La Couronne de Cuivre

Il fit non de la tête.
-J'étais déjà venu une première fois, si. A l'époque, j'étais sur les traces de mes compatriotes : notre cité a été rasée peu après ma naissance et les habitants qui n'ont pas été massacrés se sont dispersés de par le monde. Lors de mes périgrinations à Manost, j'ai trouvé des documents laissant entendre que certains d'entre eux s'étaient rendus à Luménis et j'ai suivi leurs traces... en vain. Toutefois, j'ai été touché par votre ville, sa bienveillance, son caractère accueillant... Alors comme j'avais par ailleurs appris que d'autres membres de mon peuple avaient été capturés par les Mélandiens, j'ai sondé vos autorités d'alors, pour voir si elles ne pourraient pas soutenir mon projet... Elles l'ont fait, en m'accordant l'aide d'un jeune soldat prénommé Kerdän. Nous avons été séparés après notre arrivée dans la capitale de l'empire et il est mort, je présume. Comme tant d'autres de mes compagnons... Enfin bref. Lorsque nous avons dû fuir la Cité du Chaos, j'ai immédiatement songé à Luménis comme destination : je pensais que les rescapés pourraient y refaire leur vie, être heureux... Une bonne partie d'entre eux ont accepté de m'y suivre. La suite, vous la connaissez.

" C'était une bonne destination. Je regrette que vous soyez arrivés à un moment où les querelles intestines et la corruption ne permettaient pas que vous soyez reçus comme il l'aurait fallu."
Elle haussa les épaules.
" Mais vous nous avez offert une renaissance ! Il faut parfois un choc pour sortir de l'ornière."

Il la fixa, décontenancé.
-C'est bien d'arriver à voir les choses de cette manière, avec tant d'optimisme, finit-il par répondre, sincère.
L'instant souvent, il soupirait de nouveau.
-Mais personnellement... J'ai du mal, sur cette sinistre histoire, à penser à autre chose qu'aux drames que j'ai indirectement provoqués.

" Les drames, c'est Morféa qui les a causés. N'importe qui l'ayant fréquenté avant le désastre peut s'interroger sur son aveuglement au moment critique... Mais comme je le disais plus tôt... S'il n'y avait eu personne pour le suivre, personne pour estimer que ses méthodes étaient acceptables, il ne se serait rien produit. Je sais qu'il était... bizarre... mais il n'a pas ensorcelé des milliers de personnes. Même les plus grands magiciens en sont incapables. Même les dieux."

Après de longues seconde de silence, il finit par acquiescer.
-Vous avez raison. Comme vous le souligniez tout à l'heure, cette catastrophe est l'aboutissement d'un malheureux concours de circonstances. Et je ne suis que l'une d'entre elles, parmi tant d'autres.
Il esquissa un sourire.
-J'espère que vos concitoyens en viendront tous à penser de la sorte. Et je ne dis pas cela pour moi. Simplement, cela me semble être la manière d'envisager les choses qui permet le mieux d'aller de l'avant... Or, votre cité mérite de surmonter cette page sombre de son histoire retrouver l'optimisme qui, jadis, faisait sa réputation.

" En réalité, la cité est déjà allée de l'avant. C'est cette guerre avec Manost qui nous replonge dans une certaine tension... Mais en réalité, les conseillers ont bien joué leur affaire, en recrutant surtout à l'extérieur de la ville. Toutes les cités alliées, qui n'avaient pu nous aider pendant les dictatures se sont empressées de nous envoyer des troupes. C'est ce qui a permis de réduire le contingent luménien au minimum. Et c'était nécessaire : les gens n'étaient pas prêts, aussi vite, à voir leurs proches repartir vers la mort. Sans compter que c'est la jeunesse qui a le plus souffert des purges, évidemment. Bref, on sent que Luménis retient son souffle... mais avec un peu de chance, et l'aide de Lathandre, nous serons bientôt mûrs pour profiter longtemps de la lumière."

-C'est tout ce que je vous souhaite, fit le barde avec une certaine gravité.
C'était la pure vérité. Et s'il y avait peut-être une part d'égoïsme dans ce souhait - parce qu'il serait plus facile pour lui de vivre dans une cité qui avait pansé ses plaies et préférait aller de l'avant plutôt que de rester braquée sur le passé -, cela ne se limitait pas à cela, loin s'en fallait. En effet, il n'avait jamais voulu de mal à Luménis, jamais désiré qu'elle souffre d'une manière ou d'une autre. Il n'avait aspiré qu'au bien de tous et... y aspirait encore, même s'il ne tenterait plus jamais de changer le monde.

