La Couronne de Cuivre

Ce fut d'abord le ton des paroles qui l'immobilisa, le coupa dans son élan, l'empêcha d'aller rejoindre sur le champ ses compagnons.
D'abord le ton des paroles... puis leur teneur.
Que se passait-il ? Pourquoi cette vive dispute ?
Il n'en avait pas entendu assez pour juger. Peut-être Martin reprochait-il à l'elfe noir d'avoir voulu le sacrifier pour faciliter leur fuite ? C'était une hypothèse parmi d'autres...
Et pourquoi, grands dieux, voulait-il que son interlocuteur s'agenouille ? Les choses ne risquaient-elles pas de dégénérer s'il l'humiliait à ce point ?
Perplexe, inquiet, le barde resta là où il était, gardant toujours une main sur l'épaule de Victor. Et il attendit.
Même si les autres avaient remarqué leur arrivée, cela ne paraissait pas devoir interrompre leur échange. Attendre et écouter était donc, probablement, la meilleure solution pour tirer tout cela au clair.

Une des deux silhouettes, le drow, fit un pas en arrière, sans broncher. Taliesin nota alors que c'était Martin qui tenait l'épée du guerrier, pointée vers le sol mais néanmoins menaçante.
" Taliesin, désarme l'autre." fit alors le courtisan. " Il est blessé, il ne se défendra pas. C'est maintenant ou jamais."
Il fit ensuite un pas en direction du drow qui s'esquivait.
" Dois-je me répéter ? Comment dit-on, dans votre langue ? Harl'il'cik !"

Le barde ne se le fit pas dire deux fois. Peu importait la manière dont avait débuté l'esclandre : le courtisan était en train de régler un épineux problème, et il n'allait pas laisser passer pareille aubaine.
Auparavant, toutefois, il régla un petit détail. Se penchant vers Victor, il lui ôta l'un des bouchons obstruant ses oreilles.
-Ne bouge pas, bonhomme, souffla-t-il, rassurant, au petit garçon. Martin a lancé l'opération "Désarmons les Drows". Je vais lui filer un petit coup de main et je reviens vers toi dans un instant.
Puis il s'approcha de l'elfe noir blessé, prêt à lui subtiliser son épée le plus promptement possible mais aussi, le cas échéant, à esquiver une subite attaque. On n'était jamais assez prudent.

L'elfe noir ne se déroba pas. Comme Martin l'avait annoncé, il était blessé au ventre et tenait sa main gauche pressée contre sa blessure. Il jeta son épée au sol dès que Taliesin fut près de lui.
" Tue-moi vite..." souffla-t-il.
" Tu ferais mieux de te boucher les oreilles, Victor." fit Martin, quelque part derrière.
" Tu ne peux pas faire ça..."
" Oh si, crois-moi."

S'il n'y avait pas eu l'enfant, sans doute Taliesin aurait-il obtempéré sur l'heure à la demande du drow, embrassant du même coup les intentions transparentes de Martin. Après tout, les elfes noirs les avaient capturés, malmenés, réduits en esclavage ; ils avaient assassiné Griselda et peut-être fait du mal aux garçons...
Mais voilà : il y avait l'enfant. Et il n'avait pas envie de lui renvoyer l'image d'un être sans pitié, de lui rappeler le monstre qu'il avait jadis été.
Aussi retint-il la lame dont il venait de s'emparer.
-Est-ce absolument nécessaire ? demanda-t-il. Ils n'ont plus d'armes, l'un d'eux est blessé. Ils ne pourront pas nous nuire. De plus... Même si nos intérêts convergeaient, ils ont été corrects durant notre fuite. Sans eux, nous n'y serions pas parvenus.

Martin soupira.
" Ils essaieront de nous doubler à la première occasion. Ils ont été corrects parce qu'ils ont eu besoin de toi. Mais celui-ci a essayé de m'allonger en pleine mêlée. Et ils recommenceront. Les garder en vie, cela signifie devoir les surveiller jour et nuit... Nous n'avons rien à manger, vas-tu partager avec eux ce que nous trouverons peut-être ? Ou bien les condamneras-tu à une mort lente, de faim, parce que nous aurons à peine de quoi nourrir les gosses ? C'est un risque énorme et inutile. Ils ne nous feront pas de cadeaux, nous ne devrions pas leur en faire."

