La Couronne de Cuivre

Le Luménien hocha la tête, interdit.
" Dans ce cas... Il ne te reste plus qu'à partir un peu plus loin que ce que tu escomptais au départ. Erhedun n'est pas exactement le centre du monde et je ne peux pas croire que l'on connaisse ton petit nom partout sur l'île... Mais tu as l'air plus au fait de ces choses-là que moi. Je n'avais pas idée que les informations voyageaient aussi vite, et sur des sujets aussi... étrangers à la plupart des gens."

-Hum, ce n'est pas le débat théologique ou le questionnent sur l'œcuménisme qu'ils retiendront... fit-il. Ils débattront des provocations, des insultes, des blessés et surtout, surtout, de la relation amoureuse entre le barde séditieux et l'ancien grand-prêtre de Sunie... La violence, le sang, le stupre, bref, le scabreux, le scandaleux et le glauque, voilà ce qui fait la force d'une rumeur. Plus elle est sale et plus elle va loin, plus elle va vite, plus elle dure longtemps. Car ce sont ces aspects-là qui plaisent aux gens... Soit parce qu'on a tous un fond de voyeurisme, soit... Et bien, parce que ça leur prouve qu'on ne vaut pas mieux qu'eux, ou qu'ils ne valent pas moins que nous.

" Si tu le dis, si tu le dis... Je persiste à penser que la rumeur qui gagnera la bordure de la Lorien sera tellement transformée qu'elle n'aura plus rien à voir avec ce qui s'est réellement produit. Mais si tu as envie de craindre ta mauvaise réputation, qui suis-je pour te rassurer. Les gens préfèrent les rumeurs sur leurs voisins ou le seigneur local. Ils n'ont jamais entendu parler de toi... en quoi tes aventures pourraient-elles les faire jaser ? Mais soit. Prends le bateau pour Dorrandin ou Féérune, si tu es si inquiet..."
Albérich était persuadé que Thibault se faisait des illusions, mais puisque le Sunite était persuadé d'être une sommité insulaire, il n'allait pas l'en détourner. Nombreux étaient les Luméniens incapables de citer les trois conseillers qui les gouvernaient, alors les prélats d'un culte ou d'un autre... Thibault n'était même pas grand prêtre. La sphère d'influence d'Erhedun était limitée à la région fertile qui l'entourait. Albérich était prêt à parier que même à Combeloup, on n'était pas capable de citer le nom du moindre clerc erhedin. Alors plus loin...
Il sourit à nouveau.
" Bon, je te laisse méditer sur ta destination prochaine. Je vais me débarbouiller puis dormir."
Et sans attendre, il mit le cap sur le ruisseau pour procéder à de rapides ablutions avant de retourner profiter des lueurs chaleureuses de leur flambée.

Clovis était revenu, s'entretenait à voix basse avec un Thibault déjà emmitouflé dans ses couvertures. Ils se turent, sourirent à Albérich, puis le Sunite tira de son sac une flasque de métal et, sous le regard réprobateur de son cousin, en but une impressionnante lampée avant de la reboucher et de s'étendre.
L'autre resta à l'observer un moment puis s'assit prêt des flammes. Il avait apparemment l'intention de veiller encore un peu. Peut-être même avaient-ils décidé de mettre en place un tour de garde ..

