La Couronne de Cuivre

" Pourtant, un elfe n'a pas besoin d'autorisation pour se mouvoir dans les bois, dit Wilmarin avec le sourire. Vous m'avez l'air d'un homme très inquiet... sans doute est-ce la responsabilité de ces fameux enfants... ces fils... mais croyez-moi, voir renoncer leur père quand le danger se profile n'est pas forcément anodin..."

-Ils m'ont déjà vu plus agissant en d'autres circonstances, quand c'était une question de vie où de mort, répondit-il tranquillement, pas vexé le moins du monde par la remarque. Mais en l'occurrence, j'ai effectivement privilégié la prudence. D'abord parce qu'il n'est pas du tout certain que le combat ait eu lieu dans les bois : de ce que j'ai compris, ce serait plutôt à la lisière, donc sur le territoire de la Vallée. Ensuite, peu auparavant, j'avais signalé la mort suspecte du garde-chasse, j'avais été interrogé... Sachant comme les autochtones sont méfiants vis à vis des étrangers, imaginez ce qu'ils se seraient dit, s'ils m'avaient vu rôder sur les lieux du drame...

" S'ils ne vous ont pas vu fouiller les ruines, pourquoi vous auraient-ils vu fouiller la scène du crime ? demanda Wilmarin, une question purement rhétorique. Mais je comprends, cela ne vous concerne pas. La disparition de votre amie vous concerne. Mais si vous êtes convaincu que les deux choses sont liées... alors la disparition de la princesse est peut-être un bon début. D'autant que cette fois, la chose s'est faite de manière moins discrète. Même si je continue à penser que votre chariot de femmes est l'élément le plus voyant. Si vous ne pouvez pas retourner dans la Vallée... Pourquoi ne pas y envoyer vos garçons ? "

-Parce que les autorités savent très bien qui ils sont. Et parce qu'elles savent aussi que si elles veulent s'en prendre à moi, ils constituent le moyen de pression idéal.
Il soupira.
-Dissimuler nos activités aux ruines était très simple : il n'y a personne, dans les bois, et les trajets, et bien... Les gens devaient se dire que j'amenais mes enfants se promener, voilà tout. Nos déplacements n'auraient pas été aussi anodins s'ils nous avaient menés sur les lieux du massacre... Sinon, comme je vous l'ai dit... J'ai effectivement songé qu'enquêter sur la disparition de la princesse m'éclairerait peut-être sur celle de Cordélia. J'ai juste voulu faire les choses dans les règles, officiellement... Pour ne pas m'attirer de nouveaux ennuis. Et parce que je ne pensais pas, alors, les autorités à ce point corrompues.

" Je pense que vous ne savez toujours rien des autorités. Vous avez fui avant de savoir. Ce qui était peut-être sage. Mais vous ne savez pas qui étaient les hommes qui ont mis le feu au campement centaure. Vous ne savez pas qui les a envoyées, quel était leur mandat, comment ils ont quitté la ville, sous quel prétexte, et où ils sont retournés ensuite. Si ça se trouve, ils n'en venaient même pas vraiment, mais juste de cette direction... Que les autorités veuillent étouffer les problèmes, c'est classique. La population ne doit pas avoir peur, la panique est inutile, le doute aussi... De là à imaginer qu'il y avait une prime sur votre tête... Peut-être. Peut-être pas. Mais à présent, vous avez fui. Les choses sont plus compliquées, assurément."

-Elle l'est toujours moins que si mes fils et moi-même avions été capturés ou pire encore.
Il secoua la tête.
-Les assaillants étaient des locaux, j'en ai la certitude. Je les ai observés : ils n'avaient rien de soudards, de bandits de grand-chemin, ils se battaient mal, certains étaient armés de simples fourches... Je les ai écoutés, aussi : la fuite de l'un des centaures ne les ennuyait pas outre mesure, ils se disaient qu'il aurait compris la leçon et ne reviendrait plus dans la Vallée. Par ailleurs, ils entendaient bien ramener le cadavre de celui qui était tombé : selon eux, cela ferait plaisir aux elfes. Des étrangers n'auraient pas agi ainsi, parlé ainsi. Quant aux autorités... Elles sont au mieux coupables d'inaction : elles auraient pu éviter cela, si elles l'avaient voulu, car elles étaient parfaitement au courant des raisons pour lesquelles les centaures demeuraient sur leurs terres. Mais elles ont préféré couvrir l'homme qui les avait lésés. Et les assaillants devaient savoir qu'ils n'auraient pas d'ennuis à cause de leurs dirigeants : sans quoi, ils se seraient inquiétés de la manière dont ils allaient expliquer leurs blessés, leurs morts...