Taliesin se mordit la lèvre, mal à l'aise. Pareille exécution le dégoûtait mais... Martin, avec son pragmatisme, était probablement dans le vrai.
-Est-ce que Rumoc t'a dit des choses à leur sujet ? demanda-t-il. Le coup était-il vraiment volontaire ?
Il se souvenait de la scène, craignait de connaître la réponse. Il reprit donc, à l'intention du gamin cette fois.
-Victor... Je n'aime pas ça moi non plus. Mais j'ai peur que Martin ait raison. On ne va pas être dans une situation reluisante, tous les quatre. Alors si on doit sans cesse surveiller les drows, partager nos vivres avec eux, si on en a... Et puis... Ils ont tué Griselda. Leur prêtresse a vidé Jehan de son énergie. Et j'ai peur qu'ils vous aient maltraités, durant votre captivité... Tu disais toi-même vouloir les tuer lorsque nous avons parlé, avant de partir...

Victor ne répondit pas immédiatement, laissant l'opportunité au chef de l'escouade de s'immiscer dans la conversation.
" Vous aurez besoin de moi pour remonter à la surface. Aucun d'entre vous n'est accoutumé à cet univers souterrain. Même si vous parvenez à vous guider, vous ne savez pas quelles mousses, quels insectes, quels champignons sont comestibles... Vous ne sentez pas la pierre et les ténèbres comme je peux le faire. Si vous me tuez, vous n'avez aucune chance de jamais remonter à la surface."
Martin resta silencieux.
" Mmm... Qu'en penses-tu ?"
Il s'adressait évidemment au barde.

Taliesin pesa brièvement le pour et le contre. Si le pipeau était toujours dans la caverne, ils n'auraient plus besoin des drows. Mais encore fallait-il atteindre leur ancien havre, ce qui serait difficile sans appui, vu leur épuisement, leur dénuement...
-J'en pense que nous pouvons tenter le coup, dit-il enfin. Nous pourrons leur lier les mains pour plus de sûreté ; Rumoc, lui, pourra déterminer s'ils tentent de nous tromper en nous présentant des choses comme mangeables. Pour que Victor et toi voyiez ou vous mettez les pieds, il m'est possible de faire de la lumière. Et si tout se passe bien... Nous les relâcherons. C'est donc un accord gagnant-gagnant où chacun trouve son compte. Toutefois, au moindre soupçon de traîtrise... Nous n'aurons d'autre choix que de les tuer.

" Tu es généreux..." fit Martin, d'un ton sinistre. " Mais très bien. Vous avez entendu le barde. Je serai moins coulant que lui, je vous préviens. Vous êtes peut-être des raclures d'elfes noirs mais je suis une crapule mélandienne et je suis terriblement rancunier."
Il s'approcha du drow qui était à genoux devant lui et s'accroupit dans son ombre pour lui lier les poignets.

Taliesin songea à déposer son épée pour guérir immédiatement l'elfe noir qui se tenait près de lui. Mais il craignait sa réaction : le destin de prisonnier, même assorti d'un espoir de libération, ne lui plaisait peut-être guère... Aussi opta-t-il pour la prudence.
-Quand tu auras fini, Martin, pourras-tu me rejoindre ? Il faut que je le soigne... Ensuite, nous déciderons si nous demeurons dans les ténèbres ou si je nous éclaire. Auquel cas, le contraste risque d'être... surprenant.

