La Couronne de Cuivre

Baptiste le regarda avec une grimace.
" Taliesin, si je descends... Je ne te promets pas que je remonterai jamais. Malgré toutes les merveilles qui se trouvent ici... C'est trop me demander. Sinon, je campe volontiers dans la chênaie... mais seulement si tu donnes des consignes claires à Victor, et qu'il a l'air de les accepter."

-Je vais aller lui en toucher un mot. Autant ne te faire descendre que quand ce sera absolument nécessaire.
Il lui sourit et joignit le geste à la parole.
Obliger les gosses, surtout Victor, à camper deux jours durant - et sans doute plus, parce qu'évidemment les elfes du clan allaient prendre tout leur temps ! - a demeurer dehors, sur un espace très restreint, avec absolument rien à faire sinon tourner en rond... Cela tenait de la farce.
De la farce sinistre et incontournable, malheureusement.
A ce demander s'il y aurait quoi que ce soit de réjouissant, dans ce foutu voyage.

Taliesin retrouva Victor et Titus en bas. Ou plutôt Titus en bas, et Victor à mi-hauteur, car il s'était installé sur la branche d'un des chênes, d'où il pilotait un navire volant, qui s'élevait dans le ciel grâce à une armada d'élémentaires d'air obéissants. Le faune participait à son jeu — ou du moins, telle était l'intention de Victor. En réalité, le premier gambadait avec les mouches et les moustiques, en ne prêtant qu'une vague attention aux élucubrations de son comparse que, de toute façon, il ne comprenait guère.

-Victor, tu peux venir s'il te plait ? le héla-t-il.
A son avis, le gosse ne verrait pas du tout d'un mauvais œil la perspective de camper : au contraire, cela lui plairait sans doute, puisque ça aurait un petit côté aventure. En revanche, devoir demeurer cantonné dans les limites étroites de la chênaie... ce serait une autre histoire.
Enfin, ce n'était pas comme s'ils avaient le choix.

" A vos ordres, capitaine !" cria le gamin dans le vent, avant de descendre de son perchoir, agile comme un écureuil.
Titus suivit sa trajectoire avec envie, levant un moment le nez de ses insectes. Victor, quelques feuilles dans les cheveux et de l'écorce sur les vêtements, se mit au garde à vous devant l'elfe.
" On a respecté les consignes, chef !"

Même s'il n'était pas d'humeur suffisamment légère pour se livrer à des facéties, il décida néanmoins de lui répondre dans la même veine. Qui sait si cela ne passerait pas mieux ainsi ?
-Mes félicitations : je suis fier de vous. Je puis à présent vous confier votre nouvelle mission.
Il prit une profonde inspiration.
-Les consignes concernant le périmètre qui vous est assigné ne changent pas. En revanche, à présent, il faut tenir la position sur une durée couvrant peut-être deux jours, ce qui impliquera de dormir à la dure. De surcroit, il vous faudra accomplir cela avec une équipe restreinte se composant uniquement de vous et de vos deux camarades, tandis que notre hôte et moi-même partirons en expédition.

Pendant une seconde, il sembla que Victor allait protester. Il demeura la bouche ouverte et Taliesin eut l'impression qu'il allait se rebiffer vertement. Mais son sourire revint.
" A vos ordres, chef ! Comme vous le désirez, chef ! Avons-nous la permission de faire du feu ? Et on peut chasser ?"

-Il faut que j'en discute avec nôtre hôte. Mais quelles que soient vos activités, il est impératif qu'elles ne vous mènent pas au-delà des limites du fort.
Et si des elfes passaient dans le coin et s'offusquaient de la présence d'odieux humains dans la forêt ?
Et si une bête sauvage s'aventurait dans les parages ?
Il fallait espéré que le minuscule domaine de Wilmarin soit réellement sûr.
-Vous laisser seuls ici ne m'enchantent guère mais c'est l'unique solution pour avoir une chance d'obtenir des alliés susceptibles de nous aider à retrouver dame Cordélia. conclut-il, embarrassé.

" On tiendra le navire, capitaine ! On le défendra avec notre vie !"
Il sourit.
" Mais c'est quand même mieux si on peut allumer du feu... Enfin, je dis ça... On se débrouillera. Mais où tu vas, toi ?"

-Nous nous rendons auprès du clan des Tombes de soie, celui de la princesse qui a disparu. C'est ce que j'avais envisagé de prime abord mais là, il ne sera pas question de s'entretenir avec les autorités : l'idée est de trouver des alliés prêts à nous aider. Des alliés qui préféreront enquêter que tirer d'emblée les armes. Le trajet jusque chez eux ne sera pas très long mais les discussions, en revanche, pourraient prendre du temps.

