, ou un certain retour de la normalité. De la mort jaillit la vie.
Il se mit en quête de Marthe, Ignace ou Agnès, quelqu'un qui pourrait lui indiquer la meilleure manière qu'il avait de se rendre utile, une fois encore.

Il y avait toujours du monde sur le rempart sud, même si un roulement semblait être intervenu, les anciens spectateurs ayant été remplacés par de nouveaux colons au milieu desquels il aperçut Étienne, immédiatement reconnaissable grâce à son armure. Il remarqua également Agnès, qui discutait avec des soldats, et Ignace, près de son chariot, en grande conversation avec plusieurs de ses aides. En revanche, nulle trace de Marthe : elle devait se trouver dans l'une des tours, à moins qu'elle ne soit descendue dans les caves.
L'atmosphère générale était un peu plus légère que précédemment : la vision offerte par la cité avait dû mettre du baume au cœur à nombre de ses compagnons. On avait aussi une légère impression de désorganisation : tout n'était pas encore aussi parfaitement orchestré que dans les bivouacs établis soir après soir ou dans la colonne qui avait progressé chaque jour au milieu des Landes. Cela finirai sans doute par venir, cependant, une fois qu'ils auraient pris leurs marques et qu'ils se seraient installés pour de bon.

Albérich hésita à partir à la recherche de Marthe mais renonça. Elle avait probablement à faire, suite au conseil, et ils se retrouveraient tôt ou tard. Il était convaincu qu'elle savait qu'il était là pour la soutenir au besoin, mais il connaissait mal ses rapports avec les uns et les autres, au sein de la communauté — et en particulier du conseil — et il n'était pas impossible qu'elle ait déjà les ressources nécessaires. Il ne s'en inquiéta pas outre mesure : il fallait de toute façon qu'ils parent d'abord au plus pressé, à l'installation des colons dans le fort, et pour orchestrer tout cela, Ignace était la personne toute désignée.
Aussi se rendit-il auprès de l'intendant, qui devinerait sans peine la raison de sa visite...

-Je devrais vous conseiller de rebrousser chemin avant de pénétrer dans le monde des casses-tête d'allure insoluble, fit l'intendant quand il l'eut rejoint. Mais du renfort est tellement bienvenue que je vais honteusement manquer à mon devoir.
Il s'autorisa un demi sourire.
-Qu'est-ce qui vous inspire le plus : les questions d'installation ou celles liées au matériel ? Car d'un côté nous devons essayer de trouver une place à chacun, en tenant compte de divers impératifs, et de l'autre sonder les membres de la Communauté pour savoir qui a pu emporter quelque chose et, en fonction, commencer à réfléchir à la distribution de ce qui fait défaut.

Albérich sourit.
" Je pense que je peux circuler entre les gens et m'informer de ce qu'ils ont et de ce qui leur manque. Ça me permettra de jeter un oeil à leur santé au passage, je crois que nos clercs ont déjà assez de travail comme ça. Est-ce qu'il y a un endroit où déposer ce qui pourrait être mis en commun ? Est-ce qu'il y a une politique par rapport à tout ça ? Je devine que chacun conserve ses affaires personnelles, mais face à la nécessité..."

-Je doute que les gens aient pu emporter suffisamment de choses pour pouvoir les distribuer au-delà des personnes avec lesquelles ils partageaient les chariots. Ah oui, au passage, nous allons continuer à fonctionner avec ces groupes : même si les véhicules en tant que tels ne sont plus nôtres, cela facilitera l'organisation... Bref, pour en revenir à nos moutons, le mieux est, dans un premier temps, de faire l'inventaire de ce dont dispose chaque groupe dans le domaine des couvertures et des vêtements. Si d'aventure certains avaient du surplus, nous ferons évidemment appel à leur bonne volonté. Mais comme je le disais, je ne suis pas sûr que nous rencontrerons souvent ce cas de figure...
Il jeta un regard en direction de l'intendance.
-Je vais vous donner des listes. L'idéal serait que vous réunissiez tous les membre d'un chariot avant de passer au suivant. Si cela n'est pas possible, trouvez-en au moins quelques-uns pour avoir une idée relativement précise de la situation.

" Parfait. J'essaierai de faire au mieux. Si vous avez du parchemin et un crayon, je ne suis pas contre."
Il fonctionnerait en attrapant le premier colon qu'il croisait, le retrouverait dans les listes, et ainsi de suite.
" Est-ce que vous voulez que je leur donne d'autres informations au passage ? Que je leur demande de se sélectionner un responsable par chariot, quelque chose comme ça ? Ou leur donner un point de rendez-vous pour l'organisation du couchage ?"

-Le meilleur point de ralliement me semble être l'Intendance : j'y suis la plupart du temps et quand je dois m'absenter, il reste toujours quelqu'un pour assurer une sorte de permanence, dirons-nous. Pour le reste, s'il y a moyens de désigner un représentant par groupe, ce serait parfait. Vous pouvez aussi tenter de les sonder pour savoir si certains ne sont pas rebutés par l'idée de dormir dans les caves : c'est là qu'il y a le moins de courants d'air, sans compter que la place pourrait venir à manquer dans les tours, d'autant qu'il serait peut-être judicieux d'y installer en priorité les soldats, afin qu'ils puissent intervenir rapidement sur les remparts ou dans la cour...
Il s'excusa, pénétra dans son chariot et en revint bientôt avec des exemplaires de ses proverbiales listes ainsi que de quoi écrire.

