La Couronne de Cuivre

Le barde l'observa un instant, surpris. Pour le gosse, cela ferait deux sacrées épreuves d'un seul coup... Mais peut-être était-ce la meilleure solution. Peut-être était-ce un moyen pour lui de tourner la page, pour peu que semblable chose soit possible...
-Il n'y a vraiment aucun problème si tu souhaites le faire, répondit-il d'un ton doux. Si tu veux, je peux écrire à sire Armand. A moins que tu ne préfères t'en charger toi-même.

Baptiste pinça les lèvres.
" En fait... Je me disais que je pouvais peut-être passer à l'improviste. Je n'ai pas envie d'en faire tout un événement... Juste retourner voir, pousser une porte... Je ne sais pas. Si ça se trouve, je vais me dégonfler devant les portes... Si je ne les préviens pas, et bien... Je n'ai pas d'obligation d'y aller. Et s'ils ne sont pas là... et bien tant pis. C'est que le moment n'était pas venu."

Il opina lentement du chef.
-Je comprends, fit-il simplement. Nous ne les préviendrons donc pas et tu agiras comme tu le sentiras sur le moment.
Que Baptiste fasse ou non cette démarche lors de son séjour à Luménis, le plus important était qu'il ne se sente pas sous pression mais, au contraire, libre d'agir à sa guise.

Baptiste acquiesça, manifestement soulagé d'avoir le soutien du barde dans cette prise de décision pour le moins difficile.
" Et je voulais te dire... Je crois que... je suis sûr que je ne resterai pas là-bas. Je ne pense pas qu'ils veulent me le proposer, vraiment, je veux dire, mais... Finalement... Je trouve que ça ne va pas trop mal, ici. Victor est plutôt... prêt à aller de l'avant, je pense, même si par la force des choses, chacun a des affinités un peu différentes... Et Galathée est très gentille avec moi."

-Oh.
Le barde ne s'était pas attendu à cette déclaration, d'autant qu'elle laissait entendre que le petit garçon n'envisageait plus de rester ici comme un simple ouvrier agricole...
-Je suis heureux que tu aies envie de rester avec nous, Baptiste, reprit-il en esquissant un sourire et en lui serrant doucement l'épaule. Vraiment. Et je ferai en sorte... Nous ferons tous en sorte que tu ne regrettes pas ta décision.

Le gamin rougit.
" Je ne voudrais pas que toi, tu regrettes ta décision, dit-il alors d'une voix ténue. Je sais que... à Mélandis, j'étais misérable, et tu as eu pitié, je m'en doute, mais... Je voudrais que tu sois sûr. Parce que... il y a d'autres possibilités, toujours. Ce n'est pas seulement moi qui dois... estimer que les choses sont... positives."

S'il fut désolé que l'enfant ait encore besoin d'être rassuré sur ce point, l'elfe n'en saisit pas moins la balle au bond et, après une fugace hésitation, il s'accroupit pour être à sa hauteur.
-Baptiste, ce n'est pas parce que j'avais pitié de toi que je t'ai proposé de venir ici : c'est parce que j'avais envie que tu viennes. J'ai eu des doutes depuis, mais certainement pas parce que j'avais changé d'avis : je me demandais simplement si je n'avais pas été égoïste, si vivre parmi nous était vraiment le mieux pour toi.
Il sourit.
-Je suis heureux de constater que tu te sens bien et que tu souhaites rester. Je le suis d'autant plus que ce dont j'ai envie, moi, c'est que tu demeures à nos côtés. De cela, tu ne dois jamais douter.

Le petit garçon soupira et baissa les yeux.
" Est-ce que tu penses ça... même... même si en fait, je ne crois pas que j'ai envie de devenir barde ?" murmura-t-il d'un minuscule filet de voix.

La remarque le laissa sans voix. Non parce qu'elle le décevait mais parce qu'elle confirmait ce dont il se doutait déjà : pour ne pas être rejeté, le gosse avait abondé en son sens, surjoué voire feint son intérêt pour la profession de barde... Mais c'était une bonne chose qu'il s'en ouvre à présent, qu'il arrive enfin à dire la vérité...
-Je penserai ça quoi que tu fasses, quoi que tu décides, quoi qu'il advienne, répondit-il. Tu peux en être certain : je t'aime beaucoup et le reste n'a aucune importance.