Martin le rejoignit quelques minutes plus tard. Il avait forcé l'elfe noir à s'allonger sur le sol.
" A mon sens, la question ne se pose pas. Nous avons besoin de lumière. C'est à notre avantage et cela les handicapera sérieusement. Mais combien de temps dure ton sortilège ? Au pire, il faudra peut-être sacrifier un élémentaire pour nous procurer une source de feu et entretenir une torche ou deux."
Il marcha droit sur le blessé et lui saisit les poignets, qu'il immobilisa dans son dos.
" Ne gaspille pas trop d'énergie sur celui-ci. Un seul nous suffit pour remonter. Ils ne sont pas solidaires."

-Je sais, mais je suis un peu Luménien sur les bords... répondit-il au courtisan, souriant.
Puis, pour que le drow ne souffre pas trop, il se hâta d'incanter :

Taliesin --> Soins légers --> Elfe noir

-Si tu penses avoir besoin d'un autre sort pour pouvoir marcher sans trop de gêne, n'hésite pas à me le dire... fit-il à l'intention de son patient.
Enfin, il refit face à Martin.
-Je ne pourrai pas invoquer d'élémentaire avant d'avoir dormi. Quant à la lumière que je peux créer...
Il se concentra... et son sourire disparut tandis qu'il se maudissait intérieurement, se traitait de tous les noms.
-Une minute, grommela-t-il. Ces saletés de lumières dansantes ne durent qu'une minute. J'ai vraiment été un crétin fini d'en parler... A quoi servirait la lueur de quatre torches sur un si court laps de temps ?
Il soupira.
-Bref, je suis désolé. Ce sera ténèbres jusqu'à ce que je puisse dormir. Ensuite élémentaire et torche, si on trouve de quoi en fabriquer une.

Martin parut songeur un instant. L'elfe noir avait cessé de saigner mais son teint grisâtre n'augurait rien de bon. Le courtisan s'écarta.
" Nous avons besoin de lumière. Tu pourrais rester ici avec le blessé et les gamins, j'emmène celui-ci pour qu'il me trouve ces soi-disant champignons. Sans rien à manger, nous ne tiendrons pas longtemps. Je suis tout prêt à me rôtir un petit gigot d'elfe noir, mais j'ai comme l'impression que tu préféreras jeûner. Si tu ligotes bien ce petit paquet, tu pourras dormir tranquillement."

Le barde acquiesça. Il ne se sentait de toute façon guère en état de continuer à crapahuter dans les tunnels : la fatigue, la faim, le froid le tenaillaient par trop.
-D'accord, répondit-il. Attends juste que je l'ai attaché.
Il déposa son épée et s'efforça d'accomplir sa tache sans brutalité. Lorsque ce serait chose faite, il lancerait au drow un nouveau sort de soins. Puisqu'il allait dormir et par conséquent récupérer ses pouvoirs, autant utiliser auparavant ceux qui pouvaient être utiles.

Une fois qu'il en eut terminé avec le drow, Martin l'attira à l'écart. L'autre elfe noir était toujours face contre terre. Victor s'était assis près de Jehan et semblait nerveux.
" Ne te laisse pas attendrir, Taliesin. Ce sont des elfes noirs. Ils essaieront de profiter de la moindre ouverture. Et ton humanité envers eux ne changera rien à la haine qu'ils te vouent. Nous ne pourrons pas les laisser vivants. Si nous le faisons, nous aurons des ennemis implacables qui n'auront de cesse de nous traquer pour nous abattre, où que nous soyons sur Toril. Et ils ne feront pas preuve de pitié, eux. Fais-toi à cette idée. Je m'en chargerai dès que nous l'estimerons utile ou nécessaire." souffla-t-il.

Le barde secoua la tête.
-Je veux bien que les drows soient pourris jusqu'à la moelle et qu'ils nous haïssent pour les avoir capturés, murmura-t-il. Mais de là à nous poursuivre où que nous allions... Ne préféreront-ils pas tenter de rentrer chez eux ?
Il soupira.
-Je n'aime pas l'idée de les tuer si nous n'en avons pas l'absolue nécessité. Je n'ai pas envie de m'engager à nouveau sur cette pente-là, pas envie de donner cet exemple à Victor. Mais je dois admettre que tu connais mieux les elfes noirs que moi. Et qu'on ne peut pas vraiment se permettre de faire de sentiments...
Il écarta les mains.
-Nous en reparlerons. D'ici là, nous les surveillerons étroitement. Et de toute façon... Je ne suis pas en mesure de t'empêcher de faire quoi que ce soit.