Albérich décida de ne pas s'inquiéter et de s'efforcer de trouver le sommeil. Il n'était pas persuadé d'y parvenir, craignait les images qui s'imposeraient une fois que la torpeur daignerait s'emparer de lui. Il s'allongea à son tour, après avoir salué Clovis, puis s'emmitoufla dans la couverture et perdit son regard dans les étoiles. Aubin reposait non loin, compagnon d'infortune du Sharite. Que restait-il de son âme ? Quels dégâts le clerc de l'ombre avait-il causés ? Même si le barde était innocent, ce qui était probablement le cas, Noir Dessein avait eu mille occasions de le frapper, de lui mentir, de ravager son esprit, peut-être. Partager ainsi son enveloppe et ses pensées devait avoir un prix. Albérich doutait que l'on puisse extraire le parasite et remiser l'épisode dans l'oubli. Il ignorait ce qui était possible. Jusque là, il avait espéré qu'un clerc plus délicat que le Tyrite de Thibault pourrait extirper la vérité à Aubin, mais soudain, il se demandait si l'être qui avait occupé son crâne n'était pas capable d'en altérer durablement les secrets, passés, présents et futurs. On ne soignait pas l'âme avec une petite formule magique, une tisane ou un onguent. Bien sûr, l'aura de son demi-frère serait lisible... Mais comment être certain qu'il n'y aurait pas là subterfuge de la part d'une crapule cherchant à faire un maximum de victimes au moment de tirer sa révérence ? Il faudrait qu'Albérich retrouve le Lathandrite en lui-même, en dépit de tout ce qui s'était produit. Il soupira. Il ne dormait toujours pas. Le chant des grenouilles se mit à l'agacer. Il soupira encore, ferma les yeux, songea une seconde aux saumons bondissant hors de l'eau qu'on disait aux petits Luméniens de compter pour s'endormir, puis rouvrit les paupières et regarda la lune. Il pensa à ce qu'il avait dit à Thibault, la triste fatalité dans ses paroles de renoncement, un aveu de faiblesse, comme si la sagesse de le reconnaître l'excusait en quoi que ce soit. C'était pathétique. Euryale l'aurait tancé sans retenue, avec raison. Il devait suivre cette affaire jusqu'au bout, cette fois. S'il ne s'était pas défilé...
Si tu ne t'étais pas défilé, rien. Vu ce dont tu es capable en ce moment, c'est sans doute dans ta tête que Noir Dessein se serait installé.
C'est déjà presque le cas. Installé sans l'être.
Il frissonna sous sa couverture et se frotta le visage d'une main froide. Il avait anticipé les cauchemars, pas l'insomnie. Il regretta de ne pas avoir été demander, avec désinvolture, un peu d'eau-de-vie à Thibault. Enfin, avec sa chance, il ne se serait récolté qu'un mal de crâne, rien de plus.
Il soupira à nouveau, focalisa son attention sur le murmure du ruisseau. Son esprit dériva vers les chaumières de Combeloup, il se demanda ce que faisait César, comment allait Bastien. Il espéra qu'ils trouvaient du réconfort dans la proximité l'un de l'autre, que l'enfant ne le détesterait pas d'avoir trahi ses secrets, que son père avait la force qu'il revendiquait... Il ne serait rassuré qu'en les retrouvant, mais vu ce qui les attendait à Erhedun, ce n'était pas pour tout de suite.
Rien que l'idée de se retrouver confronté à ce Conseil, à ces vieux prêtres, devoir à nouveau raviver ces mauvais souvenirs, lui arracha une plainte étouffée. Il était épuisé. Il fallait qu'il dorme. Pourquoi ne pouvait-il pas dormir, bon sang ?
Il eut envie de se lever, mais craignit de déranger la petite assemblée agglutinée autour du feu de camp. Il se demanda si Aubin avait froid. Quelque chose lui grimpa sur la joue et il bougea brusquement.
Mal de tête. Les étoiles avaient bougé.
Il revit le sommet de l'éminence, les pierres dressées, puis soudain, ce fut le souffle de la Dame, la chaleur d'une guérison inespérée et il sentit un bonheur indicible gonfler dans son ventre, se répandre, envahir ses membres gourds, son esprit embrumé, et un sourire béat bourgeonna sur ses lèvres.
Puis il fit jour.
Il avait l'impression de ne pas avoir dormi une seule minute, mais l'aube était flamboyante et sans le moindre toit pour s'en protéger, inexorable.

Une odeur de thé et de pain griller vint lui chatouiller les narines. Clovis était assis près du feu, en train de préparer le petit déjeuner. Thibault se tenait non loin, une couverture sur les épaules, les genoux repliés contre la poitrine. Il était pâle, avait les yeux rougis et marqués de cernes légères. Sa nuit n'avait pas dû, non plus, être de tout repos.
-Bienvenu dans le monde des éveillés... dit simplement son cousin en avisant Albérich bouger.

