La Couronne de Cuivre

-Pour les sons, j'essaierai d'être le plus réaliste possible, fit le barde. Nos voix murmurant, comme si nous nous déplacions discrètement en guidant ceux qu'aveuglent les ténèbres, comme si nous nous cherchions les uns les autres après avoir été dispersés... Pour le reste, autant ne sacrifier personne. Je peux enchanter neuf cailloux, que nous jetterons le plus loin possible et dans diverses directions.
Très pragmatique, une fois n'était pas coutume, il préférait qu'ils soient plus nombreux à tenter l'évasion. Au moins, les naïades attardées, si elles les repéraient, devraient faire face à plus d'adversaires... ou choisir entre davantage de proies.

La proposition de Taliesin lui valut un regard meurtrier de la part du chef des drows, et celui de ses compagnons était pour le moins hostile. Martin soupira mais se retint bien d'intervenir. Taliesin crut entendre Rumoc rire... C'était peut-être une illusion.
" Si les cailloux sont lancés trop loin, les naïades pourraient ne rien entendre..." dit le dénommé Hurzeth. " Il faut que quelqu'un les attire depuis la sortie vers le fond de la grotte... Et je m'en chargerai."

-Soit, fit le barde en haussant les épaules.
Il n'était toujours pas convaincu de la nécessité de ce sacrifice. Il pensait que les naïades, avide de pitance, guettaient avec attention d'éventuels survivants. Nombreuses, elles devaient peupler l'ensemble du lac qui occupait lui-même une bonne partie de la caverne, Elles serait donc capables d'entendre les murmures émis par les cailloux, où que ceux-ci soient jetés...
Mais si les drows tenaient absolument à envoyer l'un des leurs à la mort, et que l'intéressé voulait le faire... Il n'allait pas risquer un conflit en s'y opposant. D'autant que, s'ils s'en sortaient, cela ferait toujours un éventuel adversaire de moins à combattre.

La réponse laconique de Taliesin sembla satisfaire les drows et la tension retomba d'un cran. Le chef de l'escouade jeta un regard rapide vers la crevasse qui servait de sortie à leur petit repaire, puis revint sur le groupe.
" Dans ce cas, mettons-nous en route. Si l'enchantement débute aussitôt le sortilège lancé, Hurzeth sortira dès que cela sera fait. Il les lancera un peu partout, puis partira lui-même dans la direction opposée à la sortie. Nous partirons ensuite. Le seul objectif est de déguerpir. Les naïades ont besoin de leur eau pour survivre, elles ne devraient pas nous suivre dans les couloirs qui quittent la caverne."
Il se tourna vers Taliesin et Martin.
" Je vous déconseille de vous arrêter pour secourir un éventuel blessé. Enfin... Vous en faites ce que vous voulez."

Taliesin ne dit mot mais n'en pensa pas moins.
A présent que Martin veillait sur Jehan, il ne s'éloignerait pas de lui, ne le laisserait pas en arrière. Le contraire ne lui venait même pas à l'esprit.
De toute façon, les choses sérieuses allaient commencer, et il n'aurait plus le temps de tergiverser. Il enchanterait les cailloux, les empaquetterait dans quelque tissu tiré de ses fripes - si les drows ne lui donneraient rien - puis... Ce serait la fuite, périlleuse et incertaine.

Le chef des drows guida le groupe vers la fissure, puis laissa Hurzeth et Taliesin passer devant. L'elfe noir était parfaitement détendu et il attendit que Taliesin ait lancé son sortilège, enchanté ses pierres, pour les enrubanner rapidement dans des lambeaux d'étoffe, puis partir dans le noir. A peine était-il en route que les deux autres elfes noirs surgirent et s'enfoncèrent dans la nuit, Martin et Victor arrivèrent sur leurs traces. La caverne était plongée dans les ténèbres, Taliesin voyait à peine suffisamment pour se déplacer sans heurts. Les drows avançaient, comme ils l'avaient annoncé, sans regarder en arrière. Les suivre semblait la meilleure manière de trouver la sortie.
Martin pressa furtivement l'épaule de Taliesin.
" On va s'en sortir!" annonça-t-il à voix basse, presque joyeux.
Puis il s'élança à son tour.