Martin sourit doucement, amusé.
" Je n'ai pas envie que nous devenions ennemis, Taliesin." fit-il finalement. " C'est important que tu saches que je suis de ton côté et qu'ils ne le sont pas. Et je pense que les éliminer sera une nécessité absolue. J'en suis même persuadé."
Il croisa les bras, jeta un oeil vers Victor.
" Mais si tu crains pour le gosse, c'est assez simple... Tu n'auras qu'à lui raconter qu'ils ont préféré redescendre dans les profondeurs pour trouver leur route vers Outreterre. Cela ne sera pas difficile."
Le courtisan pressa l'épaule du barde.
" Mélandis, souviens-toi. Si tu espères vraiment gagner la cité maudite, tu dois te faire rapidement à ses usages. Une petite grimace en coin à chaque concession risque de te trahir bien plus que l'argent que tu dépenseras pour racheter un esclave."

-J'ai déjà berné les Mélandiens une fois, tu sais. Y compris certains de leurs plus hauts dignitaires. Je pourrai donc recommencer...
Son ton d'abord léger c'était fait plus grave tandis qu'il se remémorait, bien malgré lui, cette sinistre époque. Aussi se hâta-t-il de changer de sujet.
-Pour le reste... Je te fais confiance, Martin. Vraiment. Et que je ne sois pas d'accord avec certaines de tes idées ou certains de tes actes n'y changera rien. Surtout si cela concerne des choses si... secondaires. La seule chose qui m'importe est la survie des enfants. Alors je n'entrerai pas en conflit avec toi pour les drows, tu peux en être sûr.

HRP :
" C'est parce que tu avais un gentil MJ, cette fois-là." répondit Martin.

" Très bien." fit le courtisan avec un dernier sourire avant de retourner vers son drow.
Il lui flanqua un léger coup de pied.
" Debout. Nous allons faire un petit tour en tête à tête, mon grand."
Lorsque l'elfe noir fut sur ses pieds, Martin se pencha vers lui et lui chuchota quelque chose à l'oreille, avant de le pousser d'une bourrade dans le dos.
" Dors bien." lança-t-il à Taliesin avant de s'éloigner dans un couloir voisin.
Le son de leurs pas décrut. Victor leva les yeux, balayant les ténèbres.
" Taliesin... Taliesin ?" fit-il, un peu inquiet.

-Je suis là, bonhomme, répondit l'elfe.
Il s'approcha aussitôt de l'enfant et lui posa une main rassurante sur l'épaule.
-Tout va bien ? s'enquit-il.

" Est-ce que Martin est devenu fou ?" demanda-t-il à voix basse. " Si tu n'avais rien dit... Il allait vraiment lui couper la tête, tu sais ?"
Il frissonna.
" Tu crois qu'il va revenir ?"

-Pourquoi ne reviendrait-il pas ? Nous avons plus de chances de nous en tirer ensemble, en joignant nos forces...
Il s'assit près de l'enfant.
-Je ne crois pas qu'il soit devenu fou. Simplement... Il a grandi à Malandis. Cette cité laisse forcément son empreinte sur ses habitants : il faut être dur, décidé et souvent impitoyable pour y survivre. Sans quoi... On est réduit à la misère, à la servitude. Et on n'y fait guère de vieux os.
Il réprima un frisson. Maintenant qu'il était immobile, le froid le frappait durement, le glaçait jusqu'à la moelle. Et la fatigue n'arrangeait rien.
-Tout ça pour dire que Martin n'est ni fou, ni mauvais, reprit-il. Mais il est prêt à tout pour survivre. C'est pour ça qu'il voulait tuer les drows. Il craint qu'ils ne tentent de nous faire du mal à la première occasion... Sa crainte est sans doute justifiée. Mais... Toi et moi avons grandit ailleurs qu'à Mélandis. Alors nous nous préférons éviter de tuer, nous espérons toujours que les gens sont moins mauvais qu'ils n'en ont l'air.