Le Luménien maugréa des salutations étouffées, incapable d'en faire plus, et se traîna jusqu'à la bûche qui lui avait servi de fauteuil la veille au soir. Il sourit finalement à Clovis, ce qui était, il l'espérait, plus parlant que ce qu'il avait essayé d'articuler quelques secondes plus tôt. Après quelques lampées de thé, il se sentit plus vaillant. Ils devraient sans doute passer une seconde nuit dans la broussaille : Erhedun, même au galop, n'était pas si proche de Combeloup.
" On dirait qu'au moins une personne est reposée." dit-il finalement.

-Veiller toute la nuit pour m'assurer que personne ne vient troubler le repos des seigneurs que je sers est chose revigorante, oui... dit-il d'un ton léger.
-Personne ne t'a demandé de faire du zèle... grogna Thibault. Et j'aurais pu monter la garde à ta place, vu le peu que j'ai dormi...
-Oh, mais ce n'était qu'une demi-boutade : la nuit étoilée, le chant des grenouilles, l'herbe qui ondoie sous la lueur argentée des étoiles... La paix qui émane de semblable tableau est presque aussi reposante que le sommeil.

" Te voilà presque un elfe, à trouver le repos dans la méditation au coeur de la nuit..." murmura Albérich. " Pour ma part... Un toit, un bon lit, avec un matelas moelleux... Ah... Je ne devrais pas songer à de telles choses alors qu'elles sont encore si distantes... "
Il drapa la couverture sur ses épaules. Les petits matins étaient encore frais en ce début de printemps.
" Mais je suis tout prêt à monter la garde, moi aussi."

-Pitié, ne me privez pas de mes petits plaisirs d'indécrottable campagnard... protesta Clovis. Montrez vous attentif le jour durant, ça suffira. Moi, le cheval, ça m'endort. C'est pour ça que je suis autant en forme la nuit venue.
-Fais pas ton bravache : à ce rythme-là, tu ne tiendras pas deux jours.
-Tu peux parler : à voir ta tête, j'ai l'impression que tu tomberas de selle au bout de dix minutes.
Thibault sourit.
-Vous avez la malchance de voir le Sunite à son lever, le visage emprunt de la fatigue des ans, avant qu'il ne l'ait paré des poudres adéquates, secret de son éternelle jeunesse. En réalité, je suis en pleine forme !

" Des poudres ?" fit Albérich avec la grimace. " Par les dieux... Des poudres."
Il se leva et s'étira.
" Je ne suis plus Lathandrite, j'ai le droit de faire l'impasse sur la gymnastique matinale, les chansonnettes béates et l'enthousiasme débordant à voir le soleil poindre à l'horizon."
Il se tourna vers l'astre rougeoyant et lui décocha un regard meurtrier, puis un sourire bourgeonna sur ses lèvres. Un rien facétieux. Le manque de sommeil sans doute. Il se baissa et ramassa un caillou, puis marcha droit vers l'est, juste quelques pas.
" Retourne te coucher !" hurla-t-il à pleins poumons dans la petite brise printanière qui agitait l'herbe folle. " Je veux encore dormir ! Rentre chez toi ! Ouste !"
Puis il lança sa pierre vers l'astre tranquille, sans le moindre effet, et son sourire s'élargit. C'était stupide. Mais pas désagréable.
" Ça fait du bien." commenta-t-il en retournant vers ses compagnons.

Les deux autres l'observaient, Clovis avec impassibilité - mais pouvait-il être autrement qu'impassible ? -, Thibault avec amusement.
-Si notre voyage est ponctué d'une éclipse ou si les nuages envahissent le ciel pour nous inonder de pluie, nous saura à qui nous devons notre déveine... fit ce dernier.
Mais le soleil ne paraissait ni devoir disparaître, ni être avalé par un orage. Sa plénitude flamboyante s'épanouissait de plus en plus au-dessus de l'horizon embrasé.
-Et puis, qui t'empêche de dormir sous ses chaleureux rayons ? continua le Sunite. C'est un vrai délice ! Ah, combien de fois ne l'ais-je pas fait, jadis, allongé sur la plage de Dansedunes...
-Mouais. Tout ça pour qu'une âme charitable de frotte ensuite d'un onguent contre les brûlures... commenta Clovis.
-Ben quoi ? Cela fait partie intégrante du plaisir de faire une sieste au soleil !

