La Couronne de Cuivre

Si la piste se traçait au fur et à mesure qu'on avançait, cela voulait-il dire que le shaman ne définissait pas de point d'arrivée ? Dans ce cas, effectivement, la suivre était absurde, et Dymphéa avait raison...
" Je voudrais surtout être rassurée sur son sort. Et voir si je peux l'aider, d'une façon ou d'une autre. En fait... je me dis que ce serait trop bête qu'il soit simplement à bout de forces quelque part, incapable d'agir, et qu'il attende de l'aide. Mais à la réflexion, je ne pourrai sans doute rien faire pour l'aider, il doit sûrement pouvoir contacter Sheldon s'il a besoin d'une aide efficace, par exemple s'il faut le transporter jusqu'à la pierre. Et il n'y a peut-être pas d'urgence, peut-être que nous pourrions le localiser une fois que les montequins seront partis. Ça ne ferait que repousser de quelques jours, ça n'a peut-être aucune importance. Mais tu vois... tu dis que tu te sens redevenir elfique à cause de ce qu'ils ont fait à la pierre. Est-il possible que Neffen perde lui aussi une partie de son essence, peu à peu, et qu'il y ait urgence à agir ? Je ne sais pas exactement quelles conséquences tout ça a sur lui. Imagine qu'il soit perdu, désorienté, ou inconscient, ou qu'il ne sache plus qui il est et ce qu'il doit faire ? Qu'il songe à quitter la vallée, par exemple ? Ou qu'il perde peu à peu ses pouvoirs de shaman, y compris son affinité avec sa pierre, son lien avec elle ?"
Elle songea à nouveau à cette discussion, avant Montequine. Il craignait que l'attrait de la liberté humaine ne lui fasse quitter la harde, et elle se souvenait de sa promesse. Mais il n'était plus sous forme humaine... Et puis, s'il songeait à quitter la harde, il ne laisserait pas de piste pour la guider jusqu'à lui, ce serait complètement absurde.
" Voilà toutes les questions que je me pose. Je suis inquiète. Mais si je le trouve et qu'il n'y a réellement plus rien à faire pour sauver la harde, qu'il n'est pas capable de réparer la pierre... je crois simplement que je ne voudrais pas le laisser seul avec ce fardeau, et juste être là pour le soutenir jusqu'à la fin..."
Elle sentit son coeur se serrer et soupira.
" En vérité, je me rends bien compte que je ne pourrai sans doute l'aider en rien. Juste l'accompagner, être là. Tu penses que j'ai tort de vouloir le chercher, que j'évalue mal la situation, que mon inquiétude m'induit en erreur, me fait imaginer n'importe quoi ? Tu l'as vu plus récemment que moi... Tu dis qu'il n'était plus lui-même, mais à quel point ? Parce qu'en y réfléchissant, s'il avait eu un moyen de réparer la pierre, il l'aurait utilisé, j'imagine... Est-ce qu'il t'a donné l'impression d'être désorienté, de ne plus savoir ce qu'il devait faire ? D'être trop à bout de force ? Et il n'a laissé absolument aucune indication sur ses intentions ? Et tu semblais certaine, aussi, qu'il ne s'attendait pas à ce que je revienne... Je ne sais plus, à force de réfléchir, je doute de plus en plus... J'avais juste voulu suivre mon coeur... Je dois le retrouver, je le sens au plus profond de moi... mais peut-être n'est-ce pas le bon moyen."

Dymphéa la dévisagea, manifestement interdite.
" Neffen n'est pas réellement un être, Astrée. C'est une émanation. Il ne nait pas. Il est... la personnification d'une essence. Tu ne peux pas le soigner, le réconforter, comme s'il était un humain ou même un autre centaure. Tu projettes des émotions humaines... violentes, incontrôlables, fragiles... sur quelque chose qui nous échappe à tous. Nous ne savons même pas s'il est en vie. Il ne l'a peut-être jamais vraiment été. C'est le shaman. Ce n'est pas n'importe qui."
Elle secoua la tête.
" Je ne sais pas quoi te dire."

