La Couronne de Cuivre

Leurs compagnons accueillirent presque avec soulagement le changement de sujet et écoutèrent leurs rapports avec attention. Étienne, pour sa part, parla brièvement du bâtiment découvert ce jour-là : Gaspard et ses hommes avaient déduit qu'il s'agissait d'un musée, mais certaines sections pouvaient très bien être des halls d'exposition montrant les prouesses techniques des Anciens, tant les objets qu'elles contenaient étaient étranges.
-Avant que nous nous séparions, fit-il une fois son propos terminé... Comment procède-t-on, demain matin ? Lançons-nous les tentatives de contact juste après le petit déjeuner ? Retarde-t-on le départ des expéditions ?

" Le plus tôt le mieux, intervint Hubert. Le déroulement de la journée pourrait être modifié en fonction de ce que nous apprenons. Donc oui, ça me semble un bon moment.
— Ça me fait penser... Que savent les gens ? J'ai vu pas mal de tension sur les visages... Y a-t-il eu une annonce officielle ? Faut-il en faire une, le cas échéant, pour couper court aux rumeurs ?"

Étienne parut embarrassé.
-Disons eue... hum.. je n'étais vraiment pas bien lorsque la nouvelle m'a été transmise. Certaines personnes s'en sont rendues compte, m'ont légitimement interrogé et... J'ai répondu avec franchise, en disant que nous n'avions pas réussi à contacter la colonne mais que bien des raisons n'ayant rien de dramatique pouvaient expliquer ce phénomène. Suite à cela, d'autres gens sont venus me trouver ou trouver Barthélemy et... Nous leur avons répété la même chose. Je ne crois donc pas qu'il y ait de rumeur déformée. Néanmoins, si vous jugez préférable d'en passer par une annonce publique, cela ne me dérange nullement.

" Laissons comme ça, dit Hubert. Nous interviendrons si des informations inexactes commencent à circuler.
— D'accord. Il faudra juste veiller à transmettre rapidement les bonnes nouvelles quand nous en aurons."

-Effectivement.
Le chevalier les regarda tour à tour.
-Est-ce que vous voyez un autre sujet à aborder ?
Ézéchiel secoua la tête.

Hubert et Albérich n'avaient rien d'autre à amener sur le tapis, aussi levèrent-ils la séance. Les deux amis remontèrent le couloir de concert.
" Crois-tu que l'un d'entre nous devrait rester auprès d'Etienne ? demanda Hubert.
— Non, répondit Albérich. Ni toi, ni moi ne sommes assez proches de lui. Nous pouvons être à sa disposition... et vigilants. Son écuyer et Gaspard sont plus à même de le soutenir.
— Tu crois que la colonne a été décimée ?
— Non. Mais il a pu leur arriver quelque chose, je suppose. Croire que parce que nous les avons traversées une fois, ces Landes deviennent accueillantes est ridicule. Ils ont pu tomber sur une autre entité dans un autre tertre ou sur d'autres Paludiers... Je ne sais pas. D'après leur description, ils ne manquaient pas de ressources, parmi leurs recrues... Non, j'ai l'impression qu'il doit y avoir autre chose, mais quoi... Nous devons nous résigner à attendre, aussi difficile cela soit-il.
— Oui.
— Tu as vu Ruth ?
— De loin. Je voulais les entraîner, mais ils avaient l'air très occupés, alors j'ai laissé tomber. Je ne lui ai pas parlé, non.
— Et ?
— Je ne suis pas certain que j'ai envie de risquer une confrontation. Je la connais : malgré toutes ses bonnes intentions, elle ne va pas pouvoir s'empêcher d'estimer qu'elle a raison et que j'ai tort. Elle va tenir deux minutes, puis elle va revendiquer. Je ne suis pas certain que je sois prêt."
Le Luménien lâcha un petit soupir.
" Tu veux que moi, je lui parle ?
— Que tu lui parles de quoi ?
— Du nécessaire respect de la sphère privée de chacun ?
— Je ne sais pas. Je ne suis pas certain qu'elle puisse comprendre. Elle est de ces gosses qui estiment qu'adultes et enfants doivent être soumis aux mêmes impératifs, qui voit l'injustice partout... "
Albérich soupira.
" Tu ne peux pas la laisser mariner comme ça, Hubert.
— Je sais, je sais, je sais !
— Tu es paladin, tu es courageux...
— Oh, ça va. Je vais la chercher."
Ce qu'il fit aussitôt en s'éloignant d'un pas un peu rageur.