Callie bâilla.
" Ah, je vous ai gardé bien trop longtemps, avec un sujet sombre... Je suis désolée... C'est la Fête de la Lune, ce n'est pas la soirée la plus drôle de l'année."
Elle sourit.
" Mais je vous remercie pour la conversation. Je vais aller me coucher."
Sur ces entrefaites, elle se leva.

Il se leva également.
-Ne soyez pas désolée. Et c'est moi qui vous remercie : je trouve que la tonalité de la conversation n'était pas si sombre que cela. Au contraire.
Il sourit à nouveau.
-Je vous souhaite une bonne nuit et vous dis à demain.
Lui-même ne ferait pas de vieux os : sitôt les verres lavés, il irait se coucher.

Comme annoncé, Galathée et les deux garçons revinrent le lendemain en fin d'après-midi, alors que le soleil avait déjà décliné et qu'une lumière magnifique teintait les arbres presque nus. Ce fut Plume qui donna le signal, en quittant l'appui de fenêtre où elle s'était réfugiée, puis quelques minutes plus tard, ils entendirent le trot du cheval sur les cailloux du chemin, et le petit équipage déboula dans la cour. Galathée était souriante mais manifestement fatiguée, Victor bondit du chariot avec son énergie coutumière pour reprendre possession de son domaine, Baptiste avait l'air plus pale et moins énergique, mais en croisant le regard du barde, il sourit doucement. Ils avaient rapporté les salutations de Mathilde et Antoine, qui étaient en pleine forme, ainsi que quelques livres, des produits de la mer que la rôdeuse insista pour ranger immédiatement, et d'autres paquets encore non identifiés.

S'ils piquèrent sa curiosité - barde un jour, barde toujours ! - Taliesin ne posa aucune questiona leur sujet et se contenta de prêter main forte à Galathée pour le rangement, tout en lui racontant comment les choses s'étaient déroulées à la ferme, en particulier avec les jumeaux - et ça n'était pas trop mal allé, somme toute.
-Et de votre côté ? s'enquit-il quand il en eut terminé. Tu as l'air crevée...
Peut-être la nuit avait-elle été mouvementée...

" Nous sommes allés nous coucher tard. La Fête de la Lune, à Luménis, ce n'est pas exactement n'importe quoi. Il y a des choses partout, et les garçons étaient surexcités, ils voulaient tout voir, tout entendre. De ce que j'ai compris, c'était moins fastueux que l'année passée, mais nettement plus... serein. Ensuite... Victor a dormi comme une pierre, mais Baptiste était un peu nerveux, et nous avons bavardé. Il avait besoin de parler de sa mère, beaucoup. C'était assez sain, somme toute, j'ai trouvé. Je préfère ça de loin à Victor qui ne mentionne jamais leur nom, comme s'ils n'avaient jamais existé. Baptiste va garder sa mère avec lui toute sa vie... C'est bien. Nous sommes allés à la Commanderie ce matin, il était mûr, et je pense que ça s'est bien passé. Il était content en sortant, en tout cas. Et j'ai un peu discuté avec le commandant, Sire Armand. Les paladins insistent pour participer aux frais de son éducation. J'ai essayé de parlementer, mais je pense que nous faisons mieux d'accepter. Je crois qu'ils se considèrent un peu comme... ses oncles, quelque chose comme ça. Et je pense que ce serait bien pour lui, de conserver ce lien."

-Je pense aussi, répondit-il. Et si la démarche des paladins est embarrassante, quelque part... elle est aussi très compréhensible et très louable.
Pour le reste, il était heureux que Baptiste ait parlé de sa mère a Galathée : c'était sain, oui, d'autant que cette dernière serait dans une certaine mesure amenée à prendre la relève de la défunte. L'échange avait dû resserrer leurs liens, ce qui était une excellente chose. Restait le cas de Victor qui refoulait tout, manifestement. C'était inquiétant.

