La Couronne de Cuivre

" On pourrait s'échanger nos villages. Tu vas mettre un peu de fantaisie à Combeloup, je vais mettre un peu de sérieux à Dansedunes... Je doute que tu parviennes à transformer ce patelin de rudes éleveurs en Sunieville."
Il sourit.
" Mais à vrai dire, j'ignore ce dont tu es capable. Ce n'est sans doute pas très prudent. Cela dit, rien ne t'empêche d'aller construire une chapelle au milieu de rien et d'attirer les pèlerins. C'est comme ça qu'Erhedun a commencé, si je ne m'abuse. Une butte, un temple... et ainsi de suite. Bienvenue à Bais... Sunieville !"

Thibault lui jeta un regard presque sévère.
-Ta vision de Sunie et de l'amour professé par ses fidèles me semble décidément bien caricaturale, bien réductrice... A quoi t'ont servi nos classes œcuméniques d'antan ? T'es-tu laissé aveugler par les médisances colportées à notre sujet ?
Il secoua la tête, puis sourit.
-Toutefois, ton idée ne manque pas de me plaire. Ah, une ville toute entière vouée à ma déesse serait la chose la plus proche du paradis sur Toril ! Je frémis rien que de l'imaginer... Malheureusement, je frémis aussi en songeant à la fin de cette aventure, car elle ne pourrait qu'être terrible. Je vois déjà les autres temples se vider de leurs fidèles, et leurs responsables m'accuser d'avoir eu ce seul projet en tête. Déjà que leur recrutement est des plus difficile, tandis que nous-mêmes croulons sous le poids des demandes... Il n'y aurait pas que les temples qui se dépeupleraient, d'ailleurs : les villes traditionnelles aussi. Qui voudrait y vivre, connaissant l'existence de notre havre ? Notre fin suivrait alors de peu notre succès : face à cette cité florissante, resplendissante, les grands prêtres, les bourgmestres, les conseillers de tout Hélonna se ligueraient, proclameraient la Sainte Croisade. Suivrait une affreuse destruction et mon exécution comme faux prophète... Quel gâchis.
Il soupira.
-Pourtant, ce serait un lieu tellement merveilleux...

Albérich ne put s'empêcher de secouer la tête, amusé.
" Tu peux toujours te créer ton village sunite et ne pas faire trop de publicité... Bizarrement, malgré la présence d'un temple de Sunie à Antelucas et d'un temple de Sunie à Erhedun, ces deux villes continuent à arborer une diversité de bon aloi... Il faut croire les multiples appâts de ta rouquine ne suffise pas à combler les multiples habitants de cette île... Mais si tu crains vraiment qu'une horde d'héloniens transis vienne se masser sous ta fenêtre, agis en bon Sunite : trie le bon grain de l'ivraie. N'accueille que les jolies filles et les jouvenceaux appétissants. Avec de bons critères, ta communauté gardera une taille utile à tes fantasmes."

Cette fois, l'expression du clerc se fit chagrine.
-Et la beauté des sentiments, Albérich ? Même le corps le plus difforme peut abriter une âme capable d'un amour sans limite ; même les êtres les plus laids peuvent créer des œuvres d'art à nulles autres pareilles. Et tous, ainsi, peuvent servir Sunie. Elle n'est pas que la déesse des orgies, du stupre débridé, de la luxure. Elle n'est pas Sharess. l'aurais-tu oublié ?
Il poussa un profond soupir.
-Mais ce que tu penses d'elle, de nous, est l'illustration parfaite des bruits, des médisances qui circulent à notre sujet. Du mépris qu'on nous voue. C'est en nous présentant ainsi aux yeux des gens que les autres cultes se maintiennent. Et parviennent à nous éloigner du pouvoir malgré notre nombre de fidèles. Nos fidèles... Ce sont ceux qui n'ont pas cru à ces ragots, qui sont venue à Sunie sans aprioris. Ceux qui n'hésitent pas à nous confier leurs enfants, sachant très bien que nous ne sommes pas le culte du vice incarné.