" Tu as raison, soupira Astrée. Je comprends mal ce qu'est le shaman. Après tout, si toi, qui es centaure, tu ne peux comprendre ce qu'il est, comment le pourrais-je, moi qui suis humaine ? J'ai eu le sentiment de lire des émotions sur son visage, parfois, mais sans doute n'ai-je fait que projeter ce que j'imaginais... C'est un caméléon, comme me disait Byron. Mais tout de même, il m'a parlé un jour, avant d'aller à Montequine, de sa crainte de perdre son essence en se transformant en humain, et il m'avait donné le moyen de lui rendre son essence si jamais la tentation de rester humain était forte... mais peut-être que j'ai mal compris, et puis les choses sont différentes de toute façon : là, s'il perd son essence en même temps que la harde perd la sienne, il disparaît, il meurt, je suppose... et le petit sachet de poudre qu'il m'avait confiée n'y pourra plus rien."
Et puis, même s'il la lui avait tendue en disant qu'elle était son essence, cette poudre n'était-elle pas avant tout un moyen de dissiper l'enchantement ? Il n'y avait rien de tel aujourd'hui...
Elle soupira.
" Bon... En résumé, pour sauver Neffen il faut sauver la harde. Mais pour sauver la harde, il faudrait réparer la pierre. Et il est probable que seul Neffen le puisse. Donc effectivement, tout est perdu."
Elle était fatiguée. Elle avait envie de pleurer. Neffen devait savoir qu'il fallait réparer la pierre, et si cela avait été en son pouvoir, il l'aurait fait. Elle s'épuisait pour quelque chose d'impossible.
" Peut-être qu'il faut chercher un autre moyen de réparer la pierre... Mais tu as raison, je suis trop fatiguée pour réfléchir, pour comprendre la situation. Je ne fais que courir en tout sens depuis quelques jours, alors que je suis probablement impuissante à agir. Je ne sais plus quoi faire. Je suis trop têtue pour abandonner, je cherche désespérément une solution, mais je commence à penser qu'il n'y a rien que je puisse faire... Et pourtant j'aimerais tellement."
Trouver Neffen. C'était son leitmotiv depuis deux ou trois jours déjà. Y avait-il un autre moyen de réparer la pierre et de sauver la harde... et donc Neffen ? Elle ne voyait pas. Elle était trop épuisée, sans doute. Et puis, avec son coeur d'humaine... pour elle Neffen était aussi un être vivant, capable de sentiments, d'erreurs, de regrets, de confiance, d'amitié... C'était sans doute parce qu'elle voyait les choses à travers ses perceptions d'être humain. Dymphéa connaissait tout cela mieux qu'elle, elle devait lui faire confiance. Même si le shaman restait aussi un mystère -volontairement ?- pour les centaures, leur vision des choses était certainement plus proche de la réalité que la sienne.
Sauver Neffen... si seulement elle avait su comment....

Dymphéa resta silencieuse, cette fois. Les interrogations d'Astrée ne lui évoquaient sans doute rien de plus que ce qu'elle lui avait déjà dit. La vallée était immense, le shaman pouvait se trouver n'importe où, et il n'était pas certain que la rôdeuse puisse faire quoi que ce soit pour lui, ni lui pour sa pierre. Dans quelques jours, les Luméniens arriveraient et mettraient fin à la situation, mais il n'était pas certain qu'il resterait grand chose à sauver. Quelques centaures épars dans la vallée, sans doute, qui pourraient reconstruire leur vie, à défaut de leur harde.
La vieille femme soupira et se releva.
" Je ne suis pas celle qui t'apprendra à renoncer."