" Et puis si tu t'amènes avec des humains, ils vont trouver ça bizarre et poser plein de questions en plus... Je vois le tableau."
Il sourit.
" C'est pas pour rien que l'auberge de Borgporkniel s'appelait le Rendez-Vous des Moins-que-Rien, hein ?"

-Non, effectivement. Et encore, les elfes de Loth Imarhil sont beaucoup plus... ouverts d'esprit : je t'ai obtenu un laissez-passer sans difficulté et personne ne t'a inquiété lorsque tu es retourné en ville tout seul pour voir ma sœur...
Il soupira.
-Je déteste l'ambiance, dans cette région. Mais ça n'est qu'un mauvais moment à passer. Pour le prochain voyage, s'il y en a un, je te promets que nous irons quelque part où les races ne sont pas à couteaux tirés.

" Ne t'en fais pas, dit Victor. C'est normal que les choses soient plus compliquées dans les campagnes... Les gens ont souvent peur de ce qu'ils ne connaissent pas... et puis il y a toutes les guerres hélonniennes... On s'y attendait, vu le voyage avec le capitaine Voronwë, non ? C'était l'avant-goût !"
Il rit en haussant les épaules.
" Va t'amuser chez les oreilles pointues et nous on promet de ne pas mettre le feu aux arbres en attendant."

-M'amuser ? J'en doute ! Je pense plutôt que je vais trouver les membres du clan à peu près aussi insupportables que les gens de la vallée, ce qui est peu dire. Enfin, nous en revenons toujours à notre vieille maxime : faire ce qui doit être fait.
Il s'arracha un sourire.
-Et je vais voir avec Wilmarin pour cette histoire de feu.

" Je suis sûr que tant que tu ne prononces pas le mot "humain", ils seront au contraire très fréquentables." dit Victor.
Quelques minutes plus tard et au prix d'un nouvel effort (qui renseigna le barde sur le fait que c'était sa dernière ascension du jour s'il ne voulait pas terminer avec des courbatures), Taliesin rejoignit à nouveau Baptiste et Wilmarin. L'elfe écouta ses doléances avec une légère grimace.
" Du feu dans mon bois ? Hum. Il va falloir que je leur laisse un chaperon, dans ce cas. Je sais qu'ils sont intelligents, pleins d'astuce, et tout ce que vous voulez... mais je ne les connais pas. Et je tiens à mes arbres."

Wilmarin avait-il vraiment imaginé que les garçons demeureraient dans le bois sans feu pour cuire leurs aliments et, surtout, se réchauffer et s'éclairer une fois la nuit venue ?
-Quel genre de chaperon ? s'enquit-il posément.
En fonction, cette nouvelle donnée pouvait être soit rassurante, soit inquiétante.

" Hum... Un de mes amis des bois. Ne vous en faites pas. Il s'entendra bien avec les humains et communiquera avec le faune. C'est ce que vous voulez, non ? Quelqu'un qui pourra... veiller et surveiller. Vous avez ce que vous voulez, et moi aussi."
Il se frotta les mains.
" Bon, mais mettons-nous en route. Je dois encore invoquer la barrière, puis aller chercher mon chaperon..."

Le plus souvent, quand il y avait quelque chose de désagréable à accomplir, le mieux était de sauter à l'eau sans trop se poser de questions.
Une fois qu'on y était... on y était.
-Très bien. Je vais accompagner Baptiste en bas.
Ensuite, ne resterait plus qu'à attendre.

Descendre était plus aisé que monter, même pour Baptiste, et ils se retrouvèrent bientôt tous en bas. Le gosse partit à la recherche de ses camarades entre les troncs, tandis que Wilmarin s'éloignait quelque peu pour incanter et en appeler à la forêt pour qu'elle protège le bosquet en son absence. Taliesin ne put qu'attendre, jusqu'au moment où il eut l'impression d'être observé.
" Tu as des beaux cheveux." dit une petite voix aiguë.
Impossible de localiser sa source, cependant.

-Heu... Merci, répondit le barde.
Le fameux chaperon mandé par Wilmarin, sans doute.
Restait à espérer qu'il serait bienveillant à l'égard des garçons et qu'ils s'entendraient bien. Cela ne rendrait pas les règles des elfes et le séjour chez eux plus agréable mais au moins serait-il tranquille quant au fait que le séjour des gosses en pleine nature ne serait pas trop pénible.

" Tu m'en donnes un peu ? Juste une mèche, ça suffirait. Une petite. Ils sont trop beaux."
Il sentit une petite pression sur son crâne, comme une caresse, mais il n'y avait toujours rien ni personne. Son interlocuteur — à moins que ce ne soit une fille, difficile à dire — était manifestement invisible.

En temps ordinaire, la situation l'aurait amusé. Mais vu son humeur du moment, elle eut plutôt tendance à l'agacer.
Il prit néanmoins sur lui pour se montrer aimable : l'être, quel qu'il soit, n'était pas responsable de ses tracas et s'il le froissait, il n'était pas impossible que les enfants en pâtissent.
-Du moment que tu te contente d'une petite mêche, il n'y a aucun problème.