Galathée aborda à voix haute ce qu'il pensait tout bas.
" Que crois-tu que nous devrions faire avec Victor ? L'amener à parler ? Je te pose la question parce que... tu as perdu les tiens, toi aussi. Je me dis que tu sais peut-être mieux ce qui est bon... S'il faut attendre ou forcer..."

-Je ne sais pas, et mon passé ne m'aide guère, car il n'est pas vraiment comparable : je n'ai pour ainsi dire pas connu mes parents naturels et si mes parents adoptifs sont morts, c'était de vieillesse : un événement triste mais... naturel.
Il pinça les lèvres.
-Peut-être Victor ressentira-t-il le contrecoup de cette expédition : ce serait alors une bonne occasion de parler avec lui. Sinon, il faut sans doute garder un œil sur lui, essayer de voir s'il n'y a pas quelque chose d'inquiétant dans son attitude, son comportement. Si ce devait être le cas, alors il faudrait probablement forcer les choses.

Galathée pinça les lèvres, tout en nettoyant les moules qu'elle avait rapportées de Luménis.
" Tu ne crois pas que cette violence qui l'envahit parfois... que tu m'as décrite... à Mersant, notamment, avec les elfes noirs... que ça pourrait être lié ? Comme une expression de tout cette fureur qu'il tait ?"

-Si si, je crois que c'est lié à ça et peut-être aussi à toutes les autres épreuves qu'il a dû subir depuis la mort de ses parents... Bien sûr, les dieux en soient loués, cela ne se produit que dans des situations de danger. Mais ce serait bien si nous pouvions l'en libérer. A mon avis, vider son sac l'y aiderait... Sinon, il restera le mage de Loth Imarhil. Je pense que nous nous y rendrons tôt ou tard, ne serait-ce que pour vous présenter tous à ma sœur... Malheureusement, ça sera pour après le procès. Et d'ici là... je ne sais pas.

Galathée acquiesça.
" Oui. J'espère juste... qu'il pourra traverser ton procès sereinement. Ce ne sera pas facile, bien sûr. Il posera beaucoup de questions. Mais je me débrouillerai."
Elle sourit.
" J'ai ramené pas mal de choses de Luménis. J'avais oublié tout ce qu'on pouvait trouver sur le port ! Bien sûr, il va falloir tout manger très rapidement : le poisson ne se conservera pas, et le fumer... Ce serait du gâchis ! Mais le ciel est à la neige : nous pourrions bientôt avoir de la glace, ce serait appréciable."

L'elfe sourit.
-C'est vrai. Mais qui dit glace dit mômes désirant patiner dessus, qui dit neige dit gosses tout prêts à se vautrer dedans ! J'espère donc que tu as fait des réserves de plantes pour combattre les refroidissements...
Profitant d'avoir enfin les mains libres, il la serra doucement contre lui.
-Ah, je suis content que vous soyez de retour.

Elle l'embrassa.
" Tu ne devais pas t'inquiéter." lui dit-elle doucement.
Elle lui écarta les cheveux du front.
" Et j'ai de grosses provisions d'herbes médicinales. Sans compter qu'il y a un herboriste très bien achalandé à Pré-aux-Sources. J'ai stocké du miel, du thym, des citrons... Nous affronterons tous les rhumes de l'hiver. Par contre, il faudra que nous vérifiions le nombre de mouchoirs dont nous disposons. Je crois que les jumeaux ont réquisitionné beaucoup des tissus que nous utilisions à cet effet... Mais en découpant de vieux draps, ça ira vite."

-Ne restera plus qu'à leur aménager un coin où ils pourront crapahuter librement, et nous serons ensuite parés à hiberner bien au chaud tout l'hiver !
Il l'embrassa à son tour.
-Ça va nous faire drôle, toute cette oisiveté. Bien sûr, il restera la cuisine, la lessive, l'école, la chasse... Mais comparé à l'effervescence des moissons et de l'automne, ce sera le jour et la nuit !

" Nous prendrons des forces pour le retour du printemps... Neuf mois de labeur, trois mois d'hibernation... Il restera des choses à faire : nourrir et soigner les animaux, notamment. Ce qui me fait penser que nous allons bientôt devoir nous occuper du verrat. Il commence à manger vraiment trop, et la truie est pleine..."
Elle pinça les lèvres.
" Peut-être faudra-t-il imaginer d'emmener une partie des enfants jouer dans les bois... Avec toi, par exemple. Et beaucoup de musique."