-Pense à te mettre quelque chose dans les oreilles ! lui souffla l'elfe avant qu'il ne soit trop éloigné.
Sand toute le courtisan avait-il déjà pris cette précaution. Mais, ne l'ayant vu faire, il préférait se fendre d'un conseil peut-être inutile plutôt que de demeurer muet sur ce point.
Il s'assura ensuite que Victor ait bien mis les bouchons qu'il lui avait confectionnés puis procéda lui-même à l'opération. Enfin, il prit le petit garçon dans ses bras - au besoin, il le guiderait par la main lorsqu'ils auraient atteint un terrain moins accidenté - et s'enfonça dans les ténèbres.

Les deux drows avaient déjà pris une certaine avance, progressant sur le terrain accidenté pratiquement à quatre pattes, comme les araignées qu'ils appréciaient tant. Le lac, sur leur gauche, était pareil à un trou noir. La lumière était rare, trop rare pour que le barde puisse avoir une vue d'ensemble de la caverne. Martin avançait un peu sur sa droite, plus proche de la paroi qu'il ne l'était lui-même. Pour quelqu'un qui n'y voyait goutte, il s'en sortait plutôt bien mais Taliesin gagnait déjà du terrain. Pour l'instant, il ne voyait nulle trace des créatures aquatiques. Les oreilles bouchées, il ne pouvait savoir si leur ruse avait fonctionné, si elle était en marche : il n'entendait strictement rien. Il percevait seulement les battements de son coeur, ceux de Victor, et le froid humide de la pierre sous ses mains lorsqu'il devait se raccrocher à une anfractuosité pour escalader un repli du sol. L'enfant était cramponné à lui, attentif. Que pouvait-il guetter, mystère ? Peut-être les odeurs de poisson avarié que dégageaient les aguichantes naïades...

Sourd, à demi aveugle, Taliesin se prenait à regretter Rumoc. La ceinture lui aurait donné des informations précieuses, aurait tempéré cette impression sinistre qui le tenaillait, celle d'un danger latent dont il ne pouvait rien percevoir. Mais l'avoir donnée à Martin était sans doute la meilleure solution, et de loin. Ne lui restait plus qu'à guetter les réactions du courtisan. Sans doute serait-il capable d'en déduire une éventuelle approche ennemie...

Martin progressait toujours, mais plus lentement que l'elfe, et celui-ci fut bientôt à la hauteur du courtisan et en mesure, sans ralentir, de le dépasser. Les silhouettes des elfes noirs étaient désormais à peine perceptibles et ils seraient bientôt avalés par les ténèbres. Martin semblait cependant savoir où il allait, sans doute Rumoc avait-il de meilleurs "yeux" qu'eux tous.
Il y avait une sorte de vent glacé dans la grotte, une sorte de brise paralysante qui les frappait en rafales. Le froid était nettement plus pénétrant que dans la petite grotte qu'ils venaient de quitter. Victor se cramponnait de plus en plus à l'elfe, ce dernier le sentit grelotter. Le vent souterrain portait les odeurs pestilentielles des créatures du lac. Mais elles demeuraient invisibles. Peut-être les drows s'étaient-ils trompés, peut-être avaient-elles toutes regagnés l'eau noire dans laquelle elles se terraient.

Taliesin aurait aimé le croire. Il s'efforçait même de s'en persuader, pour se donner du courage. Malheureusement, il n'arrivait pas à croire que les choses seraient si faciles. Il était trop habitué à avoir la guigne, il avait trop vu l'avidité des naïades pour les penser repues. Et puis, ce vent glacial... Il ne se souvenait pas de l'avoir senti auparavant. Il se demandait quelle en était la cause, s'il ne s'agissait pas là, d'aventure, d'un nouveau maléfice...
Quoi qu'il en soit, il ne pouvait rien faire d'autre que de serrer Victor contre lui pour tenter de lui communiquer un peu de chaleur, rien faire d'autre.que d'avancer...
Chaque nouveau pas les rapprochait un peu plus de la sortie. C'était, au fond, tout ce qui comptait.