Victor opina du chef.
" Pourtant nous avons eu de nombreuses occasions de constater que les gens sont souvent plus mauvais qu'ils en ont l'air. Souvent... En juste quoi... un an ? Un peu plus ? Alors pourquoi est-ce qu'on n'apprend rien ? Est-ce qu'on est bêtes ? Ou bien c'est trop tard ? Moi j'aurais pensé qu'à Mélandis, on ne pouvait qu'être heureusement surpris, puisqu'on s'attend toujours au pire. Quand on vient de Luménis, on ne peut qu'être déçu."

Le barde grimaça. Le sujet était difficile, et il ne savait trop comment répondre au petit garçon. A vrai dire, il n'était pas sûr de ce qu'il pensait.
-Luménis est un havre. Même si les horreurs du monde extérieur s'y faufilent parfois... le bien finit toujours par y triompher. Il y est présent depuis longtemps, beaucoup se vouent à sa défense. Alors, les dieux en soient loués, il faudrait beaucoup, énormément, pour que ce bien en soit déraciné. Ailleurs... Il y a d'autres havres. Plus qu'on ne le croit. Et on découvre parfois des fragments de lumière là où on s'y attend le moins. J'en ai découvert à Mélandis même. Tous les malheurs, toutes les souffrances ne parviennent pas à étouffer complètement la lumière.
Il soupira.
-Il y a des lieux plus neutres. Et des lieux mauvais. Mais souvent, rien n'est blanc ou noir. C'est plutôt gris. Entre les deux. Avec de bons et de mauvais côtés. Et si le mal nous paraît plus répandu... C'est parce qu'il est très, trop facile d'y succomber. Les épreuves, les malheurs de la vie aigrissent souvent les gens. L'égoïsme est courant : satisfaire ses envies, ses besoins procure un plaisir plus immédiat que penser aux autres, qu'agir pour eux. Et puis, la gloire, la richesse, le pouvoir sont des choses tentantes... Et on peut difficilement les obtenir sans léser autrui.
Il eut un triste sourire.
-Mais il y a des gens, plus qu'on ne le croit, qui refusent de ne penser qu'à leur propre plaisir, qui refusent de s'élever en abaissant les autres et qui, au contraire, essaient d'aider, de partager... Après... Est-ce que ces gens sont bêtes ? Est-ce que nous sommes bêtes ? Je ne pense pas, Victor. Je n'espère pas. S'il n'y avait plus de personnes comme ça... Le monde irait de mal en pis. Alors oui, être bon, c'est dur. Très dur. Les épreuves que l'on rencontre n'en sont que plus pénibles, le mal auquel on est confronté ou que l'on subi n'en est que plus douloureux. Mais les joies et les bonheurs qu'on peut trouver sont aussi plus grands. Alors, à mon avis... Cela vaut la peine.
Il serra l'épaule de Victor.
-Tu sais, je me suis posé les mêmes questions que toi. Je me suis traité d'imbécile pour ma bêtise, pour ma naïveté, pour cette tendance à vouloir faire le bien, à voir le bien chez les autres. Cela m'a beaucoup coûté. Mais... Faire le mal m'a coûté bien davantage. Cela a failli me perdre. Cela m'aurait perdu si je n'avais pas rencontré des gens... qui on pensé que je n'étais pas un monstre, dans le fond. Qui ont espéré qu'il restait du bon en moi. Qui m'ont donné ma chance. Galathée et toi m'avez sauvé, ramené à la lumière. Parce que vous la portez en vous, comme d'autres. Comme ceux qui empêchent que ce monde ne soit que sang, que cendres.
Son sourire reparut, plus assuré cette fois.
-Alors qu'importent les coups et les épreuves. Vous m'avez permis de redevenir ce que j'étais autrefois, de redevenir comme vous. Je ne veux plus changer. Tant pis si je suis bête, tant pis si je suis naïf, tant pis si je n'apprends rien. Je préfère ça à retomber dans la dureté, la malveillance, la cruauté. Ou simplement dans le pragmatisme. Et puis, si les bêtes et les naïfs comme nous se serrent les coudes, ils peuvent quand même arriver à de belles choses, non ? Certains ont créé Luménis. Nous, à notre niveau... On s'est tirés de bien des passes difficiles sans tomber au niveau de nos ennemis. C'est déjà beaucoup. Et on va continuer.