Astrée sourit tristement.
" Non. Je ne renonce pas tant qu'il reste la moindre parcelle d'espoir, jamais. Neffen est bien placé pour le savoir d'ailleurs. J'ai trop d'affection pour lui pour l'abandonner ainsi. Même si tu dis qu'il n'est pas vraiment un être vivant... moi qui ressens les choses avec mon âme d'humaine, je l'aime du fond du coeur et je dois l'aider... et aussi aider la harde, ce qui revient un peu au même. "
Elle soupira.
" Le seul problème est d'en trouver le moyen. Je ne sais plus ce que je dois faire... Il y a peut-être une solution, mais elle m'échappe. J'espérais que tu aurais une idée, mais peut-être que je ferais mieux de revenir en arrière avec toi. Il est probable que cette piste ne mène pas à lui mais à la mort, comme tu le disais. Qu'elle m'éloigne, en tout cas, dans la mauvaise direction. Tu as raison, il ne l'a sûrement pas laissée pour moi, il ne croyait pas que je reviendrais... c'est ce qu'il t'a dit ?"
Pourquoi disait-elle, tout à l'heure, que Neffen lui avait laissé un choix ? Avait-il réellement dit quelque chose de ce genre à la harde ?

Dymphéa soupira.
" Neffen m'a raconté votre rencontre. Tu as abandonné Reynald, puis tu es retournée vers lui. Voilà où tu as placé ton choix. Ou plutôt ton incapacité à faire des choix. On ne peut ménager l'arbre et le bûcheron. A présent, tu as perdu Neffen et Reynald. Est-ce que tu ne crois pas qu'il y a un enseignement à tirer de tout ça ?"

Astrée haussa les épaules.
" Tu parles presque comme Neffen... Et je comprends bien que c'est ainsi qu'il a interprété mes actes. Pourtant, je n'ai pas eu un seul instant l'intention d'abandonner ni Reynald ni Neffen. J'ai laissé Reynald pour trouver de l'aide, parce que la situation dépassait mes compétences.. et ensuite j'ai laissé Neffen pour venir en aide à Reynald, bien sûr, mais c'était aussi parce que sauver Reynald était nécessaire pour sauver la harde. Pour moi, il n'y avait pas d'autre possibilité, pas de choix réel. Neffen m'avait dit que je n'étais d'aucune utilité ici, qu'il fallait une aide extérieure forte... S'il m'avait dit qu'il avait besoin de mon aide, qu'il ne tiendrait pas les quatre jours, je serais restée, mais j'ai cru que libérer Reynald était aussi le meilleur moyen à ma disposition pour aider la harde... En revanche, avant-hier, j'ai dû choisir, renoncer définitivement à libérer Reynald puisque c'était hors de portée et que ça n'était plus nécessaire pour sauver la harde, et j'ai choisi de revenir ici pour voir si je pouvais y être utile. Je ne pensais pas arriver trop tard..."
Mais non, décidément, elle passait son temps à arriver trop tard. Neffen savait-il qu'il ne tiendrait pas quatre jours ? Croyait-il qu'elle l'avait abandonné ? Elle soupira.
" Tout ça me dépasse. Je ne sais pas s'il faut en tirer une leçon. Oui, c'est vrai, je ne sais pas renoncer, je m'accroche toujours à l'espoir. C'est vrai, je voulais à la fois sauver Reynald et sauver Neffen, et je pensais que ça n'était pas incompatible, puisqu'aider l'un aiderait l'autre. Je n'ai pas su faire les bons choix pour les aider, sans doute, je les ai fait en fonction de ce que je jugeais le plus urgent. Tu crois que c'est vraiment une incapacité à choisir ? Je voulais juste aller là où je croyais pouvoir être le plus utile. A agir ainsi dans l'urgence, il est vrai que j'ai couru dans tous les sens sans réussir à rien faire, à part peut-être pour Kess. Pourtant je n'ai jamais perdu de vue l'objectif de sauver la harde, tout ce que je faisais me semblait aller dans ce sens. Mais je me suis trompée. Et j'ai perdu Neffen... Et je m'en veux terriblement, et je ferais n'importe quoi pour réparer cette erreur. Pour le retrouver, vivant..."
Elle baissa la tête, au bord des larmes. Elle ne faisait que des erreurs, depuis le début de cette aventure. Elle avait réussi à rattraper in extremis les précédentes, avec beaucoup de chance et d'aide extérieure... mais le pourrait-elle cette fois-ci ? Elle ne voyait vraiment pas comment. Rien ni personne ne l'y aiderait, et il faudrait un miracle pour retrouver Neffen. Il lui avait dit de suivre son coeur, et c'est ce qu'elle avait fait, à chaque instant, sans imaginer une seule seconde que ça le mettait en danger au lieu de l'aider. Ce n'était pas vraiment une question de vouloir ménager l'écureuil et le gland, ou le bûcheron et l'arbre cette fois. Elle avait juste fait des choix sans pouvoir anticiper leurs conséquences...