Albérich rit de bon coeur, puis songea à la dernière fois, récente à vrai dire, qu'il avait dormi au soleil. Une certaine Judith avait été mêlée à l'affaire, et en dévisageant subrepticement Clovis, il se demanda si cela pouvait être sa soeur. Mais il ne s'attarda pas sur de telles pensées.
" Nous ne risquons rien, de toute façon. Si Lathandre s'offusque d'un caillou, mais qu'il ne bouge pas quand des servants de Shar torturent ses fidèles, c'est qu'il a un sens des priorités plutôt mal inspiré. Je ne le crois pas à ce point vain."
Il se rassit près des deux cousins.
" J'imagine que nous ne devrions pas tarder, si nous voulons arriver à Erhedun avant l'été."

Thibault poussa un soupir spectaculaire.
-Ces matinaux, je te jure... grommela-t-il. Levé aux aurores et déjà sur le pied de guerre... Mais tout le monde n'est pas comme ça, Alby ! Moi, avant d'être en état de faire quoi que ce soit, il me faut du temps ! Si tu veux que je puisse monter, il faut que je profite à fond du petit-déjeuner, puis que j'aille passer une heure à la rivière pour me rendre présentable... Ah, ajoute une demi-heure supplémentaire pour que je choisisse ma tenue du jour... Ensuite, seulement, nous partirons.
-Bon, cela me laisse une marge pour m'occuper de notre camarade... dit Clovis en se levant. Il avait déjà terminé de manger.

" Et ce qui me laisse le temps de dormir encore près d'une heure et demi !" s'exclama le Lathandrite.
Il se laissa tomber en arrière dans l'herbe fraîche qui jouxtait leur campement.
" Sois gentil, réveille-moi quand tu commences à choisir ta tenue... Ça devrait me laisser le temps de me préparer, et si tu veux, je t'aiderai à choisir la couleur de ton chapeau."
Puis sur ses entrefaites, il ferma les yeux sous les rayons orangés de l'astre ascendant. Il n'avait aucune chance de s'endormir, mais paresser avait ses attraits.

De toute façon, s'endormir, il n'en aurait pas eu le temps : déjà, Thibault reprenait la parole.
-Alby ? Tu as regardé la taille de mes "bagages" ? Te donnent-ils l'impression de contenir mille tenues, milles poudres cosmétiques - dont, du reste, je n'ai pas besoin, mon visage étant sublime par nature ? Non, évidemment ! En dehors de ce que j'ai sur le dos, je n'ai presque rien emporté. Et l'aurais-je fait... Allez, franchement, je ne suis pas aussi débilement vain...
Albérich l'entendit se resservir du thé.
-Bref : Clovis s'occupe d'Aubin, moi je finis de déjeuner. En gros, dans dix minutes, nous serons sur le chemin. Au grand galop.

Albérich rouvrit un oeil et se redressa sur un coude.
" Tu devrais avoir honte de plaisanter avec de telles choses. J'étais tellement heureux à l'idée de pouvoir retourner dans les limbes, profiter d'un peu de silence, sous le regard bienveillant d'une journée sans nuages..."
Il soupira, se leva et épousseta ses vêtements, avant de rouler sa couverture et de la prendre sous un bras.
" J'espère que la chambre d'amis de chez ta mère sera à la hauteur de mon épuisement."

-Tu comptes venir chez...
Le Sunite le dévisagea une seconde, puis il se fendit d'un large sourire.
-Oh, ça, c'est une chouette nouvelle !
Il reposa sa tasse avec vivacité. Il avait l'air, tout à coup, animé d'une énergie nouvelle. Comme si ses perspectives d'avenir immédiat s'étaient soudain éclaircies. En tout cas, il semblait réellement ravi.
-L'autre bonne nouvelle - enfin, j'imagine que tu ne la verras pas de cet œil, mais... -, c'est que la chambre d'amis est en travaux. Donc il te faudra partager la mienne. Et partager mon lit, de surcroît, puisque je n'en ai qu'un. Bon, c'est un lit une place, le même où je dormais avant d'entrer au temple, mais je sais me faire petit...