Albérich sourit et secoua la tête.
" Ça me fait plaisir de t'entendre dire ça." dit-il finalement.
L'image que Thibault avait de son culte était biaisée, voilée par l'amour qu'il portait à sa déesse, à sa mission, par la passion qui brûlait en lui lorsqu'il évoquait les écueils que rencontraient ses pairs. Les Sunites n'étaient pas tous comme lui, pétris de bonnes intentions, capables de voir au delà du masque... Mais jamais Albérich n'aurait voulu le déciller en cet instant. Il ne souhaitait pas à Thibault de s'éloigner de ce qu'il était, jamais. Et s'il avait besoin de s'imaginer un dogme parfait, une église irréprochable, une parole ultime, le Luménien avait tout envie sauf de le détromper. Il avait vécu un déchirement qu'il ne souhaitait à personne, même s'il pouvait, personnellement, estimer que le choix religieux était erroné. Le Sunite semblait respirer ce qu'il disait. C'était touchant, et beau, simplement, quelque part.
" Fonde ta communauté." ajouta-t-il. " Ce serait dommage de ne pas partager tout ça."

Il leva les mains.
-Oh, je n'y ai jamais songé, et je n'en parle que parce que tu as évoqué l'idée. Et ma communauté... je crois qu'elle existe déjà.
Il jeta un regard en coin à son cousin, puis se leva.
-Je vais... faire la vaisselle. Le temps que le thé soit prêt.
Clovis l'imita.
-De mon côté, si vous permettez, j'ai... des obligations.
Et de prendre la direction de l'endroit où ils avaient installé Aubin.

Albérich se retrouva tout seul au coin du feu, se demandant s'il avait dit quelque chose d'inapproprié, pour avoir fait fuir les deux cousins alors qu'il essayait tout juste d'être amical. Il soupira, lorgna le ciel aussi étoilé que la veille, s'étira puis s'allongea dans l'herbe. Il était fatigué, mais le thé le tentait bien. Une petite infusion avant la nuit. Un instant, il se demanda s'il regretterait cette escapade dans la nature. Non. Il aspirait à être débarrassé d'Aubin, à retrouver un bon lit... Il était cependant surpris de constater qu'une bonne compagnie pouvait efficacement remiser les plus sombres ruminations. Il espérait qu'il pourrait dormir, cette fois.

Thibault ne tarda guère à reparaître, la vaisselle propre dans les mains. Il la rangea rapidement, puis se mit en devoir de servir le thé qui, à en croire l'agréable fumet qui embaumait tout le bivouac, était juste comme il fallait. Puis il tendit une tasse à Allbérich, déposa celle de Clovis sur un caillou plat, et commença à siroter la sienne, silencieux, le regard posé sur le feu dont les flammes, en absence de vent, montaient presque toutes droites vers le firmament étoilé.

Albérich ne se montra pas plus bavard. Les lieues accumulées en selle se manifestaient brutalement, associées à la torpeur habituelle de la digestion, le terrassant petit à petit. Plus d'une fois, il songea à relancer la conversation, mais en réalité, il était trop fatigué pour trouver une entrée en matière valable, et il ignorait dans quel était d'esprit était Thibault. Il avait été suffisamment échaudé pour ne pas prendre le risque de le déduire à l'expression, vide, de son visage.
Lorsqu'un troisième soupir s'échappa de sa poitrine, il réalisa qu'il était vraiment trop fatigué pour lutter. Il contempla le fond de sa tasse avec curiosité. Il soupçonnait le Sunite d'avoir agrémenté le breuvage d'une herbe relaxante ou deux, mais ce n'était pas pour lui déplaire. S'enroulant dans sa couverture, il regagna le plancher herbeux, souhaita la bonne nuit à son compagnon de veille... resta à regarder la voûte... la lune... des milliards d'étoiles... puis la nuit... puis le néant.