Dymphéa soupira.
" Astrée... Je ne sais pas quoi te dire. Sinon que je ne pense pas que Neffen pensait avoir besoin de ton aide, non, sinon pour faire venir les Luméniens jusqu'à nous et nous libérer du danger que représentent les Montequins. A présent, tu veux... le trouver... et... je ne sais pas quoi faire, exactement."
Elle pinça les lèvres.
" Je l'entends bien mais, comme je te l'ai dit, je ne peux pas t'aider. Je ne sais pas où est Neffen."

Astrée soupira.
" Je sais..."
Personne ne pouvait savoir où était Neffen. Leanne pourrait le contacter... mais il fallait trouver Leanne, ce qui était à peine moins difficile. Et Sheldon, avait-il un moyen de localiser son shaman ? Elle ignorait tout du lien entre eux. Et de toute façon elle ne savait pas non plus où trouver Sheldon.
Elle se sentait le coeur infiniment lourd. Elle ne pouvait pas renoncer, pas comme ça. Elle ne pouvait pas abandonner Neffen. Elle sentit des larmes perler. Envie de mourir... écho d'anciennes souffrances, d'anciens renoncements. Elle ne pouvait rien faire pour sauver Neffen, comme elle n'avait rien pu faire autrefois. Et c'était une souffrance intolérable.
" Peut-être que je devrais retourner vers la pierre. Peut-être... que je peux empêcher la pierre de saigner, comme j'ai tenté de le faire déjà l'autre jour. Ça ne servira sans doute à rien, et c'est sûrement trop tard, mais je ne vois rien d'autre à tenter. Il faudrait un miracle pour que je croise Leanne, mais on ne sait jamais..."

Dymphéa ne dit rien, l'expression soucieuse. Mais comme elle l'avait déjà dit, elle n'avait pas l'intention de s'opposer aux décisions de la rôdeuse.
" Essaie de ne pas t'aventurer n'importe où et n'importe comment... La vallée ne t'épargnera pas parce que tu cherches le shaman... Il est proche de la nature, mais elle ne lui est pas subordonnée, dit la centaure. Et je te souhaite bonne chance. Tu vas en avoir besoin."
Puis, sur un dernier sourire triste, elle fit volte-face et repartit de son pas léger vers les taillis proches.

Astrée l'observa s'éloigner avec un brin de tristesse. Elle savait que la centaure ne l'accompagnerait pas, ce serait désobéir aux ordres. Elle allait donc se retrouver seule, à nouveau. Peut-être Dymphéa avait-elle raison, peut-être devrait-elle la suivre et faire comme elle. Mais elle ne pouvait pas renoncer à agir, aussi minime que soit sa marge de manoeuvre, aussi dérisoire que soit l'espoir. Elle ne renoncerait que lorsqu'il n'y aurait plus rien à tenter.
" Merci encore pour tout à l'heure, Dymphéa. Je te dois la vie... Et sois prudente, toi aussi," lui lança-t-elle en la saluant d'un dernier signe de la main.
Avec un soupir, elle observa l'endroit où elle se trouvait, essayant de se remémorer les directions qu'elle avait suivies, de situer où était la pierre. Peut-être n'avait-elle pas besoin de refaire tout ce chemin dangereux en sens inverse, peut-être y avait-il plus court ? En repartant là d'où venait Dymphéa, peut-être ? Elle était en tout cas bien déterminée à suivre ses conseils et à se montrer extrêmement prudente, pour ne pas se faire tuer bêtement par un fauve ou un groupe de Montequins.