Martin s'immobilisa brusquement et son regard aveugle erra sur les ténèbres. Taliesin, juste derrière lui, l'imita. Il vit alors les silhouettes qui se détachaient sur l'ombre. Elles étaient furtives, se dirigeaient vers le lac, presque glissant sur les rochers humides. Il était difficile de les dénombrer car l'obscurité en masquait probablement plus d'une. Impossible de savoir si elles étaient silencieuses - probablement - ou jacassantes. Impossible de savoir si elles répondaient aux pierres, au drow, à autre chose. La bonne nouvelle était que, manifestement, elles s'éloignaient de la direction qu'ils empruntaient.

Si Taliesin, dans une bouffée d'espoir, se prit à croire que leur plan avait fonctionné, cela ne l'empêcha pas d'envisager une autre possibilité. Leurs ennemies ne seraient-elles pas en train de fuir un danger plus grand encore que celui qu'elles représentaient ? Un danger qui serait à l'origine de cette brise étrange ?
Cela, malheureusement, ils ne pourraient le savoir qu'en avançant. A moins que...
L'elfe rejoignit discrètement Martin.
-Rumoc... souffla-t-il. Si tu n'as rien perçu d'effroyable devant nous, il vaut mieux ne pas traîner et profiter de l'aubaine.
A tout hasard, il se libéra une main et la posa sur la ceinture. Il ne savait pas si ce contact suffirait a établir la communication télépathique, ni même si Rumoc était capable de parler dans l'esprit de deux personnes en même temps. Mais il ne perdait rien à essayer. Et, au pire, l'attitude du courtisan l'informerait, dans une certaine mesure, de la situation.

Rumoc intervint télépathiquement, mais dans un murmure tout de même, comme s'il rechignait à dépenser trop d'énergie dans leur échange.
Je ne sais pas s'il en reste devant, ni combien. Les drows continuent à avancer. On entend les pierres, à présent. Pas très fort, mais suffisamment. Je pense que les naïades ont mordu à l'hameçon... Certaines en tout cas.
Martin sourit à Taliesin sans le voir, puis se remit en marche, précautionneusement. Jehan était toujours aussi inerte. Victor semblait inquiet, mais il ne dit rien.

L'elfe était également inquiet.
Il craignait que cet arrêt dans leur progression leur soit préjudiciable, qu'ils viennent à regretter ces quelques instants perdus.
Il craignait, à l'inverse, que leur marche les précipite vers un péril inconnu, qu'ils se retrouvent bientôt pris en étau entre ce danger et les naïades.
Il n'aimait pas sa surdité, son quasi aveuglement, son absence de sorts offensifs, son désarmement.
Bref, il se sentait impuissant, menacé.
Il avança néanmoins, plus aux aguets que jamais. Il se rassurait comme il pouvait en se disant que la sortie les attendait peut-être, dégagée. En se disant que, dans le pire des cas, il pourrait toujours se rendre invisible, récupérer Jehan, se précipiter vers la liberté.

Au bout de quelques minutes de marche silencieuse et glaciale, ils arrivèrent en vue des drows. Martin les "perçut" un peu avant Taliesin, mais ne put que lui faire un geste imprécis, qui s'éclaira lorsque l'elfe devina la silhouette des elfes noirs, arrêtés un peu plus loin. L'un et l'autre avaient dégainé leurs épées et se tenaient aux aguets, dissimulés partiellement par des rochers.
Plus loin, comme le barde l'avait probablement deviné, se trouvait la sortie de la caverne. Et il y restait un petit contingent d'une demi-douzaine de naïades, fébriles, qui scrutaient la nuit avec intensité.