" Je ne sais pas jusqu'où vous voyez juste. Je pense cependant que l'hostilité envers les centaures peut suffire à donner un sentiment d'impunité à n'importe qui. C'est un peuple difficile à vivre, et son apparence ne joue pas en sa faveur. Pour le reste, il est difficile de savoir si cette incursions a été tolérée ou encouragée par les autorités. Ou même organisée. Mais je crois que même si elle vous révolte, et c'est compréhensible, cette... agression... n'est finalement pas surprenante. Comme je le disais, cette Vallée s'est érigée en bordure de la Lorien, avec des règles très strictes de ségrégation... qui ont permis une relative paix et prospérité pour chacun, plus que dans d'autres lieux de contact. En contrepartie, la présence d'intrus est mal vécue et crainte... Perçue comme une rupture des accords en vigueur."

-Je peux comprendre. Toutefois, justement parce qu'elles sont forcément conscientes de cette situation, les autorités sont pleinement responsables de ce drame, même dans le cas où elles ne l'aient pas encouragé, où elles se soient contentées de ne pas agir. Dès lors, la question qui se pose est : pourquoi cette inaction ? Si c'est parce que les victimes étaient des centaures et non des humains, cela va à l'encontre des principes qui régissent Helonna, nation bien plus multiraciale que beaucoup d'autres. Et si ce n'est pas ça, cela pourrait laisser entendre que les dirigeants ont cherché à garder secrète cette histoire de convoi de femmes, soit parce qu'ils la tolèrent, soit parce qu'ils y ont pris part. Pour parler franchement, je me demande parfois si toutes ces femmes disparues ne sont pas envoyées dans cette abbaye dont les occupantes n'ont plus le droit d'avoir aucun contact avec le monde extérieur...

" Je ne sais pas si les centaures sont sur la liste des espèces qui peuvent prétendre à l'égalité avec les humains, les elfes et les gnomes, dit Wilmarin. Il y a un département très sérieux qui existe, dans votre capitale, et qui se charge de ce genre de choses... Je ne m'y suis jamais intéressé, je dois bien l'avouer. Mais ce qui se passe aussi loin, vous savez... Les gens dans leurs campagnes n'apprécient pas toujours qu'une grande ville lointaine leur dicte leur conduite, sans mesurer les nécessités locales..."

Mais à quoi rimait cette conversation, au fond ?
-En résumé, on ne peut rien faire.
Il soupira.
-Je vais donc m'en retourner chez moi. Le paysage est moins charmant, peut-être, mais au moins, on ne massacre pas les centaures, on ne reste pas les bras croisés quand des étrangers disparaissent et quand il y a un meurtre, on cherche les vrais coupables.

" On ne peut peut-être rien faire d'emblée... ou rien par des moyens officiels. Ce qui ne signifie pas qu'on ne peut rien faire, dit l'elfe avec un léger sourire. Si ces autorités sont aussi corrompues que vous le pensez, elles effaceront toutes traces de leurs méfaits et créeront les preuves dont elles ont besoin. Ces autorités sont des clercs, de surcroît, et certains probablement d'expérience. Autant dire qu'ils sont redoutables. L'approche frontale... n'est pas toujours la plus efficace, en ces matières."

-Je n'arrive juste pas à comprendre ce que vous pensez possible de faire, répondit-il. Face à une communauté forte de plusieurs centaines de personne hostiles aux étrangers, face à de puissants clercs qui auront pris soin de faire disparaître absolument toutes les preuves de leurs éventuels méfaits partout où ils ont peu avoir lieu, que peut exactement un individu isolé, barde de son état, sachant qu'il est un témoin gênant qu'on souhaitera probablement éliminer dès qu'on l'apercevra, sachant aussi qu'il ne peut recourir au moindre allié parce qu'il n'a pas de preuve ou parce que cela risquerait de déclencher une guerre ?
Pour lui, compte tenu de tout ce qu'avait dit Wilmarin, la réponse tenait en un mot.
Rien.

" Je ne sais pas si vous devez y aller seul, dit l'elfe, songeur. Peut-être peut-on vous trouver du soutien aux Tombes, justement... et vous n'êtes pas obligé d'y aller... sous votre forme actuelle, si ? Mais la seule chose qui importe c'est finalement de savoir si vous vous sentez le courage d'y aller. Le reste, c'est de la logistique."

Il eut à nouveau le sentiment qu'ils tournaient en rond. N'en revenaient-ils pas à son idée première ?
-Vous avez dit tout à l'heure que sans preuve, je ne pourrai les convaincre que quelque chose cloche et que de toute manière, ils ne se préoccuperaient pas de mon amie. Mais peut-être avez-vous quelqu'un de particulier en tête ? Savoir sur qui on peut éventuellement compter est primordial, pour décider ou non de poursuivre l'enquête.