Baptiste ne répondit rien mais étreignit vivement le barde, avec force et abandon, et Taliesin le sentit frémir entre ses bras.
" Je suis désolé... Je ne voulais pas te mentir... Je n'ai pas menti... Je trouve que... tu as une profession passionnante... et... mais... je ne me sens pas... Je crois que Victor fera un meilleur barde... et il en a envie... tandis que moi... Je ne crois pas que je pourrai jamais être un voyageur..."

-Tout va bien, mon grand, souffla-t-il en le serrant contre lui. Tu n'as pas à être désolé, pour quoi que ce soit. Je trouve que tu ferais un bon barde, oui, mais ça n'est pas pour autant que je veux que tu empruntes cette voie, que je serais déçu si tu ne le fais pas. Je t'aime pour ce que tu es, la seule chose qui compte pour moi, c'est que tu sois heureux... Alors surtout, tu ne dois pas t'en faire.

Il demeura muet un moment, Taliesin le sentit frissonner à nouveau, puis il se détacha de lui, lentement.
" Je vais essayer d'avoir plus confiance. Mais c'est difficile. J'ai l'impression... qu'on ne peut jamais se fier à rien. Que même les personnes les mieux intentionnées... Elles ne peuvent pas savoir. Que la vie est incertaine."
Il soupira.
" Je sais que c'est vrai et qu'il faut simplement l'accepter. Mais j'ai le sentiment... Qu'avoir foi, c'est nécessaire, et que dans le même temps, c'est se voiler la face. Or comment faire quand on a vu la vérité ?"

Décontenancé, Taliesin garda un moment le silence.
-C'est une question difficile et je ne sais trop quoi te répondre, avoua-t-il. Mais je me dis... qu'il faut prendre en compte toute la vérité. Oui, il y a de l'ombre, beaucoup d'ombre, et pourtant ne retenir que celle-ci, ce serait une erreur. Une erreur que je fais souvent moi-même. Car il y a de la lumière, aussi. Plus qu'on ne pourrait le croire... Je pense qu'il faut essayer de se concentrer sur elle. admettre que la vie est incertaine dans les deux sens, pouvant apporter le pire, certes, mais aussi le meilleur, parfois quand on s'y attend le moins. Si l'on arrive à prendre cela en compte, j'ai l'impression que c'est moins difficile d'avoir la foi.

Baptiste ne parut pas convaincu mais il acquiesça.
" Peut-être. Tu as raison. Ça reste un effort, à mon sens, de ne pas surveiller la route, inlassablement... Mais je vais le faire."
Il eut un pâle sourire.
" J'ai l'impression que pour aller de l'avant, il faut devenir fort. Pas en devenant insensible, non... mais en se préparant... pour pouvoir se défendre. Pour pouvoir affronter l'ombre quand elle frappe. Défendre ceux qu'on aime. Ou fuir quand on ne peut pas gagner."

Il se sentit profondément désolé pour Baptiste, désolé qu'il n'arrive pas à baisser vraiment sa garde, a avoir davantage confiance en l'avenir. D'un autre côté, comment aurait-il pu en être autrement ? La mère de l'enfant était tombée quand l'horreur morféenne avait balayé Luménis, il avait ensuite été emprisonné, envoyé dans l'empire melandien, réduit en esclavage durant une longue année dont lui-même ne pouvait qu'entrevoir l'ignominie ; étaient ensuite venus l'enlèvement par les Bainites, les souffrances au sein de leur sanctuaire impie, une libération inespérée à laquelle avait aussitôt succédé une odieuse trahison... On ne pouvait se remettre de tout cela ni aisément, ni rapidement.
-Je crois que je vois ce que tu veux dire.-Et je suis convaincu que nous avons les moyens de t'apprendre à être fort, ici : je pourrais t'enseigner certaines choses, d'autres le pourraient aussi... Nous le ferons si tu le souhaites.
Il eut une hésitation marquée.
-Cependant, je pense que pour aller de l'avant, il est aussi important d'essayer de se libérer de son passé ou, en tout cas, de faire en sorte qu'il ait moins d'emprise... Il y a quelques temps, je discutais avec Galathée de mon... histoire, et elle m'a dit : "Refouler, enfouir et taire, ce n'est pas ça, la guérison." Et elle a raison... Alors voilà : si à un moment tu ressens le besoin de parler, saches que tu ne dois pas hésiter.

Il opina du chef, les lèvres pincées.
" J'ai l'impression d'en avoir dit beaucoup, déjà. Et je ne sais pas... En parler, c'est comme si ça... me rappelait les choses. Si je les raconte, après, j'en fais quoi ? Je crois qu'on peut aussi oublier. Parfois je me dis que ce serait le mieux, d'oublier. Je fais de moins en moins de cauchemars..."
Son regard s'abima dans le vide.
" J'aimerais être comme Victor, qui va de l'avant en dépit de tout, qui ne garde que la lumière..."