La nuit fût très différente de celle qui l'avait précédée, dans la mesure où Albérich dormit d'un sommeil profond, réparateur, que ne vinrent troubler aucune insomnie, aucun cauchemar.
La journée qui suivit fut en revanche quasiment identique à la précédente : rien ne différa tant au niveau de leur réveil, de leurs préparatifs que de leur cheminement. Ce n'est qu'à partir du milieu de journée que des nuances firent leur apparition : les abords d'Erhedun étaient beaucoup plus fréquentés, la campagne alentour davantage habitée...
Peu de temps avant qu'ils n'atteignent leur destination, Thibault demanda une halte? IL conduisit sa monture dans un petit bosquet jouxtant la route, et revint quelques minutes plus tard, revêtu d'une aube violette fort seyante - et très reconnaissable.
-Nous pouvons y aller, fit-il.
Puis ils mirent le cap sur Erhedun.

Après trois jours de périple depuis Erhedun, Albérich toucha au but alors que le soleil, s'apprêtant à glisser derrière les collines, déversait ses rayons obliques sur Combeloup et ses environs, tentait d'or les verts intenses de la nature printanière, le blanc immaculé des coquettes façades.
Lorsqu'il frappa à la porte de son père, la réponse ne provint pas de l'intérieur de la maison, mais de derrière. Une poignée de secondes plus tard, César faisait son apparition. A voir ses mains noircies de terre, il avait dû interrompre quelque activité de jardinage.
-Albérich ! s'exclama-t-il en pressant le pas.
Du regard, il fit le tour du voisinage, comme s'il guettait un autre cavalier. Puis il se concentra sur son fils qu'il hésita à étreindre, vu l'état de ses mains.

Mais le manteau du Luménien était couvert de poussière et celui-ci ne se formalisa pas en complétant le geste avorté de son père.
" Je suis de retour." fit l'ancien clerc. " Avec de bonnes nouvelles. Mais comment vas-tu ? Comment va Bastien ? J'espère que l'attente n'a pas été trop longue..."
Aucune trace de l'enfant à première vue, mais il ne pouvait pas être bien loin.

-Nous l'avons occupée chacun à notre manière, répondit César. Le plus important est qu'elle touche à sa fin. Mais entre donc : le temps d'aller attacher ton cheval, et je te rejoins.
L'intérieur de la maison, presque aussi lumineux que l'extérieur - toutes les fenêtres étaient grandes ouvertes -, s'avéra silencieuse et déserte. Si Bastien était là, il se faisait extrêmement discret.
Comme annoncé, Céar ne tarda pas à reparaître. Il fit néanmoins un détour par la cuisine, affin d'apporter à son fils de l'eau fraîche propre à étancher sa soif.
-En attendant mieux ! fit-il, souriant, en s'asseyant à son tour.

Albérich étancha sa soif sans attendre et poussa un profond soupir.
" Je suis moulu." commenta-t-il. " Mais je ne vais pas te faire languir. Aubin est innocent. Il a été dominé et contrôlé par l'esprit du Sharite en lui. Il ne s'est pas tourné vers Shar et aucun des gestes qu'il a posés n'émanait de lui, à aucun moment."
Il grimaça.
" A présent le Sharite a été détruit. Aubin est libre. Mais... il a perdu toute mémoire des événements. Les clercs erhedins ne savent pas si cette amnésie est temporaire ou permanente... Cela a son importance car il a... assisté à tout ce qui s'est produit en spectateur impuissant."
Le Luménien fronça les sourcils.
" Voilà en deux mots le résumé de l'affaire."