Il y avait peut-être moyen d'emprunter un raccourci, mais compte-tenu du terrain, c'était relativement incertain. En prenant droit vers le sud, elle finirait sans doute par retrouver des zones moins sauvages et accidentées, et la rivière qu'elle voyait devait bien s'écouler quelque part, même s'il paraissait peu probable qu'elle soit la même que celle qu'on trouvait plus bas dans la vallée. La clairière qu'elle cherchait n'était pas immense, cependant, et elle pouvait tout aussi bien la manquer en s'aventurant dans des endroits qu'elle ne connaissait pas encore. C'était un risque. Il lui faudrait de toute façon bien plus d'une journée de marche pour atteindre à nouveau la pierre.

Astrée hésitait. Elle songeait à sa corde, toujours accrochée à la falaise de l'autre côté de la rivière. Elle avait peut-être intérêt à faire tout simplement demi-tour... mais à condition que cela ne l'oblige pas à s'aventurer à nouveau dans les marécages, et seulement si l'escalade de la falaise lui semblait sans risque. Dans le cas contraire, elle renoncerait et chercherait un autre itinéraire. Avec un peu de chance, elle n'aurait pas besoin de sa corde. Avec un peu de chance...
Oublie ça... ta chance, tu l'as sans doute épuisée lors de tes mésaventures à Montequine. Il ne reste que Beshaba pour se pencher sur ton destin...
Non, elle était injuste. Elle avait eu une chance inouïe que Dymphéa arrive à temps. Mais chance ou pas, il valait mieux récupérer d'abord sa corde si c'était faisable sans trop de risques, puis rebrousser tout bêtement chemin, en faisant très attention lorsqu'elle approcherait du secteur où elle avait trouvé les cadavres humains.

Et elle reprit donc son périple en sens inverse. La fatigue était toujours présente, le chemin n'était pas plus facile à emprunter en sens inverse, toujours traître et accidenté, toujours incertain. De surcroît, lorsqu'elle atteignit la falaise, il se mit à pleuvoir. Elle était déjà trempée à cause de la rivière qu'elle avait dû traverser et avec ce torrent printanier dégringolant du ciel, il lui apparut qu'elle ne pourrait jamais remonter sans se rompre le cou. Elle dut donc abandonner sa corde et longer la falaise par le bas, dans un décor herbeux et arboré, presque tranquille, mais que la pluie martelait sans pitié. Petit à petit, le terrain changea, devenant plus vallonné, puis elle put remonter vers les hauteurs et se mettre à la recherche de la piste qu'elle avait perdue plus tôt. Mais le ciel glissait vers la nuit, déjà. Une nuit de plus dans la broussaille, en solitaire.

Elle s'écarta de la piste pour chercher un endroit où passer la nuit. Elle n'oubliait pas que des humains étaient peut-être en train de suivre les traces en sens inverse : il vaudrait mieux, le lendemain, s'efforcer de prendre un itinéraire parallèle, longeant la piste à quelque distance, pour ne pas se trouver nez à nez avec l'inconnu qui l'avait pistée la veille, accompagné de ses camarades.
Mais pour l'heure, l'urgence était de se reposer. Il lui fallait un arbre, haut et solide, pour y installer son hamac, et suffisamment touffu pour l'abriter des regards et un minimum de la pluie. Elle n'avait pas envie de prendre froid à nouveau. Elle n'avait quasiment aucune chance de faire sécher ses vêtements trempés, mais elle essaierait tout de même de se changer pour dormir, en espérant que la couverture et les feuillages suffisent à la garder au sec. Et si vraiment elle ne trouvait rien de valable pour s'abriter des trombes d'eau, il lui faudrait renoncer à dormir en hauteur et se bricoler un semblant d'abri dans un taillis quelconque. En montagne, le froid et la pluie pouvaient être aussi meurtriers que les fauves.