" Tu es gentil." dit la créature invisible.
Plus loin, en bordure de la chênaie, il y eut un débordement de lumière dorée, qui s'estompa. Une seconde plus tard, Wilmarin reparaissait.
" Ah. Je vois que vous avez fait connaissance. Bon, vous avez donné vos consignes aux gamins ? On peut y aller ?"

-Les consignes sont données mais je vais quand même leur dire au revoir, répondit-il, diplomate.
Il n'avait pas l'intention d'éterniser les choses, ni de faire de longs discours. Juste de leur souhaiter bon courage pour ce séjour sylvestre aussi précaire qu'imprévu et de les assurer qu'il serait vite de retour.
Car une chose était certaine : il n'allait traîner ni en route, ni sur place. Plus tôt tout cela serait expédié, mieux ce serait.

Baptiste, Titus et Victor s'étaient rassemblés autour d'un tronc tombé, attendant le dernier salut du barde avant de reprendre leurs activités. Ils l'accueillirent donc avec le sourire, curieux (et peut-être amusés) à l'idée du discours qu'il allait immanquablement leur faire.
" Bon, ben... Bon voyage, alors ! s'exclama Victor.
— Tu crois que tu reviens dans combien de temps ?" demanda Baptiste.

-J'en ai discuté avec Wilmarin et un délai de deux jours lui semble réaliste. Après, il n'est pas impossible que ce soit un peu plus court ou, plus probablement, un peu plus long. Quoi qu'il en soit, si cela devait advenir, ne vous inquiétez pas : ce sera simplement qu'il m'aura fallu davantage de temps pour convaincre les elfes.
Il s'arracha un sourire mais le cœur n'y était pas : que les humains adultes n'aient pas le droit de pénétrer dans la Lorien, il pouvait le comprendre ; que cette interdiction s'étende aux enfants, qui plus est étrangers à cette partie de l'île, cela lui semblait tenir de la plus absolue des stupidités et devoir se plier à cette règle absurde, devoir laisser ses fils en plan juste pour satisfaire aux lubies d'elfes racistes lui coûtait énormément.
-Pour le reste... Je ne suis pas ravi de devoir partir sans vous, et c'est un euphémisme. Mais au moins, je suis assuré que vous ne craignez rien : Wilmarin a mis en place une barrière magique pour protéger la chênaie et il a appelé un être invisible pour veiller sur vous. Je ne sais pas quelle est sa nature exacte mais... ce sera à vous de le découvrir. Vous me raconterez à mon retour.

" Un être invisible ? s'exclama Victor. Trop cool !"
Baptiste avait l'air tout aussi enchanté mais le manifesta de manière moins bruyante.
" Et te fais pas de bile ! Moi je trouve ça pas plus mal que les enfants, on soit débarrassés des adultes de temps en temps, dit Victor avec un sourire carnassier. C'est vrai, quoi ! On est tout le temps sous votre coupe ! Cette fois, on est tranquilles ! Et tu vas voir : on s'en sortira très bien."

-Je n'en doute pas.
Il se sentit presque vexé mais n'en laissa rien paraître. Cela n'était pas plus mal si les garçons vivaient bien la situation.
-A bientôt, dès lors.
Il leur sourit à nouveau puis tourna les talons.
En route pour ce merveilleux séjour parmi les elfes !

Wilmarin l'attendait à quelques mètres et aussitôt que le barde l'eut rejoint, il se mit à incanter. Il psalmodia ainsi pendant quelques minutes, levant une brume argentée autour d'eux, puis il toucha le poignet du barde et un battement de coeur plus tard, ils étaient en un tout autre endroit. Il s'agissait de l'intérieur d'une maison et ils furent accueillis par un cri de stupeur de sonore !
" Wilmarin ! Bougre d'imbécile ! s'exclama une voix féminine. Tu veux me tuer !"
L'elfe de lune décocha une taloche au nouveau venu. Ils étaient dans une cuisine, manifestement.

Il s'était attendu à ce qu'ils fassent le trajet à pieds, non à ce qu'ils se téléportent : il s'était imaginé que, dans le cas contraire, Wilmarin l'en aurait prévenu. Mais au fond, était-ce si étonnant que son guide use de magie, lui qui était depuis des siècles versé dans les arcanes ?
Quoi qu'il en soit, il n'allait pas s'en plaindre : cette désagréable excursion n'en serait que plus courte et, au moins, il plongeait directement dans le bain, évitant des heures et des heures de marche durant lesquelles, à n'en pas douter, il aurait multiplié les récriminations silencieuses.
Silencieux, il le resta cependant, attendant la suite, préférant laisser au vieil elfe le soin de faire les présentations.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La Vallée Fertile