Hubert s'était donc lancé à la recherche de la gamine, dont il ne savait pas vraiment où elle pouvait bien se trouver, lorsqu'à un croisement, il manqua bousculer Guillermo, venant en sens inverse.
-Des affaires pressantes ? s'enquit le mercenaire, amical.
Puis, subitement, il le saisit par le bras.
-Nous devons parler seul à seul, souffla-t-il. Vite mais pas maintenant. Trouvez un prétexte pour me faire mander. Un prétexte plausible qui n'attirera pas l'attention.
Déjà, il le relâchait.
Déjà, il s'éloignait comme si de rien n'était.

Hubert s'éloigna comme il était arrivé, tentant de garder une mine impassible, alors que les paroles de Guillermo le ravageaient déjà d'inquiétude. Il avait un prétexte tout trouvé, cependant, mais en temps normal, il n'aurait pas particulièrement informé les gens de la raison d'une convocation. Mais il avait une idée de la manière dont il pouvait y parvenir. Il se mit en quête de Gaspard, abandonnant l'idée de voir Ruth dans un premier temps.

Comme souvent, le chevalier se trouvait dans la salle commune. Attablé avec certains des hommes de la garde, il jouait tranquillement aux cartes. Dès qu'Hubert se signala à son attention, il demanda à ses compagnons de bien vouloir l'excuser et le rejoignit.
-Vous avez besoin de moi pour quelque chose ? demanda-t-il.
Il était sérieux, comme à son habitude, mais ne semblait en rien inquiet.

" Je me posais des questions par rapport à notre organisation de demain. J'espère que nous aurons de bonnes nouvelles provenant de la colonne, mais nous ne pouvons en jurer. Vous connaissez Etienne mieux que moi... J'aurais tendance à penser que sortir lui ferait du bien, pour lui changer les idées... Je ne sais pas s'il acceptera, cependant, et je crains que même si c'était le cas, il ne soit pas complètement concentré... Je me demandais si vous ne pourriez pas l'accompagner. Je demanderais à Guillermo de reprendre le groupe du matin en attendant que nous sachions exactement ce qu'il en est pour la colonne..."

-Je ne sais pas si Étienne acceptera de sortir. C'est certain que ça lui ferait du bien, que ça lui changerait les idées. Mais s'il estime ne pas être en état de diriger correctement une expédition, et cela risque d'être le cas s'il n'y a pas de bonnes nouvelles, il préfèrera demeurer ici et tenter de se rendre utile, aussi modestement que ce soit, plutôt que de sortir en ma compagnie et, au final, de ne servir à rien. Ou, plutôt, d'avoir l'impression de ne servir à rien.
Il marqua une pause.
-Quoi qu'il en soit, pour parler franc, j'aimerais ne pas devoir diriger seul les deux expéditions de demain. Cela s'est très bien passé aujourd'hui mais agir de sorte à pallier aux éventuels mauvais coup réclame une attention constante et comme je manque d'expérience pour semblables tâches... Je préfère ne pas présumer de mes capacités.

Le paladin acquiesça.
" Je comprends parfaitement. Je vais demander à Guillermo de diriger celle du matin, et tu t'occuperas de celle de l'après-midi, avec ou sans Etienne. Nous verrons demain comment il se sent... Il n'est pas impossible que tout rentre dans l'ordre, mais mieux vaut se préparer... Je vais aller vérifier que Guillermo est d'accord, cependant. Si tu n'entends plus parler de moi ce soir, c'est que les choses se dérouleront comme je viens de te le dire."
Il sourit.
" Mais je te laisse à tes activités. Bonne fin de soirée."
Maintenant, dénicher Ruth et Alban, envoyer le second chercher Guillermo pendant qu'il parlait à la première.

Ses écuyers et leurs amis étaient à nouveau à l'armurerie - où ils semblaient décidément camper, mais il fallait admettre qu'ainsi, il y avait plus de chances que Giovanni s'en rende compte bien qu'il soit absent toute la journée. Au moment où il entra, Alban expliquait aux autres l'ordre dans lequel il fallait passer les différentes pièces d'un harnois et la manière de les attacher ensemble. Il s'interrompit dès qu'il aperçut son maître et lui dédia un sourire chaleureux, de même que les jumeaux. Ruth, elle, était subitement devenue blanche comme un linge.

Décidément, ils avaient de la suite dans les idées.
" Est-il possible de mettre fin à vos activités pour aujourd'hui ? demanda le paladin. Je voudrais voir mes écuyers en privé."
Il avait dit cela sans brusquerie ni sévérité, mais il espérait que les demi-elfes prendraient rapidement la poudre d'escampette.