Aussitôt armé, Albérich salua l'intendant et se lança dans la mêlée. Il songea alors aux membres de l'Académie, qu'il n'avait pas vus depuis un certain temps. Giovanni était resté en arrière avec les archers, mais les trois instituteurs avaient fait partie du groupe de civils. Le Luménien ne les avait qu'entraperçus et il n'avait aucune idée de s'ils avaient emporté quelque chose dans leur fuite. Aussi décida-t-il de commencer par là... Ce serait une manière de joindre l'utile... à l'utile. Malgré leurs échanges acérés, il savait que les institutrices avaient beaucoup apprécié Robert et sans doute vivaient-elles sa perte avec émotion. Aucune annonce officielle n'avait été faite, mais Albérich avait l'impression que l'information avait désormais dû circuler... Sans doute le conseil marquerait-il le coup, tôt ou tard...
Il les chercha du regard dans la cour et sur les remparts. S'il n'en trouvait aucun, il attaquerait sa tâche plus rationnellement, en abordant un colon au hasard.

Albérich mit un peu de temps à les repérer, car ils étaient bien cachés. Toutefois, il finit par les apercevoir, réuni près de l'un des chariots du train de bagages. De prime abord, rien n'indiquait ce que contenait celui-ci, mais il y avait fort à parier qu'il s'agissait de la bibliothèque, vu l'intérêt qu'ils lui portaient...
Lorsqu'ils les rejoignit, il les trouva fatigués, marqués, aussi. Surtout les institutrices.
-Comment va Hubert ? s'enquit d'emblée Rebecca.
-Nous l'avons vu passer et... Il faisait peine à voir, dit Agathe.

Ce n'était pas vraiment une bonne chose, qu'Hubert affiche ainsi son désarroi. Il devait inspirer la confiance, c'était son rôle désormais. Mais peut-être aurait-il paru inhumain, s'il était resté de marbre. Et Albérich comprenait qu'il soit dévasté. Il se reprendrait.
" Il est sonné, comme tout le monde, j'imagine. Un peu plus d'avoir été sur place et de n'avoir rien pu faire. Sans compter qu'il doit désormais reprendre les prérogatives de Robert, au pied levé. Mais il s'en sortira."
Changé, mais c'était dans l'ordre des choses.
" Et vous... Comment est-ce que ça va ?"

-Un peu comme tout le monde : requinqués par la vision de la cité, mais secoués par ce qui s'est passé.
-C'est moche, pour Robert. Très moche.
-On s'inquiète aussi pour Hubert et pour Marthe : perdre un ami, comme ça...
Soupirs.
-Nous étions en train de discuter de la réouverture de l'école, intervint Philibert. Si le siège doit durer, ça permettrait d'occuper les enfants. Et ça introduirait peut-être... un élément de normalité.

Albérich se sentit soulagé de les trouver dans cet état d'esprit. Bien sûr, c'était un moyen de se donner une contenance, au moins en partie. Agathe n'avait-elle pas dansé la moitié de la soirée avec Robert, lors du banquet de départ ? Mais le Luménien n'avait pas à s'immiscer dans leur intimité. Il était heureux de voir qu'ils pouvaient se soutenir.
" Ce n'est pas une mauvaise idée, dit-il. Peut-être imaginer un système de demi-journées, avec un après-midi plus physique, et une matinée plus studieuse. Je crois qu'il faudrait envisager d'embaucher d'autres personnes pour vous donner un coup de main. Peut-être un des bardes, et puis moi..."

Rebecca croisa les bras.
-Albérich, la dernière fois que tu as fait pareille proposition, tu es revenu me revoir peu après, piteux, pour m'annoncer qu'en fait, on t'avait recruté pour autre chose...
-Et à voir ce que tu as dans les mains, tu as déjà été embauché par Ignace, renchérit Agathe.
-Pour les matinées studieuses, on devrait s'en sortir, même si on peut réfléchir à du renfort, effectivement. En revanche, les après-midis physiques, on laissera ça à Gabriel...
-Et aux instructeurs. Ça les détendra.
-Après, si tu souhaites t'impliquer à un niveau ou à un autre, tu seras le bienvenu quoi qu'en disent mes consœurs. Sache néanmoins que tu pourras continuer à travailler sur la charte, puisqu'on a pris tes affaires. Celles de Marthe aussi.
-De vieux livres, des parchemins... On n'a pas pu s'empêcher de les récupérer. Déformation professionnelle.
-Et laisser notre constitution en gestation aux mains de ces barbares... Jamais de la vie !