Paradoxalement, ce tableau pourtant peu réjouissant soulagea presque Taliesin. Il s'était vraiment attendu à pire... Mais, le premier moment passé, une froide analyse de la situation le ramena à la réalité. Six créatures environ leur bloquaient le passage. C'était beaucoup.
Il songea un instant à se rendre invisible, à récupérer Jehan, à contourner l'obstacle qu'elles constituaient. Mais les naïades, attentives, l'entendraient sûrement passer. Pire, elles repéreraient peut-être son incantation...
Ils pouvaient aussi les combattre. Solution guère plus encourageante : seuls les drows étaient armés. Lui-même pourrait les seconder en lançant quelques sortilèges plus ou moins efficaces mais cela serait-il suffisant ? L'affrontement finirait immanquablement par attirer les autres monstres aquatiques. Il faudrait donc être rapide, décisif...
Hésitant, ne sachant que faire, le barde opta pour l'attente. Il aviserait en fonction de ce que décideraient les elfes noirs.

Cet instant de flottement dura quelques secondes seulement, même s'il parut sans doute plus long à ceux qui hésitaient sur la marche à suivre. Les deux drows échangèrent un regard puis le premier tâtonna sur le sol jusqu'à trouver une pierre. Ruse éculée s'il en était. Il la lança cependant par dessus le groupe de créatures et elle alla ricocher quelque part dans les ténèbres. Ou du moins Taliesin le supposa-t-il. Les naïades tournèrent toutes la tête dans cette direction lointaine, d'un seul mouvement parfaitement synchrone, un peu comme les poissons ou les oiseaux agissent de concert. Mais les drows s'étaient mis en mouvement avant même la chute de leur projectile. Aussi, la première créature fut-elle décolletée sans avoir eu le temps de reprendre sa pose vigilante. La seconde brandit sa lame juste à temps pour bloquer une première estocade mais ne put résister au poids de son adversaire qui l'envoya valdinguer sur le sol. Les quatre autres se mirent à crier, à en croire l'expression outrée de leur visage et la rondeur acérée de leur bouche. Martin se mit à courir vers la mêlée.

Une fois n'est pas coutume, Taliesin ne tergiversa pas.
Il y avait encore cinq naïades valides. Peut-être bientôt quatre. Dans les deux cas, elles étaient assez nombreuses pour tenir tête aux drows, voire pour gêner la fuite de Martin - incapable de se défendre à cause des ténèbres et de la charge que représentait Jehan - ainsi que la sienne.
Il devait donc intervenir. Sans doute les autres créatures, attirées par les sons qu'il avait créées, étaient-elles trop éloignées pour surgir dans l'instant.
Aussi déposa-t-il Victor à ses pieds, veillant à rester contre lui afin que l'enfant ne panique pas et reste immobile. Puis il entreprit de jeter un sort sur l'un des monstres indemnes :

Taliesin --> Cécité --> Naïade

Ensuite, si tout allait bien, il récupérerait Victor et foncerait vers la sortie.

Le temps que Taliesin termine son incantation, le second drow avait tué son adversaire et tentait de se frayer un passage vers la sortie. Le barde ne pouvait plus se permettre de tergiverser : il était manifeste que l'objectif des elfes noirs était de s'enfuir, pas de tuer toutes les créatures. Martin était juste derrière un des drows, au coeur des combats, et il fit un écart brusque, qui lui permit d'esquiver un coup d'épée circulaire. Celui-ci sectionna le bras d'une naïade dont le visage carnassier se mua en une grimace haineuse. Elles n'étaient plus que deux à barrer la sortie, tandis que celle que Taliesin avait aveuglée chantait manifestement à pleins poumons. Le second drow se tourna vers le lac avec une expression inquiète. Quelque chose venait. Il fallait forcer le passage.

C'est cette expression qui dissuada Taliesin d'incanter à nouveau, que ce soit pour aveugler une autre naïade ou pour se rendre invisible.
Il avait dû surestimer l'éloignement de la horde ennemie. Et il se retrouvait à lui tourner le dos, première proie sur sa route...
Il ne pouvait plus aider ses compagnons, avait fait tout ce qu'il lui était possible pour affaiblir leurs ennemis. A présent, seule la fuite importait.
Il reprit donc Victor dans ses bras, le serrant étroitement, espérant peut-être le protéger de coups éventuels. Puis il s'élança.