" En réalité, je ne pensais pas forcément aux... autorités des Tombes. Bien sûr, ils apprendront tôt ou tard la disparition de la princesse... Pour autant qu'elle les ait informés de ses intentions... Peut-être ne l'attendent-ils que dans plusieurs jours... Bref, nous pouvons peut-être contacter d'autres personnes... moins enclines à avoir des réactions vives et spectaculaires."

-Si vous pensez qu'une telle démarche à des chances de réussite, je suis partant. Autant je doute être capable de réussir seul, autant cela me semble tout de suite plus réalisable avec des alliés. Et c'est justement dans l'espoir d'en trouver que je me suis attardé dans la région.
A agir dans l'ombre, sans l'aval de la moindre autorité, fut-elle locale, ils prendraient des risques. Cela lui semblait toutefois mieux valoir qu'un départ pour Luménis ou... qu'un possible embrasement.

" Il faut que je réfléchisse... Je ne me suis plus rendu aux Tombes depuis un certain temps. Mais ce sera une bonne excuse. Vous viendrez avec moi. Je vous présenterai comme un cousin venu du sud."
Il sourit.
" Et vous éviterez de parler des humains, on verra ça ensuite."
Son regard tomba sur Baptiste.
" Combien de temps sont-ils capables de se débrouiller sans vous ?"

Il fit la grimace.
-Se débrouiller ne sera pas un problème : ils sont autonomes et Baptiste est un excellent cuisinier. Ce qui m'inquiète davantage, c'est... la capacité des plus jeunes à ne pas quitter la chênaie et à ne pas jeter au moins un œil à certains des objets qui se trouvent ici. Ils en seraient capables peut-être une journée, mais au-delà, ils comenceraient à tourner en rond, à s'ennuyer...

" Oh, pour ce qui est de la chênaie, je peux placer une barrière magique qui les empêchera de sortir, ce n'est pas un souci." dit-il avec un haussement d'épaules.
Il grimaça une seconde.
" Mais je pense qu'il est plus prudent qu'ils restent au sol. Vous avez une tente, ou quelque chose comme ça ?"

Ah, tout était tellement compliqué, dans cette foutue région où les races ne se supportaient pas entre elles et s'interdisaient mutuellement leur territoire ! Ah, qu'il avait hâte de retourner en des parages plus... apaisants et tolérants !
-Hum, combien de temps pensez-vous que nous serons absents ? Camper un peu ne les gênera pas mais si ça devait se prolonger, ce serait tout de même... drastique, je trouve. Sans compter que je n'ai pas particulièrement envie de les laisser derrière moi. Mais donc, concernant la tente, je ne sais si Baptiste a pu emporter celle que nous possédions ou si elle est demeurée en arrière avec le reste...
Et de poser la question à l'intéressé.

Baptiste n'avait pas emporté la tente, elle était bien trop volumineuse pour un gamin de sa taille, et connaissant son endurance limitée, il avait préféré s'assurer qu'ils auraient de quoi manger. C'était le début de l'été, après tout... et les arbres offraient un couvert suffisant en cas de pluie.
" Disons qu'il faut le temps d'aller jusque là et d'en revenir... Je pourrais y aller seul et vous laisser avec vos gosses, mais je doute d'avoir le même pouvoir de persuasion que vous... Je risque de me dégonfler en route."

S'il avait su ce qu'il savait désormais sur cette contrée de malheur, il ne serait sans doute pas venu. Ou, à minima, serait venu sans les enfants, histoire de ne pas devoir les abandonner derrière lui parce que certains territoires leur étaient interdits - ils allaient avoir une image formidable des elfes, après ça ! Mais voilà, il n'était pas au courant, c'était basé sur ce qu'il avait pu constater à Loth Imarhil où l'obtention d'un laissez-passer n'était guère ardue...
-A combien de temps estimez-vous l'aller-retour ?

" Ça peut aller très vite. Ce sont les démarches sur place qui risquent de nous prendre un certain temps." dit Wilmarin avec un haussement d'épaules.
Il regarda à nouveau vers Baptiste.
" Mais ce sont des créatures solides, non ? Ils peuvent bien survivre dans un bois tranquille pendant quelques heures, sinon ils ne seraient jamais arrivés là où ils sont."