Le vieillard demeura immobile un long moment, les mains serrées sur le rebord de la table. Puis il poussa un soupir qui ébranla toute sa carcasse, tandis que la fatigue et l'anxiété qu'il avait jusqu'ici masqués creusait brusquement ses traits burinés.
-Innocent. Et témoin de tout. Du début à la fin.
Ses yeux s'embuèrent, mais il se reprit. A grand peine.
-Les dieux fassent qu'il ne s'en souviennent jamais. C'est un bon garçon : je ne sais pas comment il a survécu... ni comment il survivrait avec ça sur la conscience. Avoir assisté à tout. Sans pouvoir rien faire... Peut-on imaginer chose plus ignoble ?
Il soupira à nouveau, réfréna un frisson puis se redressa, la mine à nouveau décidée.
-Enfin, il est vivant. Et innocent. C'est cela le plus important, cela qu'il faut garder à l'esprit. Pas de nouveaux malheurs pour notre famille. Pas de trahison dans ses rangs. Et l'avenir possible pour lui...
Il esquissa une ombre de sourire.
-Merci pour ces nouvelles, Albérich. Merci... Pour tout ce que tu as fait.

" Je n'ai pas fait grand chose, à vrai dire. Je suis resté comme toi, assis, à attendre des nouvelles, priant pour qu'elles soient les moins mauvaises possibles..."
Il haussa les épaules.
" J'espère aussi que l'amnésie d'Aubin est permanente. Si elle ne l'était pas... Les clercs d'Erhedun l'ont gardé auprès d'eux, ils le sentent fragile avec raison... Même si les événements demeurent obscurs, il ne pourra que s'interroger sur la disparition de ces semaines. S'ils lui reviennent... Il faudra le soutenir. Il est innocent. Ce que Noir Dessein a fait de son corps... Ce n'était qu'un corps, c'est ce qui compte. Enfin... J'anticipe. Nous verrons."
Il eut un sourire contrit.
" Comment va Bastien ? Est-il en maraude ?"

-Comment il va... Dur à dire. Il fait comme si de rien n'était, mais comment savoir si c'est simplement pour ne pas m'inquiéter, ou s'il y a dans son comportement une part de réalité ? Une chose est sûre, en revanche : il ne reste plus guère à la maison. Elisa passe beaucoup de temps avec lui, surtout maintenant qu'il s'est ouvert. Elle lui a offert un cheval, et ils galopent ensemble dès qu'elle en a l'occasion. Sinon, il galope tout seul, ou joue avec son page : notre baronne est toute heureuse de pouvoir éloigner le gosse sous un prétexte qui ne l'offusque pas. Et ce dernier ne se fait pas prier : il attache beaucoup d'importance à sa mission auprès d'elle, mais avoir un compagnon de son âge est tout de même plus distrayant. C'est un bon garçon, de surcroît, de ce que j'ai pu en voir. Tous ceux qui sont arrivés récemment ont l'air de braves gens. J'espère qu'ils n'en ont pas simplement l'air. Pour l'heure, en tout cas, ce semble bien le cas.

" Nous ne devons pas guetter le mal en toute personne." dit Albérich, en essayant d'y mettre de la conviction.
Il croisa les bras. Autant en profiter, puisque l'enfant n'était pas présent.
" Les clercs d'Erhedun s'inquiètent pour Bastien. Ils disent que ce qu'il a subi pourrait l'avoir fragilisé... Que le vide qu'il y a en lui risque de chercher à se remplir... d'une manière qui pourrait se révéler dangereuse. C'est quelque chose que nous devons envisager... Dont nous devons discuter. Ils pensent que laisser faire le temps, les choses, pourrait ne pas suffire et je dois dire que je suis plutôt d'accord avec eux."

Une vague de découragement parut s'abattre sur le vieillard.
-Tant de choses à affronter... lâcha-t-il.
Toutefois, il se ressaisit presque aussitôt et, se levant, croisant les mains dans le dos, il alla se poster près de la fenêtre ouverte.
-Qu'est-ce qu'ils proposent ?

" Nous n'avons pas évoqué tous les cas de figure... Je voulais t'en parler avant tout. Mais disons qu'il faut surveiller ce vide... Soit en le remplissant rapidement par quelque chose de sûr... comme les pouvoirs de la Dame... Soit en envoyant un clerc confirmé à Combeloup, qui pourrait garder un oeil sur l'enfant sans forcément intervenir. Ce sont les solutions les plus évidentes... Sauf si Ada est rentrée, par exemple..."