Il régnait une certaine confusion dans l'espace étroit juste devant la sortie. Les naïades semblaient prêtes à tenter le tout pour le tout, en dépit des lames qui les menaçaient. Les drows combattaient de manière frénétique, même s'ils n'étaient plus qu'à un contre un, une position éminemment plus confortable que les affrontements de la veille. La dernière naïade valide s'était désintéressée des elfes noirs pour approcher le courtisan et son fardeau, la lame brandie. Même sans la voir, Martin semblait conscient de sa présence car il se déplaçait en crabe vers la crevasse, espérant contourner le drow qui la bloquait. Ce dernier porta une estocade à son adversaire puis, sans attendre, abandonna sa lame dans sa panse, et lui passa dessus pour s'engouffrer dans l'ouverture. Martin chargea alors sa propre ennemie, la percuta comme un buffle, puis, titubant, gagna à son tour la sortie. Taliesin et Victor arrivèrent juste derrière, suivit par le dernier drow, qui avait renoncé à affronter sa créature. Son visage dénotait ce qu'il avait aperçu, mais il n'était plus temps de se retourner pour prendre la mesure de la menace. Il fallait courir, droit devant, dans un couloir obscur, et mettre le plus de distance possible entre le lac et leurs carcasses.

Ils étaient passés !
Le barde n'arrivait pas à y croire. Et même s'ils n'étaient pas tirés d'affaire, loin s'en fallait, ce premier succès lui donna des ailes, lui conféra un regain d'énergie qu'il employa aussitôt en accélérant sa course.
Il n'en était pas pour autant euphorique, n'en oubliait pas leur situation. Ils avaient des naïades affamées aux trousses. Une foule de naïades.
Restait à espérer qu'elles se décourageraient vite ou, comme l'avaient supposé les drows, qu'elles n'oseraient pas trop s'éloigner de leur lac.
Restait aussi à espérer que personne ne trébucherait dans les ténèbres ou ne serait frappé par derrière...

Il courut dans le noir mais dut bientôt ralentir son allure. Le tunnel était étroit, parfois franchement escarpé, extrêmement sombre, et il trébucha plus d'une fois. Le drow qui le suivait le rattrapa et le doubla sans même lui jeter un regard. Le barde reprit sa route mais il lui apparut bientôt nécessaire de marcher. On n'y voyait pratiquement rien. Des obstacles surgissaient du sol comme du plafond, des éboulis de rochers glissaient sous ses pieds, la pente du conduit changeait brusquement d'orientation, le corridor virait brusquement à droite ou à gauche, sans prévenir.
Au bout d'un moment, Victor tira sur la manche de Taliesin et fit mine de mettre pied à terre.

Mais Taliesin ne l'entendait pas de cette oreille et, pour signifier son refus, il serra l'enfant un peu plus fort contre lui.
Il n'entendait rien et n'avait pas pu regarder une seule fois en arrière : maintenir son rythme de progression sans s'étaler requerrait toute son attention. Par conséquent, il ne savait pas si les naïades le talonnaient ou si elles avaient déjà abandonné la poursuite.
En son for intérieur, il penchait cependant pour la première hypothèse. S'il en avait été autrement, Rumoc aurait averti Martin, lequel aurait ralenti pour l'attendre. Or, il ne l'avait toujours pas rattrapé, était toujours seul au milieu des ténèbres.
Aussi était-il décidé à avancer le temps qu'il faudrait. Éventuellement, si le chemin devenait régulier sur une certaine distance, il risquerait un coup d'œil par dessus son épaule. Éventuellement...
Et en attendant, avancer, avancer toujours.