-Bien sûr. Et si c'est l'affaire de quelques heures, voire d'un jour ou deux, je ne serai pas forcément contraire. Davantage, en revanche, cela deviendrait problématiue. D'autant que c'est aussi une question de principe.
Il chercha soigneusement ses mots.
-Je suis parti en voyage avec mes fils notamment pour passer du temps avec eux. Alors devoir les laisser livrés à eux-mêmes juste parce que, pour une question de race, ils n'ont pas le droit de m'accompagner quelque part, alors qu'en plus il n'était pas prévu à la base qu'il faille se rendre à ce quelque part... C'est dérangeant. Et humiliant pour eux, sans compter l'image qu'ils garderons des elfes, après ça... Des parents humains ayant adopté de petits elfes ressentiraient la même chose, dans pareille situation. Et je n'ose même pas imaginer un elfe à qui on dirait "Vous, vous pouvez venir parce qu'il n'y a pas le choix, mais alors vos mômes, hors de question, vont devoir rester ici tout seuls". Vu la tension existant dans cette région, je me demande même si ce ne serait pas un cassus belli.

Wilmarin parut peu impressionné par son discours.
" Vous devez voir si vos principes prennent le pas sur la nécessité, ou si la nécessité prend le pas sur vos principes. Je comprends votre point de vue, mais dans le même temps, vous êtes un étranger en ces contrées. Vous plier aux coutumes locales, respecter les sensibilités du crû... Cela fait partie de la manière correcte de vous comporter. Il n'y a pas mort d'homme. Vos enfants seront bien mieux à jouer dans les bois qu'à s'emberlificoter dans les us elfiques, d'autant qu'ils n'y comprendront rien. Vous leur épargnez de l'angoisse et des impairs. D'autant que si celui-ci sait se tenir tranquille, les deux autres souffriront de devoir surveiller leurs faits et gestes."

-Certes. Mais ils devront également intégrer l'idée que les elfes de la région considèrent les humains comme d'horribles nuisibles qu'on ne saurait tolérer sur leurs terres. S'ils n'avaient pas, pour contrebalancer cette impression, des contre-exemples comme moi, comme certains de nos amis ou comme vous, qui les avez accueillis sous votre toit, cela risquerait fort de les rendre racistes et qui sait, un jour, de les pousser à rejoindre les rangs des imbéciles qui considèrent qu'il y aurait beaucoup à gagner, pour les hommes, à expulser les elfes d'Helonna ou à les éliminer tout bonnement. Concernant des enfants, je trouve ces règles tout sauf productives pour l'avenir, je l'avoue. Sachant que c'est en apprenant à se connaître qu'on apprend à se respecter et à se côtoyer sans heurt, sachant que les gosses sont souvent ouverts d'esprit et très désireux d'apprendre, je crois qu'il y aurait à l'inverse un grand intérêt pour les elfes à accepter que de petits humains séjournent chez eux. Ainsi se bâtirait une nouvelle génération qui comprendrait mieux notre race, qui trouverait tout naturel de respecter ses domaines et ses coutumes.
Mais évidemment, il prêchait dans le désert.
-Enfin bref. Pensez-vous quu'une absence de deux jours soit réaliste ? Si tel est el cas, je vais leur en parler, pour savoir ce qu'ils en pensent.

" Ça me semble amplement suffisant, dit l'elfe. Pour le reste... Vous caricaturez. Personne ne les traite d'horribles nuisibles, simplement on aime autant ne pas les avoir dans la ville. C'est comme les loups, je suppose. On peut les trouver magnifiques et nécessaires... mais chez eux."
Il sourit.
" Et nous avions convenu de ne plus parler de ça."

Cela valait mieux, oui.
Parce que cette persistance à comparer les humains à des animaux...
Et dire qu'il allait devoir se rendre au beau milieu de ces elfes racistes... En abandonnant les garçons derrière...
Tim, crois-m'en, c'est la dernière fois que j'accepte une de tes propositions. Et sans doute la dernière fois que je me rends dans ce coin pourri où l'égoïsme et le racisme règnent sans partage.
Enfin : ne pas y penser, faire ce qui devait être fait et ensuite, dès que possible, fuir vers des lieux où l'atmosphère était moins nauséabonde.
-Très bien, je vais en discuter avec eux, dit-il.

Baptiste était en première ligne, les sourcils froncés.
" J'ai essayé de comprendre... mais j'ai pas compris grand chose, dit-il, la mine désolée. Plein de mots ! Et ton accent est nettement plus... humain que le sien. Mais j'ai quand même rien compris."

-C'est déjà bien d'avoir essayé de comprendre, répondit-il, encourageant. Mais de toute façon, on peut résumer l'essentiel en seulement quelques mots. Wilmarin et moi envisageons de nous rendre dans le clan des Tombes de soie pour essayer d'y trouver des alliés, de manière officieuse, afin de poursuivre notre enquête dans la vallée. Malheureusement, vous ne pourriez pas venir et il vous faudrait camper dans la chênaie... Il faut donc que nous en discutions tous les quatre. Que dirais-tu de rejoindre les autres ?

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La Vallée Fertile