Albérich le dévisagea avec incrédulité.
" Quand je t'en ai parlé hier, tu ne m'as pas du tout parlé d'une chambre d'amis en travaux. J'imagine que j'ai dû manquer l'arrivée du pigeon voyageur qui t'en a informé subrepticement." fit le Lathandrite.
Puis il se fendit d'un sourire.
" Je dormirai dans le divan du salon. Il m'a eu l'air un peu court, mais confortable."
Anticipant la remarque désolée que Thibault ne manquerait pas d'ajouter, il reprit :
" Je fais ça pour toi : j'ai les pieds froids, je ronfle, et il parait que parfois, je donne des coups. Ta petite nature sensible n'y survivrait pas."

-Quelle importance que tu ronfles ou que tu donnes des coups de pied dans ton sommeil, puisque nous n'aurions pas dormi, de toute façon ?
Il poussa un profond soupir, secoua la tête, l'air fataliste.
-Enfin, soit, j'aurais tenté... Et rassure-toi, il y a une très confortable chambre d'ami, avec un grand lit pour toi tout seul. Bon, sur ce, je vais faire la vaisselle : Clovis ne va pas tarder à revenir.
Puis, en lui adressant un clin d'œil, il ramassa leurs couverts et gagna le ruisseau.

La dernière tirade de Thibault laissa Albérich vaguement mal à l'aise, mais il décida de tromper son trouble dans les ultimes préparatifs du départ. Puisque Thibault faisait la vaisselle et que Clovis s'occupait d'Aubin, Albérich s'improvisa palefrenier, une tâche pour laquelle il n'était pas taillé, mais dont il maîtrisait désormais les bases. Il pansa rapidement les chevaux puis les mena à tour de rôle au ruisseau pour qu'ils puissent étancher leur soif. Le Sunite terminait sa vaisselle et le Luménien l'observa de loin, un peu circonspect. Une partie de lui-même était persuadée que s'il y avait eu anguille sous roche, l'Erhedin ne se serait pas montré si peu subtil... D'un autre côté, d'après les révélations de la veille, Albérich n'était plus complètement certain de bien cerner les manières de son vieil ami.
Il se détourna de ces pensées en regagnant le bivouac. Il était temps de seller la cavalerie.

Clovis et Thibault ne tardèrent guère à le rejoindre et, avant peu, ils purent lever le camp et enfourcher leurs chevaux.
Ils avancèrent à un bon rythme. Autour d'eux, le paysage se faisait moins sauvage et, dans le même temps, le chemin devenait plus fréquenté. Ils croisèrent des paysans menant leur charrue, ou des voyageurs tout comme eux. Aucun ne sembla leur prêter la moindre attention : la manière dont Clovis tenait Aubin n'avait rien de particulièrement suspect, faisant passer ce dernier pour un endormi, ou un blessé, dans le pire des cas. Rien qui puisse entraîner une quelconque suspicion.
Il ne s'arrêtèrent que brièvement à midi, pour manger un morceau, avant de reprendre leur périple. Aussi paisible fût sa monture, Albérich finit par se ressentir de cette chevauchée. Heureusement, le soir arriva, et ils trouvèrent un lieu de bivouac éloigné de toute ferme, de toute bourgade.
Dernière halte avant Erhedun, le lendemain...

Albérich était moulu mais il mit un point d'honneur à aider ses compagnons à installer le campement. Il n'y avait aucune raison pour qu'ils soient en meilleur état, Thibault avait peu dormi, lui aussi, Clovis pas du tout, et même s'ils étaient des cavaliers émérites, ils n'étaient pas complètement inhumains. Cependant, une fois les chevaux dessellés et entravés, il s'imposa à la pitance, comme il l'avait promis la veille. Il ne restait pas grand chose de ce qu'ils avaient emporté, mais il y avait moyen d'improviser une poêlée de légumes qui, bien épicée, serait prometteuse.