-Ada ne rentrera jamais, répondit doucement César. La parente qui la remplace - et qu'elle a choisi - est sans doute de toute confiance, mais je ne la connais pas encore, si ce n'est de vue...
Il soupira.
-Quant à un clerc... Si le but est juste de surveiller Bastien de loin, quelqu'un d'autre peut suffire, non ? D'autant que je vois mal un clerc s'installer ici...

Ada ne rentrerait jamais. Albérich demeura silencieux une seconde. Il l'avait su, bien sûr, mais c'était différent de l'entendre affirmer. Il sentit une boule d'émotion se former dans sa poitrine et pinça les lèvres. Il n'avait même pas dit au revoir à la vieille femme. Il finit par s'humecter les lèvres et poussa un bref soupir.
" L'idée du clerc..."
Il s'éclaircit la voix.
" L'idée du clerc, c'est qu'il pourrait sonder l'âme de Bastien. Ni toi, ni moi n'en sommes capables. Mais peut-être est-ce le cas de la remplaçante d'Ada..."
Combeloup n'avait pas besoin de clerc, finalement.

César acquiesça.
-Nous lui demanderons. Si elle en est capable, restera à convaincre Bastien de se laisser approcher. Je crains qu'il ne soit devenu assez sauvage, à certains niveaux.
Il se leva.
-Mais bref : nous aurons le temps d'en reparler. Tu es fatigué, je suis sous le contrecoup des nouvelles... Autant laisser les sujets sérieux pour ce soir, si tu en es d'accord. Ah, et as-tu des envies particulières, pour le repas ?
Il s'immobilisa.
-Tu restes bien manger ?

" Volontiers. Et je n'ai pas d'envies particulières..."
Il se leva.
" Je vais aller débarrasser le cheval d'Aubin. Peut-être devrais-je monter jusqu'à la garnison pour voir Douce... Mais a priori, je serais heureux de rester pour dîner, oui."
Il avait hésité à dire : dormir, mais s'était ravisé. Il devait affronter la nuit en solitaire. C'était nécessaire au vu de son programme pour les mois à venir. Il s'était curieusement habitué à la compagnie des deux cousins, ces derniers jours.
" Je vais me laver aussi. J'empeste. Puis je redescendrai."

-Très bien. A tout à l'heure, donc !
Du bruit résonnait déjà dans la cuisine quand Albérich, Esbroufe déchargé, quitta le jardin de la maison pour s'engager sur la route. Le crépuscule battait son plein, flamboyant, impressionnant, ensanglantant le moindre élément du paysage qui, sous cet éclairage fantastique, prenait des dehors surnaturels.
La garnison n'échappait pas à la règle. Elle se découpait, austère, imposante, sur le ciel d'incendie. Elle n'avait pas changé depuis le départ de l'ancien aubemestre, en dehors de la végétation qui avait cru dans le jardin.
Quant à Douce, elle se tenait derrière la grille, et salua le visiteur d'un hénissement joyeux. Elle paraissait en pleine forme.

Albérich gratifia la jument d'une tape amicale sur l'encolure et l'examina un moment pour vérifier qu'elle était en forme. Satisfait de son état, il fit le tour de la garnison pour contempler son jardin retourné. Les plantes sauvages, mauvaises graines et autres herbes curieuses avaient déjà commencé à reverdir son embryon de potager. Ce serait pour une autre fois. Ensuite, il entra dans le bâtiment pour se rafraîchir et se changer. Sa chambre était pareille à elle-même, un peu froide mais accueillante, rien n'avait bougé, et il se sentit étrangement chez lui. Il demeura assis sur son lit de longues minutes, à écouter le silence familier de l'endroit, ce refuge où il avait pansé ses plaies en solitaire, à travers l'hiver et le début du printemps, jour après jour, nuit après nuit. Il se décrassa de fond en comble, contempla avec horreur la couleur de l'eau après son passage, puis dénicha une de ses tenues de rechange survivantes, la revêtit et s'allongea sur le lit. Il ne s'endormit pas, contempla les poutres, goûta à cette accalmie, sous son toit.
Puis il regagna l'extérieur et les mains dans les poches du manteau que lui avait offert Thibault, descendit dans la vallée.