Victor écouta les paroles de Taliesin avec attention, mais il ne sembla pas complètement convaincu. Il renonça cependant à poursuivre sur cette voie et se referma les bras autour de ses genoux.
" J'espère qu'il va revenir parce que j'ai faim." fit-il avec un maigre sourire. " La dernière chose que j'ai mangé n'était pas très bonne. Je crois que c'était fait avec un animal venu du lac. Spongieux, amer... et plein de petites arêtes. Mais je n'ai pas été malade. Je crois qu'après ça... même la cuisine de Matthieu me semblera bonne."

Taliesin ressentit un pincement au cœur face au complet insuccès de sa déclaration et au brusque changement de sujet opéré par Victor. En même temps, devait-il vraiment s'étonner ? Comment pouvait-il espérer que ses dires emportent la conviction du gamin, puisqu'il n'y croyait guère lui-même ? Il voulait être bon, oui. Faire le bien. Ne pas être animé par un pragmatisme glacé. En même temps, s'il fallait tuer pour sauver leurs vies, il le ferait sans la moindre hésitation. A vrai dire, il était prêt à tout pour qu'ils s'en sortent. Alors, comment pouvait-il ne serait-ce qu'oser parler comme il venait de le faire ?
Il n'était bon que pour les belles paroles, que pour les beaux discours enflammés mais creux. Bref, il n'était qu'un barde, et la réaction de Victor était plus que légitime.
Aussi se garda-t-il bien de revenir sur l'épineux thème qu'il avait abandonné. Tout ce qui lui vint à l'esprit fut une stupidité culinaire dont il se fendit sans attendre. Ce genre d'âneries avait au moins l'avantage de ne le pas le pousser à mentir ou a inonder les oreilles de l'enfant de mots vides de sens.
-Alors tu vas adorer notre prochain festin ! Le drow a parlé de mousse... et d'insectes. Je me demande si on doit faire cuire ceux-ci où si on les avale quand ils frétillent encore....

Victor lui décocha une grimace éloquente.
" Si tu avais mangé de l'herbe pendant des jours et des jours, comme je l'ai fait, je te garantis que tu trouverais la mousse à ton goût. Mais les insectes... Ah beurk !"
Il rit de bon coeur.
" Tu les goûteras pour moi, dis ? S'il te plaaaaaaait !"
Il parut fier de sa répartie, puis son expression s'altéra ostensiblement, gagnée par l'inquiétude.
" Qu'est-ce qu'on va faire manger à Jehan ? Comment on va faire ?"

Il jeta un regard au garçonnet inanimé.
-On essaiera de lui faire de la bouillie : il devrait pouvoir l'avaler s'il a gardé le réflexe de la déglutition. Après, si c'est trop difficile... Il faudra attendre que nous ayons retrouvé notre grotte. Là, la température sera bien plus agréable, on aura des couvertures, des vêtements chauds, de l'eau en abondance... Et d'autres choses utiles.
Il avait ajouté les derniers mots en baissant encore la voix, pour que le drow ne puisse rien en saisir.

Victor le dévisagea avec un léger sourire un peu triste, bien qu'il ne puisse en réalité pas discerner ses traits.
" Parce que tu crois qu'on va retrouver la grotte ? Tu es... plus luménien que moi, on dirait."
Il soupira.
" Moi ce que j'espère surtout, c'est que les gens qui devaient venir nous sauver sont arrivés sur l'île et qu'ils ont délogé les pirates. J'ai l'impression d'être sous terre depuis une éternité..."

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