-Bon, et bien, ce n'est pas à vous que je serais utile comme cuistot... dit Clovis en reposant son assiette vide. Vous vous débrouillez très bien, Albérich.
-Attends de voir ta digestion... répliqua Thibault. C'était très bon, indéniablement, mais il n'est pas impossible que tes histoires d'hier lui aient donné des idées, qu'il veuille nous jouer un mauvais tour...
-Oh, il a rajouté des truc dans ton écuelle à toi, pas dans la mienne...
-Quoi ?!

" Ne t'en fais pas, Thibault. Ce sera presque sans douleur." fit Albérich, la mine songeuse. " Et tu verras, quand tu te réveilleras, la vie sera simplifiée. D'autant que la cicatrice sera presque invisible."
Il releva les yeux, demeurant impassible.
" Ne fais pas cette tête, de toute façon, avec tout ce que tu as ingurgité, c'est beaucoup trop tard."
Il sourit.
" Mais merci pour le compliment. Peut-être vais-je finalement trouver une voie où me recycler."

Thibault devait être très fatigué. Vraiment très fatigué. Car il paraissait presque inquiet. Il avait jeté un regard en coin à son cousin, puis fixé longuement Albérich, avant de baisser les yeux sur son assiette.
Il demeura coi, pourtant.
-Aidan cherche un apprenti... glissa Clovis. Il ne fait confiance à aucun membre de notre famille : il craint que ses réserves soient pillées, sa cave vidée, ses chambres... occupées s'il le choisit parmi l'un d'entre nous. Vous pourriez faire l'affaire... Et il y a des personnes, là-bas, qui aimeraient certainement vous revoir...

Albérich sourit. Il était épuisé lui aussi, ce qui le rendait un peu canaille.
" Ce n'est pas que je ne vous apprécie pas... Vous et vos cousins... Vos cousines, soeurs, oncles, tantes, aïeules et petits neveux, mais... Je ne pourrais jamais survivre parmi votre engeance. Vous m'épuiseriez en moins d'une semaine. Tous les remèdes miracles d'Aidan seraient dilapidés en un rien de temps... Non, honnêtement... J'ai l'intention de faire quelques vieux os. Je ne sais pas bien lesquels, mais... mon instinct de survie me commande de garder mes distances..."

-Nous ne sommes pas tous aussi... énergiques, excités et fantasques, dirons-nous. Il y a de paisibles vieillards, des chasseurs posés...
-Mais, pour le reste, tu aurais l'avantage de la ville sans les inconvénients, tenta Thibault d'une voix qu'il voulait assurée. La vie foisonnante, tumultueuse, un courant humain irrésistible, le tout au milieu d'un cadre salubre, revivifiant...
-Vous pourriez assagir notre jeunesse, la libérer des influences néfastes et l'amener sur les chemins de la Sagesse et de la Vertu...
Thibault grogna.
-Hum, en fait, Alby, reste à l'écart de Dansedunes... j'aime le village comme il est...

Le visage du Luménien prit une expression scandalisée.
" Je suis triste que votre opinion de moi soit aussi poussiéreuse." fit-il en secouant la tête. " Et que votre jeunesse soit aussi dissolue, cela s'entend. Mais à voir les spécimens adultes, je suis forcé d'admettre que la tâche serait de toute façon bien au delà de mes maigres compétences."
Il soupira et fouina dans leurs affaires pour dénicher la bouilloire.
" De toute façon, je ne suis pas fan des grenouilles."

-Il n'y a pas que des grenouilles... Vous oubliez les fruits de mer et le poisson, le gibier des prairies et des bois... Les oiseaux, aussi. Nombreux...
-Clovis, tu essaies vraiment de lui vendre Dansedunes ? s'exclama Thibault.
-C'est mon village : c'est normal que j'en parle avec passion.
-Oui, mais quand même !
-Et bien, pour être franc, Albérich a fait forte impression, et nos anciens se disent qu'un peu de sagesse ne serait pas de trop, lorsqu'ils ne seront plus là...
-Je pourrais m'y établir, moi !
-Oh, pitié... Avec toi, Dansedunes... deviendrait Sunieville.
Thibault prit un air rêveur.
-Sunieville... Ça sonne bien... Ça a du potentiel...
-

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