La nuit était presque tombée, à présent. Et Combeloup, niché dans son vallon, ressemblait à une nuée de lucioles : les habitants avaient allumé des bougies pour éclairer leur repas du soir, et la rumeur de leurs conversations, se mêlant au concert des insectes champêtres, entoura Albérich sitôt qu'il eut pénétré dans le village.
César s'affairait toujours dans la cuisine, d'où provenaient à présent d'agréables odeurs auxquelles répondit, avide, l'estomac de l'ancien clerc. Son père lui dit de s'installer : la table était déjà mise, les verres déjà remplis de vin.
De Bastien, toujours aucune trace.

Albérich s'assit et huma le vin avec un sourire tranquille. Mais il était suffisamment sage pour ne pas se laisser tenter avec un estomac vide. L'absence de Bastien le chiffonnait quelque peu et il se promit d'interroger son père à ce sujet dès qu'il le rejoindrait.
" J'espère que tu n'en as pas trop fait..." lança-t-il, espérant franchir les cloisons.

-Nous mangeons un peu sur le pouce, ces temps-ci...répondit César, qui l'avait entendu. Alors pour une fois que j'ai l'occasion de cuisiner... Mais ne t'inquiète pas, ce n'est rien que de très classique.
Il apportait le premier plat lorsqu'ils entendirent le bruit de sabots sur le chemin. Ombre noire se découpant sur le ciel étoilé, ils virent un cheval et son petit cavalier longer la maison.
-Juste à l'heure... commenta César à l'intention de son fils.
Bastien fit son apparition quelques minutes plus tard. Le teint déjà halé, signe qu'il passait bien plus de temps à l'extérieur qu'à l'intérieur, ses cheveux en bataille collés sur le front, sa mise était dans un état identique à celle d'Albérich avant qu'il ne se change : couverte de poussière. Et avec des brins d'herbe en plus.
-Bonsoir, mon oncle... dit-il d'un ton poli mais sans chaleur.
Il salua son grand-père avec un peu plus d'effusion, puis s'installa à sa place.
-Le cheval tient le coup ? demanda César.
-Je serai mort de fatigue bien avant qu'il ne le soit ! répondit le gamin, avec un sourire. Il ne s'arrêterait jamais, si je ne l'y obligeais pas !

Albérich avait bien sûr noté la froideur de l'enfant à son égard et il s'en attrista. Cependant, les choses auraient pu être pires : il aurait pu l'ignorer complètement, voire se montrer franchement agressif. Après tout, Albérich l'avait trahi, rompant une promesse qu'il avait pourtant réitérée plus d'une fois. Peut-être l'enfant comprendrait-il, avec le temps. Cela n'avait pas grande importance : le Luménien n'avait pas l'intention de s'attarder, aussi ses relations avec son neveu n'étaient-elles pas cruciales. Bastien avait l'air en forme, à mille lieues du gamin chétif et amorphe qu'il était encore il y a quelques jours. Quelques jours. A le voir, on aurait pu croire que trois mois s'étaient écoulés. Et dans son jeune corps, ses expressions, ses mouvements, on devinait l'adolescent en devenir. Vu les événements qui l'avaient frappé, sa régression, ils l'avaient infantilisé, mais en réalité, Bastien était sur le point d'entamer la pente sauvage qui le mènerait à la maturité. Albérich se contenta de le saluer en retour et d'écouter son échange avec César. Il n'avait pas l'intention d'imposer la tonalité de la conversation, et si Bastien n'avait nul désir d'aborder les questions qui, il devait le savoir, avaient ramené Albérich à Combeloup, l'ancien clerc était tout prêt à laisser César se charger du transfert d'informations plus tard.

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