La pluie se calma heureusement et elle put s'abriter sous un arbre. Elle dut cependant se calfeutrer avec soin car, régulièrement, un coup de vent agitait les branches et l'eau qui s'y était déposée en dégringolait en flots serrés. Elle parvint à s'endormir tant bien que mal. Elle se réveilla cependant au coeur de la nuit. Pendant un moment, elle n'identifia pas la cause de son réveil. Un animal fouissait dans les feuilles mortes, quelque part plus bas. Astrée avait faim. Un hibou ulula juste sur sa gauche, terriblement proche. Les nuages s'étaient dissipés et une lune blafarde flottait loin au-dessus d'elle. Sinon rien. Les petits bruits de la nuit.

Il lui fallut quelques temps pour apaiser son inquiétude. Puis la faim, lancinante, l'empêcha de se rendormir immédiatement. Elle se redressa et fouilla dans ses affaires, but quelques gorgées d'eau, trouva un bout de galette abandonné, avant de se blottir à nouveau au chaud sous ses couvertures. Il faudrait qu'elle chasse à nouveau, demain, et qu'elle se trouve quelques fruits, ou mieux, des tubercules. Des oeufs peut-être. Bien sûr, ça prendrait un peu de temps, encore. Trop. Mais au point où elle en était... Il était certainement déjà trop tard non ?
Elle laissa ses pensées vagabonder un moment, sombres, pessimistes. Sauver la harde, sauver Neffen, réparer la pierre. Elle était certaine que Neffen le pouvait, et qu'il était le seul à le pouvoir. Et pourtant, elle était consciente que cette certitude, presque irrationnelle, ne reposait pas sur grand-chose. Elle songea, également, à ses rencontres à Montequine. La vieille Eulalie qualifiait la harde de civilisation primitive qui craignait le changement, Mara parlait du mythe de l'âme centaurine. Non, ça n'était pas un mythe... et elle voulait sauver la harde telle qu'elle était, ne pas la laisser s'éteindre, et tant pis si on les qualifiait de primitifs. Ne pas laisser Neffen mourir, aussi. Et tant pis s'il n'était pas un être vivant comme les autres.
Sentir cette détermination intacte en elle, même si elle savait n'avoir que peu de chance d'aboutir, même si elle n'avait aucun moyen de trouver Neffen, même s'il était peut-être trop tard, l'apaisa quelque peu. Elle ferait tout ce qu'elle pourrait. Ce serait un miracle de réussir, mais au moins aurait-elle la conscience tranquille, la certitude d'avoir tenté l'impossible.
Elle se retourna, encore une fois, et se sentit sombrer à nouveau.

Elle ne put pas dormir longtemps car à nouveau, quelque chose la réveilla. C'était plus proche, cette fois, plus inquiétant. Le hibou ululait toujours, sur la branche juste au-dessus d'elle, et quand elle ouvrit les yeux, il plongea brusquement sur elle, se perchant sur son ventre. C'était un gros oiseau, elle le sentait à son poids, bien qu'elle ne puisse qu'imaginer son apparence à partir de sa silhouette massive. Un grand-duc, certainement.