-Il a aussi ses failles, tu sais, murmura-t-il, songeant aux étranges transes du gamin qui, heureusement, ne s'étaient plus manifestées depuis un bon moment mais qui, malheureusement, à en croire la lettre de Valaellyn, pourraient revenir. Et tu vas de l'avant, toi aussi. Bien sûr, comme tu étais plus âgé quand tu as enduré tout cela, tu as davantage compris, ça t'a davantage blessé. Mais aussi difficile cela soit-il, là où beaucoup d'autres auraient été irrémédiablement brisés sans que cela n'ait rien de honteux... Tu avances malgré tout.

" C'est vrai. Mais c'est comme si j'avais un sac de cailloux sur le dos. Parfois j'ai envie de m'asseoir sur le bord du chemin et de ne plus bouger. Je me disais que j'étais le fils d'une paladine, que c'était pour ça que j'avais eu des ennuis, qu'elle était... une cible, tu vois, et que si je faisais profil bas, maintenant, plus personne ne me ferait jamais de mal... Tu disais que tu voulais une vie tranquille, ça me convenait bien... Les bébés, la ferme, la campagne, plus de tumulte, jamais, après le procès... Et puis... Félix m'a raconté ce qui leur était arrivé à eux. Les malfrats qui ont attaqué leur ferme... comment ils ont dû fuir et trouver refuge chez vous... Alors c'est difficile de se dire... que même quand on est simplement fermier, qu'on ennuie personne, qu'on cultive sa terre et qu'on élève ses bêtes, tranquillement... On a quand même des horreurs qui nous tombent dessus."
Il soupira.
" Guillhem, il ne comprend pas pourquoi ses enfants veulent pas devenir fermiers ou marchands ou artisans... mais c'est parce qu'ils veulent tous être armés pour ce risque... Ils ne veulent plus jamais être impuissants."

Il n'avait encore jamais envisagé les choses sous cet angle mais, effectivement, cela expliquait l'attitude des jeunes Merlhus... Et c'était triste, quelque part. Compréhensible mais triste.
-Les drames qui vous ont tous frappés sont encore très récents : seulement un an, un an et demi pour les plus anciens... Plus le temps passera, plus vous pourrez constater que le sort a cessé de s'acharner et que les Luméniens prennent de grandes précautions pour éviter une nouvelle catastrophe, plus vos blessures cicatriseront. Bien sûr, la vie demeurera incertaine, mais vous parviendrez a envisager cette certitude avec davantage de sérénité... Et d'ici là, si savoir vous défendre vous aide... Nous vous l'apprendrons.

Baptiste parut hésitant.
" Je ne suis pas certain... que les Merlu..."
Il s'empourpra.
" Hum. Tu ne le répéteras pas à Guillhem, ce que je vais te dire, promis ?"

Le barde hésita, craignant à demi ce qu'il allait apprendre. Si c'était important... Mais Baptiste était un garçon responsable : il ne lui demanderait pas de garder le secret à propos de quelque chose dont Guilhem devrait impérativement être informé.
-Tu as ma parole : je ne lui répéterai rien, répondit-il très sérieusement.

" Je crois... que les enfants de Guillhem, ils ne lui font pas confiance pour les protéger. Ou leur apprendre, d'ailleurs. Ni à Galathée, parce que... elle a été capturée et il a fallu la sauver. Ils ne font confiance qu'à toi. Et à Victor. Ils ont l'air de considérer qu'en cas de pépin, c'est vous deux qui pourriez nous défendre..."

Taliesin sentit son cœur se serrer.
-Il faudrait peut-être que je leur raconte mon histoire en détail, car j'ai été capturé moi aussi, plus d'une fois même, et je ne m'en serais jamais tiré si on n'était pas venu à mon aide. Je devrais aussi leur narrer les exploits de Galathée, qui en a plus d'un à son actif. Quant à leur père...
Soupir.
-Certes, comme ce n'est ni un combattant ni un aventurier, il doit leur paraître moins fort, moins courageux. Et pourtant, de la force et du courage, il en a à revendre. Il en faut énormément pour élever seul tant d'enfants, pour mener à bien son travail malgré les aléas, pour parvenir à repartir de l'avant quand on a tout perdu... Alors, pour être moins flamboyant que moi, par exemple, il n'en a pas moins énormément de mérites.