Albérich écarquilla les yeux de stupéfaction.
" Vous avez pris nos affaires ?"
Il sourit.
" Juste les documents ou bien..."
Il s'éclaircit la gorge.
" C'est en fait la tâche que m'a confiée Ignace. Faire l'inventaire de ce que chaque chariot a sauvegardé. Bon, je ne pense pas qu'il songeait particulièrement aux documents, mais... Je vais tout noter."
Il s'assit contre la roue du chariot et sortit un premier parchemin, sur lequel il indiqua le numéro du chariot et le nom de ses occupants habituels.
" Bon. Il me faut aussi le nom d'un responsable."

-Agathe.
-Rebecca.
-Philibert.
Ils s’entreregardèrent, sourirent.
-Qui tu veux. Ça n'a pas d'importance.
-Comme tu n'étais pas là pour nous raconter une histoire, comme il y avait un sacré boucan, on n'a pas pu dormir et on s'est donc occupés en emballant ce qu'on a pu et ce qui ne l'était pas déjà.
-Au moment de quitter l'Académie, on a donné des couvertures à des gens de l'intendance. Sans doute les auraient-ils pris de toute façon, vu la réputation de notre petite communauté en matière de confort. Mais au moins leur a-t-on fait gagner du temps.
-On ne sait pas où ils les ont mises, par contre.
-On ne sait pas non plus où sont les affaires d'Hubert : il faut demander à Ruth, à qui on les a confiées. Et à Alban pour celles de Giovanni.
-Nous, on a pris ton sac, celui de Marthe et nos propres balluchons. Rassure-toi, il n'y a pas que des livres dedans.

" Vous êtes formidables." dit-il avec le sourire.
Il releva les yeux de ses notes.
" Je vais nommer Agathe responsable. Vous ne vous poussez pas au portillon et c'est la première dans l'ordre alphabétique."
Il ne lui laissa pas le temps de protester.
" Je demanderai à Ruth et Alban pour le reste, merci."
Relevant les yeux, il hésita une seconde.
" Juste... Est-ce que par hasard, vous avez pris les Hermines ? Je sais que ce n'est pas exactement un bien de première nécessité, mais je connais quelqu'un qui serait heureux de l'apprendre..."

-On les a mises dans son sac.
-Durant un siège, l'ennui est un ennemi aussi redoutable que les assiégeants. Les jeux de société revêtent donc l'aspect de biens de première nécessité.
-Dès lors, inutile de préciser que Philibert a pris ses cartes.
Ils échangèrent un regard.
-Et nous ne sommes pas formidables.
-Nous avons agi sous le coup de la culpabilité.
-Parce qu'on avait fini le Castel-Margelle. Pour se donner du courage.

Cette fois, Albérich ne put s'empêcher de rire.
" Allons, les amis. Comment pourrais-je vous blâmer ? Vous avez bien fait : le tonnelet aurait été trop pesant et perdre un tel nectar à des monstres... N'en parlons même pas. C'est une chance qu'il n'en restait pas trop, cela dit."
Il soupira dans un sourire.
" Je vais continuer ma tournée. Nous nous retrouverons ce soir : Ignace désire que nous restions organisés en chariots. Ce qui me fait penser... Avez-vous une préférence pour le lieu de couchage ? Il aimerait que nous autres, civils, allions dans les caves, si ça vous convient..."
Si les instituteurs n'y voyaient pas d'objection, il s'en irait ensuite interroger d'autres colons.

Les instituteurs répondirent que cela ne leur posait aucun problème et qu'ils en profiteraient pour faire un peu d'archéologie. L'ancien clerc put donc les laisser et poursuivre son enquête. Celle-ci ne serait peut-être pas aussi difficile qu'on aurait pu le croire : certes, réunir chaque groupe en entier tiendrait du miracle, car il y avait eu de la dispersion. Néanmoins, il constata rapidement que les colons avaient malgré tout eu tendance à rester avec ceux qu'ils connaissaient.

***

Hubert trouva sans mal un soldat désœuvré pour l'aider à se défaire de son harnois et à le transporter jusqu'à l'armurerie. En effet, afin que la cour ne se transforme pas en capharnaüm et qu'il demeure possible d'y circuler assez aisément, Ignace avait donné des consignes pour qu'on rassemble au même endroit les objets du même type.
Une fois délesté de son lourd équipement, le paladin découvrit qu'autour de lui, la situation n'avait pas beaucoup changé. On voyait davantage de civils, notamment sur le rempart ; mais pour le reste, les membres de l'escorte continuaient à se reposer, les palefreniers et les hommes de l'intendance à s'activer, les conseillers a aller d'un groupe à l'autre pour parler avec les colons...

La conversation avec Albérich l'avait laissé un peu sonné, mais il fallait qu'il se prenne en main. Il y avait sûrement mille choses à faire, même si les soldats, pour la plupart, se reposaient. Comme il n'avait pas l'intention de prétendre savoir ce qu'il ignorait, il décida de se mettre en quête de la personne le plus à même de l'aider : Frida. Elle avait parlé d'organiser les sentinelles, ce qui était au moins autant de son ressort à lui, aussi pourrait-elle sans doute l'informer de ce qu'elle envisageait... Il y avait aussi ces portes à renforcer. Et puis le siège à soutenir... Ce ne serait pas une mince affaire.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une route oubliée