Elle se réveilla en sursaut, beaucoup plus inquiète cette fois-ci. Deux réveils successifs, ça n'était pas normal. Il y avait quelque chose. Un danger... Un prédateur, peut-être. Un félin, une panthère ? Inquiète, tous les sens en éveil, elle scruta l'obscurité... et sursauta à nouveau en sentant le hibou plonger sur elle. Elle se crispa un instant avant d'identifier l'animal. Drôle de prédateur...
Pendant un instant, elle n'osa pas bouger. Qu'est-ce que cet oiseau faisait là ? Est-ce que... est-ce que ça pouvait être Neffen qui l'envoyait ? Elle n'osait plus l'espérer. Cela dit, ce pouvait aussi être le familier d'un rôdeur centaure... ou même d'un montequin.
Elle se redressa légèrement, très lentement, et, machinalement, elle essaya d'entrer en contact avec lui, de percevoir ses intentions. Peu probable qu'elle y arrive : ça n'était pas un oiseau ordinaire.

Elle n'y parvint effectivement pas et l'oiseau la gratifia d'un ululement, avant de s'envoler sur une branche voisine. Elle devinait le reflet de la lune dans ses grands yeux. Il se bougea pas, comme en attente. Le vent soufflait doucement dans les branches mais hormis ce murmure, il n'y avait aucun bruit alentours.

Ami ? Ou ennemi ? Elle n'en savait rien. Il pouvait être envoyé par Neffen, par un centaure, ou par un montequin. Une chose était certaine, il l'avait repérée, et on propriétaire allait probablement se rapprocher à son tour. Il lui semblait qu'un montequin aurait sans doute demandé à son familier de ne pas se faire voir, pour pouvoir la surprendre...
Quoiqu'il en soit, malgré la fatigue accumulée, elle n'osait pas se rendormir. En y réfléchissant... l'oiseau l'avait volontairement réveillée. Donc, non, ça n'était sans doute pas un ennemi, et son propriétaire n'était probablement pas loin. Ou peut-être qu'il voulait la guider ? Mais il faisait bien trop sombre pour ça.
Elle décida cependant de s'habiller, et de ranger ses affaires, observant les réactions de l'oiseau, écoutant également se qui se passait au-dessous. Elle resterait tout de même assise dans son hamac, enveloppée dans son manteau, prête à descendre. Elle ne savait pas combien de temps il lui fallait attendre... Et si l'oiseau donnait des signes d'impatience, elle descendrait.

L'oiseau donna des signes d'impatience et s'envola vers le bas. La rôdeuse vit alors quelque chose luire au sol, en contrebas. Des petits points de lumière argentée, parsemant le tapis de feuilles, indistincts à cette hauteur. Et qui semblaient former comme un sentier s'éloignant dans la forêt...

Cette fois, elle n'hésita plus un instant. C'était Neffen, sûrement, ça ne pouvait être que lui. Elle sentit son coeur se gonfler d'espoir, et se laissa glisser aussitôt à bas de l'arbre, pliant en hâte son hamac. C'était le shaman, il était vivant, et il avait encore la force de la guider, contrairement à ce qu'avait dit Dymphéa. C'était fantastique...
Le coeur plus léger, elle s'engagea sur l'étrange sentier de lumière. Bon, ça pouvait aussi être autre chose, sans doute, même si elle ne voyait pas qui, ou quoi, à part Neffen, créerait un tel chemin lumineux pour elle. Elle n'oubliait pas non plus les conseils de prudence de Dymphéa : il pouvait y avoir des prédateurs rôdant dans les parages. Elle resta donc aux aguets, s'obligeant à écouter les bruissements de la nature autour d'elle. Mais elle avançait néanmoins aussi vite qu'elle l'osait.

La piste était composée de champignons luminescents et s'avançait dans un sous-bois clairsemé, tranquille. Le hibou volait devant elle, sans se presser, de branche basse en branche basse. Elle eut l'impression de marcher quelques minutes seulement avant de déboucher dans une clairière dégagée. Au centre de celle-ci se trouvait Neffen. Ou plutôt une version éthérée de lui, faite de lumière argentée. Il la regarda approcher avec un sourire tranquille, sans rien dire.