Il ne tarda pas à être satisfait : manifestement, il impressionnait les jumeaux et ce n'était certainement pas lui qu'ils oseraient "persécuter". Ils dirent à plus tard à leurs amis, gratifièrent Ruth d'une tape amicale sur l'épaule - un signe d'encouragement ? -, souhaitèrent très poliment la bonne nuit à Hubert puis s'en furent, le laissant seul avec ses écuyers. Si la fillette n'avait toujours pas retrouvé de couleurs et paraissait incroyablement abrosbée par la contemplation du dallage, Alban, lui, s'efforçait visiblement d'avoir du courage pour deux.

" Alban, comme tu t'en doutes, je voudrais parler à Ruth, dit le paladin, doucement. J'ai cependant une mission à te confier : peux-tu aller trouver Guillermo et lui demander de me retrouver dans la salle d'état-major, d'ici une petite demi-heure ? Je voudrais modifier l'organisation des équipes d'exploration et j'ai besoin de son concours."

Le gamin acquiesça.
-Tout de suite, messire.
Il serra doucement le bras de Ruth puis s'en fut d'un bon pas.
Son amie, elle, semblait littéralement paralysée.

Hubert s'assit par terre et poussa un léger soupir.
" Bon. Je vais être honnête, je ne sais pas bien quoi te dire. Je suis désolé pour ma réaction d'hier soir, je n'aurais pas dû sortir, mais j'étais trop... secoué pour pouvoir faire autrement. Je vais tâcher d'être clair avec toi. Tu peux penser, imaginer ou découvrir ce que tu veux, mais une chose reste certaine : ma vie privée ne te concerne pas. Je n'ai aucune obligation de t'en informer ou de t'en rendre des comptes. Tu n'as pas à l'exiger de ma part. Ça n'a rien à voir avec la confiance. Chacun a droit à son intimité. Si c'est impossible à accepter pour toi, alors j'en suis désolé, et nous devrons en tirer les conséquences. Mais j'ai l'espoir que tu puisses le comprendre."

-Je comprends, dit-elle simplement.
Elle parut ne devoir rien ajouter puis soupira.
-Mais je crois que nous devrions dormir ailleurs, à partir de maintenant. Parce que si je n'avais pas retenu Alban l'autre soir, il serait allé réveiller m'sire Albérich, car le devoir d'un écuyer est de prévenir son maître. Sauf que ça aurait pas collé avec les règles que vous venez de dire. Et lui, enfreindre les règles, il s'en serait pas remis.

Hubert soupira.
" Je ne pense pas que cela soit une solution, Ruth. Je ne veux pas vous imposer de dormir près de moi si vous n'en avez pas... ou plus... envie, mais je crois qu'il est possible de réveiller quelqu'un sans faire irruption dans sa chambre. Et quand bien même, si l'urgence l'exige, ainsi soit-il. Contrairement à ce que tu sembles supposer, j'ai parfaitement confiance en toi. Et en Alban. Cela ne veut pas dire que je suis tenu de vous informer de tout ce qui me concerne."

-Évidemment. Sauf que dans la situation actuelle, vous pouvez pas la préserver, votre vie privée : on est quasiment dans la pièce d'à côté et il y a pas de vraies portes. Du coup, même si j'avais pas deviné... Alban et moi, on aurait fini par savoir ce que vos voulez pas qu'on sache. On l'aurait su avant hier, en fait, parce que lui serait entré doucement dans la chambre : appeler à haute voix alors que celui qui toquait essayait d'être discret, ç'aurait juste été bon à le faire fuir. Bref, on aurait su et vous auriez été encore plus firieux que vous l'avez été hier ou que vous l'êtes maintenant. Et ça aurait risqué de tout gâcher.

" Bon, mais puisque vous savez, justement, à quoi bon partir, dès lors ?"
Finalement, la situation ne serait pas différente dans une famille : le risque existait toujours que les enfants poussent la porte au mauvais moment. Bien sûr, s'il avait ressenti moins de culpabilité, moins de honte, moins d'anxiété, les choses auraient été plus simples. Mais Ruth n'était pas née de la dernière pluie, Etienne le lui avait bien dit, et ce n'était désormais plus qu'un jeu de dupes. Vouloir revenir en arrière et tout effacer était naturel, mais inutile.
"Parles-en à Alban et vois ce qu'il en pense. Vous me direz ensuite. Mais j'aimerais autant que vous restiez, oui."