Et il continua donc sa progression difficile. Il était désormais complètement seul dans sa bulle de silence et de ténèbres, seul avec Victor, bien sûr. Le gosse abandonna toute tentative de le faire lâcher prise et se laissa porter. Il pesait lourd, il faisait froid, et l'elfe n'avait aucun repère. L'épaule qu'il avait heurtée était endolorie. Il commençait à ressentir les effets de la faim et de l'angoisse des dernières heures. La fatigue. Le couloir ne semblait pas vouloir lui laisser de répit, même s'il s'était élargi. Une goutte glacée tomba du plafond dans son cou. Il n'y avait plus trace du drow qui le précédait ni de personne d'autre. Puis il parvint à une bifurcation. Un couloir plongeait vers la gauche, un autre remontait vers la droite. Il fallait prendre une décision rapide s'il voulait ne pas perdre son rythme. Ou son avance.

Le barde se sentit gagné par un début de panique... mais trancha en un instant.
Il craignait de faire une erreur, bien sûr. De s'égarer. De les conduire tous deux à la mort. Mais... Les drows avaient voulu rentrer chez eux. Dans les profondeurs les plus obscures du monde. Ils avaient donc descendu continuellement.
Et par conséquent, lui devait monter. Toujours.
Ce qu'il fit.
Évidemment, le tunnel qu'il avait négligé pouvait changer d'orientation après quelques dizaines de mètres. Toutefois, il ne se souvenait pas d'une rude ascension juste avant leur arrivée dans la grotte maudite.
Restait à espérer qu'il ne se souvenait pas mal...
Le petit garçon serré contre lui, il avança, pas après pas. Il savait qu'il ne pourrait plus continuer ainsi très longtemps. Pourtant, il était décidé à le faire jusqu'à ce que ses forces l'abandonnent, jusqu'à ce qu'il s'écroule sans pouvoir se relever.
Il n'était pas très endurant, pas très solide. Mais, en certaines occasions du moins, il ne manquait pas de volonté. Or, en la circonstance, ils venaient d'échapper à une mort effroyable. Jehan était vivant. Victor était vivant.
Il ne devait pas tout gâcher. Il devait au contraire, une fois n'est pas coutume, se montrer à la hauteur.

La cavalcade obscure de Taliesin s'interrompit un peu plus loin, un peu plus tard. Evidemment, dans ce silence solitaire, le temps et l'espace semblaient déformés et le barde avait sans doute l'impression de cheminer péniblement depuis des heures, sur des lieues interminables. Il déboucha dans une petite grotte extrêmement sombre mais devina quelques silhouettes. L'absence de lumière dans ce gouffre souterrain paralysait ses sens elfiques qui, généralement, parvenaient à décupler le moindre rayon pour distinguer le monde. Mais ses compagnons étaient là. Difficile de savoir qui était où. Quelqu'un sur sa gauche, appuyé à la paroi. Deux autres face à face, sur la droite. Plus personne ne semblait courir.

Taliesin fit encore quelques pas puis, après une ultime hésitation, il déposa Victor à terre.
Martin et les Drows étaient plus endurants que lui. S'ils avaient juste eu besoin d'une courte pause, il ne les aurait jamais rejoints. Et même s'ils avaient voulu l'attendre alors que les naïades les talonnaient toujours, ils ne lui auraient pas laissé le temps de se reposer, seraient repartis sitôt qu'il aurait paru. Or, ils ne donnaient aucun signe de vouloir se remettre en route.
La poursuite devait donc être terminée. Au moins temporairement.
Aussi, gardant une main sur l'épaule de l'enfant, il leva l'autre, l'approcha de son oreille droite. Il allait retirer le bouchon. S'il entendait le moindre son rappelant le chant des créatures aquatiques, il le remettrait immédiatement en place. Sinon... Il l'ôterait complètement.

Mais il n'entendit rien de tel. A sa gauche, quelqu'un respirait laborieusement, peut-être épuisé par la longue course. Devant lui, les deux silhouettes s'invectivaient. L'une était Martin, l'autre, fatalement, un drow.
"... pas pour un crétin. Tu pensais qu'un peu de sang allait concentrer leurs attaques, n'est-ce pas ?"
Jehan était à terre, couché. Taliesin devina sa silhouette.
" Mais tu te trompes de cible si tu penses que je suis homme à me laisser prendre à ce genre de jeu... A genoux !"

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