" Neffen...," murmura-t-elle en s'approchant.
C'était lui... et ça n'était pas lui. Une sorte de fantôme, d'esprit. Peut-être était-il ailleurs ? Ou peut-être n'était-il plus... Elle sentit son cœur se serrer d'angoisse. Qu'est-ce que cela signifiait, en réalité ?
Elle s'arrêta face à lui, levant les yeux vers les siens.
" Neffen... Tu ne peux pas savoir comme je suis soulagée de te voir. Dis-moi, je t'en prie... Que puis-je faire pour t'aider ? Pour aider la harde ?"
C'était direct, comme interrogation. Mais elle ignorait le temps dont elle disposait pour lui parler.

Il sourit.
" Rien. Rien du tout. Mais je suis venu pour t'aider toi."
Il haussa les épaules.
" Vas-tu me suivre ?"

" Oui, bien sûr... "
Elle n'avait pas besoin d'aide. C'était lui qui en avait besoin. La harde se mourait... Mais peut-être ne pouvait-elle rien pour lui ? Était-ce ce qu'il voulait dire ?
" Je te suis, où tu voudras... Mais il me semble que tu as bien plus besoin d'aide que moi."
Elle hésita, puis ajouta.
" Pourquoi apparais-tu ainsi ? Sous cette forme... non physique ?"

Il s'était mis en route entre les arbres.
" Mon corps est devenu inutile et pesant." dit-il sur le ton de la conversation.
Il continua sa route et s'immobilisa en contrehaut d'un petit vallon et en désigna la base.
" La partie humaine de Kess a été enterrée là-bas. Peux-tu me la ramener ? Je sais que c'est assez dégoûtant, mais elle est morte, de toute façon, et j'en ai besoin."

" Alors, ils l'ont eue...", murmura-t-elle, le coeur serré.
La mort était préférable à l'esclavage, sans doute. Mais si elle n'avait pas tenté de la libérer, peut-être serait-elle encore en vie ? Peut-être aurait-elle été libérée avec les autres ? Elle était, indirectement, responsable de sa mort. En voulant lui donner une chance de fuir, elle l'avait condamnée. Bon, les humains auraient sans doute fini par se lasser de leur piège inutile et elle était probablement condamnée de toute façon : ils auraient fini par la tuer, et peut-être que les secours seraient arrivés trop tard pour elle. Mais c'était tout de même de sa faute, en l'occurrence. Elle avait échoué.
Elle ne chercha pas à comprendre pourquoi ils avaient mis aussi peu de temps à rejoindre le vallon, et entreprit de descendre précautionneusement la pente, une boule dans la gorge. Pourquoi Neffen voulait-il le corps de Kess ? Ça n'avait pas de sens... sauf s'il voulait créer l'arbre de vie peut-être ? Mais elle se fichait éperdument de l'arbre de vie à présent. Certes, il donnerait le repos à l'âme de Kess, mais ce qui comptait c'était de sauver la harde...

Astrée trouva le corps assez aisément, comme guidée par son instinct. Il avait été enfoui sous une couche d'humus peu épaisse, séparé de la partie chevaline. Il faisait heureusement noir et la rôdeuse n'en vit pas grand chose. Le hibou l'accompagna au cours de sa remontée vers le sommet du vallon, planant d'arbre en arbre. Le torse de la centaure était pesant mais Astrée parvint à ses fins et finit par le hisser sur le replat. Neffen était couché dans l'herbe rase, toujours éthéré. Il fit signe à la rôdeuse d'approcher et de s'asseoir.
" Astrée. Parfois le flot de la vie va dans une direction qui nous déplait. La sagesse est de choisir ses combats et de réaliser ceux qui sont perdus. Certains appellent ce flot le destin. D'autres l'appellent la nature. L'ordre des choses. Ce sont des courants qui nous échappent et qu'il faut respecter."

La Couronne de Cuivre

[Quête] Montequine