Elle parut embarrassée.
-J'aimerais bien que ça soit aussi simple. parce que j'aime les situations simples et parce que j'ai pas envie de m'en aller. Mais...
Elle se mordilla nerveusement la lèvre inférieure.
-Mais Alban n'est pas au courant. Il n'a même pas cherché à savoir pourquoi... Pourquoi ça c'est fini comme ça l'autre jour. Et c'est pas parce que j'ai été idiote sur le moment... Idiote parce que ça me rappelait une situation un peu pareille mais très différente... Bref, c'est pas parce que j'ai été idiote à ce moment-là que je suis allée tout lui dire ensuite.
Soupir.
-Donc voilà : il est pas au courant et au final, ça va être aussi compliqué qu'avant. En fait non : pus compliqué qu'avant.

" Je ne comprends pas en quoi la situation va être plus compliquée encore... dit le paladin en secouant la tête. S'il n'est pas au courant, il n'est pas au courant, et la prochaine fois qu'on frappe à la porte — ce qui n'arrivera peut-être plus jamais, tu n'as qu'à venir toi, vu que tu sais ce qu'il en est."
Il détestait ce genre de conversations où on tournait autour du pot. Comment diable Etienne avait-il géré la situation avec son propre écuyer ?
" Mais vous pouvez aussi ouvrir la porte et interpeler la personne qui vient frapper. C'est votre boulot d'écuyer."

-Chuis pas sûr que la personne aurait apprécié de tomber sur nous, vu comme elle était discrète, vu à l'heure qu'elle venait. Et ça va être plus compliqué maintenant parce que... je suis au courant mais pas Alban, qui est au courant que quelque chose c'est passé mais qui sait pas quoi.
Elle soupira.
-Je déteste les secrets. Je déteste les choses qu'on doit cacher. Bon, que dans une famille ou dans un groupe, on en ait vis-à-vis des gens du dehors, d'accord. Mais dans un groupe lui-même... Enfin, je dis pas que je comprends pas. Que je vous comprends pas. Je comprends bien, en fait. Mais ça me met mal à l'aise. J'ai eu ma dose.
Elle hésita.
-Et je pense quand même que vous seriez plus tranquille si vous savez que lui ou moi, on va pas surgir à l'improviste. Ou qu'on est pas juste dans la pièce d'à-côté.

Elle avait raison. Mais elle était son écuyer, comme Alban, et il ne pouvait pas fuir devant ses responsabilités. Ce qu'elle ne comprenait pas, avec toute sa bienveillance et sa logique d'enfant, c'était le signal qu'enverrait leur désertion. Dans le même temps, peut-être était-il vraiment incapable de s'en occuper adéquatement. Peut-être était-ce nécessaire, pour leur bien à eux, qu'il accepte et se résigne... Mais il ne voulait pas, pas pour quelque chose d'aussi stupide, d'aussi... fondamental, en même temps. Il fallait qu'il parle à Etienne.
" Tu pourrais en parler à Alban. Lui dire. Avec ma bénédiction. Mais en lui demandant... de ne pas ramener les choses sur le tapis."

Elle secoua vivement la tête.
-Sauf si c'est un ordre... Je préfère plus m'en mêler. C'est... votre vie privée, et j'ai déjà causé assez de dégâts comme ça. En plus, il est vraiment pas du genre à chercher à tout savoir, et il prend pas la mouche quand on ne veut pas lui dire certaines choses.
Elle se tut quelques instants, pensive.
-Mais si vous voulez qu'on reste, on restera. On aurait été tristes de déménager, de toute façon. Mais si vous voulez être tranquille ce soir, on peut aller dormir chez nos amis : on s'était dit avec Alban que ça serait peut-être une bonne idée, pour vous laisser un peu d'air. Et leur maman est d'accord.

Il lui sourit et posa une main sur son épaule.
" C'est gentil mais... C'est gentil. D'accord. Mais je veux que vous soyez de retour demain soir, d'accord ? Nous nous débrouillerons, Ruth. Nous avons toujours formé une bonne équipe, je ne veux pas que cela change."
Le mieux aurait été qu'il trouve la force d'en parler lui-même à Alban. Mais pas trop vite, pas tout de suite. Quand il aurait moins d'autres soucis en tête, en commençant par ce que Guillermo tenait tant à lui confier.

-Moi non plus.
Elle frémit puis, sans crier gare, l'étreignit brièvement.
-Je vous demande pardon d'avoir été stupide et de vous avoir fait du mal.
Elle se détacha de lui, non pâle mais aussi rubiconde qu'aurait pu l'être Alban.
-Bon, faut que j'aille prévenir les copains. Et préparer nos affaires.

Il lui ébouriffa les cheveux.
" Allez, file. Et félicitations pour ta découverte du jour !"
Dès que la gamine aurait détalé, il rejoindrait la salle d'état-major. Il serait sans doute un peu tôt mais Guillermo ne tarderait pas à surgir. C'était un homme qu'il n'imaginait pas inquiet pour des choses triviales...

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une cité perdue