" Oh, mais je ne pense pas qu'ils doutent de son courage ou de son mérite... Ce n'est pas la même chose. Ils doutent de ses capacités à les protéger contre des gens mauvais, pas à les nourrir, les vêtir ou les éduquer..."
Il secoua la tête.
" Mais leur raconter que tu n'es pas aussi fort qu'ils le pensent... C'est vraiment la dernière chose à faire. Tu es leur rempart. Si tu t'effondres, alors ils n'ont plus rien."

L'elfe ouvrit des yeux ronds comme des soucoupes.
-Je n'avais pas imaginé qu'ils soient à ce point éprouvés, qu'ils aient autant besoin d'être rassurés...
Sans doute avait-il été trop obnubilé par ses propres soucis et son inquiétude pour ses enfants pour en prendre conscience. En tout cas, ce qu'il venait d'entendre, la responsabilité qu'on lui avait attribué sans qu'il s'en rende compte, tout cela était profondément déstabilisant.
-On essaiera de leur montrer qu'il y a d'autres personnes capables de les protéger, ici. Et je ferai en sorte qu'ils aient plus confiance en leur propres capacités à se défendre. Bon, je ne suis pas certain que Guilhem m'autorisera à leur apprendre l'escrime... En revanche, je crois qu'il ne verrait aucun inconvénient à ce que je leur fasse faire des exercices physiques, d'autant qu'ils n'auront guère l'occasion de se dépenser, cet hiver... Et puis, certains pédagogues ne jurent que par cette maxime : "Un esprit sain dans un corps sain".

Baptiste sourit.
" Je ne pense pas qu'il faille forcément changer quelque chose, tu sais... Simplement... Il faut accepter qu'ils aient besoin de s'imaginer un avenir plus... sûr, je suppose. Et tu n'as pas grand chose à faire, sinon être là, pour les rassurer. C'est un peu comme un talisman !"
Il relâcha sa respiration.
" Merci pour cette discussion. Ça m'a fait du bien, je crois."

Il lui serra doucement l'épaule.
-De rien, mon grand. Vraiment.
Il sourit.
-En fait, c'est moi qui te remercie. Pour ta confiance. Et, à nouveau, je suis heureux que tu souhaites rester. Tu verras : je suis convaincu que, malgré les écueils, il y aura beaucoup de lumière.

" Je vais tâcher de mieux la percevoir." dit-il, avant de sourire une ultime fois et de s'esquiver.
C'était la fin de journée et il faisait déjà complètement noir au dehors. Des bougies avaient commencé à apparaître aux fenêtres de la ferme, signe que ça et là, on tentait de repousser l'hiver. Dans deux jours, ce serait la Fête de la Lune et Taliesin serait mis à contribution pour narrer de grandes légendes d'autrefois, tandis que Galathée et ses deux aînés seraient en ville. Les petits, par contre, resteraient avec lui : la rôdeuse avait commencé à les habituer au lait de chèvre, et ils mangeaient leurs premiers mélanges de légumes.

Si Taliesin ne modifia guère son programme, il procéda malgré tout à quelques ajustements. D'abord, il s'exerça à biberonner les jumeaux. Ensuite, il s'efforça de passer un peu plus de temps avec ses garçons pour compenser, peut-être, son absence durant leur expédition toute proche. Bien sûr, il n'avait pas manqué de parler à Galathée de sa discussion avec Baptiste, évoquant sa décision de rester, la possibilité qu'il profite du séjour à Luménis pour se rendre à la commanderie, les craintes des Merlus - sans mentionner toutefois le fait que ceux-ci ne faisaient guère confiance qu'à lui pour les protéger. A ce propos, il la sonda également sur son idée d'organiser pour la marmaille des exercices physiques, afin qu'elle se dépense et, qui sait, prenne davantage confiance en elle.

La rôdeuse était hésitante sur ce dernier point : elle avait l'impression que s'ils entraînaient les enfants, ils iraient dans le sens de leur angoisse, et il lui semblait que ce n'était pas une si bonne idée. Aucun d'entre eux, hormis Baptiste, n'avait jamais manifesté explicitement une crainte de l'extérieur, et ils pourraient lire ce subit changement de programme comme le signe que quelque chose d'inquiétant s'était produit. De surcroît, elle avait le sentiment que c'était leur rôle — aux adultes — de les protéger et qu'il ne fallait pas essayer d'y déroger en déplaçant cette responsabilité sur leurs jeunes épaules.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La ferme Desmoulins