-De ce que m'en a dit Victor, tous les petits Merlus ont déjà assisté à ce genre d'opération, et lui-même ne paraissait pas la craindre. Mais c'était sans doute une bravade... Il faut aussi tenir compte de Baptiste et des épreuves que tous les autres ont traversé... Bref, comme je ne tiens pas particulièrement à assister à ça dans l'immédiat, j'organiserai volontiers quelque chose.
Resterait à convaincre les gosses qu'il n'y avait rien de honteux à s'épargner le spectacle en question.

" Je ne crois pas qu'ils aient tué de cochon depuis l'épisode des Rouges... et effectivement, à cet âge, ils aiment jouer les durs. Je pense que Callie, Guillhem et moi suffiront pour l'exercice. Quant à une bonne excuse... Nous improviserons. Avec un peu de chance, la neige nous donnera un prétexte tout trouvé. Ce gros lard a encore une ou deux veilles devant lui, de toute façon."
Elle transféra les moules dans un seau, à grosses poignées.
" Comment ça s'est passé, avec Héloïse et Tristan ?"

-Plutôt bien. D'accord, ton absence les a pas mal chamboulés, ils ont beaucoup pleuré par moments et les nourir ou les endormir n'a pas toujours été très facile. Mais Guilhem et Callie m'ont prêté main forte et... Honnêtement, ça a été beaucoup moins rude que ce que je ne craignais.
Il lui sourit.
-Ça veut dire que désormais, tu seras un peu plus libre, que tu pourras t'absenter plus souvent et plus longtemps si tu le souhaites.
Et elle le souhaiterait sans doute : l'appel de la nature... Sans compter la chasse, nécessaire.

" Nous verrons. Cela dépendra de ce qu'on trouve dans les environs pendant la mauvaise saison. Je comptais poser des collets dans le bois, déjà, histoire de ne pas devoir sortir trop souvent. Et Guillhem m'a dit que Meredith, la voisine, avait un problème de sangliers. Je devrais pouvoir m'arranger avec elle : il me suffira de traverser la rivière pour aller dans ses bois et ramener une bête ou l'autre."
Elle haussa les épaules.
" Mais c'est bien que tout se soit bien passé. Pour toi, surtout. Moi je n'ai pas douté que tu t'en tirerais comme un chef."

-C'est gentil. Et ça n'a pas été deux jours trop éprouvants, effectivement. Bon, vous me manquiez, j'étais vraiment désolé de ne pas avoir pu venir avec vous... Mais je me disais que c'était bien que vous passiez du temps ensemble, tous les trois. Que c'était bien, aussi, que tu n'aies pas en permanence à veiller sur les jumeaux.
Il eut un sourire lumineux.
-Il n'empêche : je suis content que nous soyons à nouveau réunis !

" Ah, j'espère que tu ne vas pas devenir inquiet, Taliesin, dit Galathée en l'entraînant vers le couloir. Nous sommes partis quelques heures seulement... Rien ne nous est arrivé, et rien n'aurait pu nous arriver. Il faut que tu te tranquillises. Nous avons des anges gardiens qui veillent au grain..."
Il y avait du bruit à l'étage, une partie des garçons étaient montés.
" Bon, je vais m'occuper de Tempérance."
Sur un ultime baiser, elle l'abandonna à l'intérieur et regagna la cour.

Il aurait voulu lui dire qu'il n'avait pas vraiment été inquiet, qu'ils lui avaient juste manqué... Mais elle était déjà partie. Qu'importe, il le lui expliquerait plus tard, pour éviter tout quiproquo. Dans l'immédiat, il allait voir ce que faisaient Baptiste et Victor : l'un ou l'autre pouvait guetter une opportunité de lui parler. Si ce n'était pas le cas, il vaquerait aux tâches habituelles. Le repas approchant, il y avait des chances que son aide soit appréciée en cuisine même si les produits de la mer n'étaient en rien sa spécialité.

Taliesin n'eut pas la possibilité d'approcher Victor avant l'heure de la vaisselle. Le gamin s'était proposé et Galathée lui avait fait les gros yeux par dessus la table, pour qu'il songe à l'accompagner. L'odeur des moules, très étrange dans le contexte campagnard, flottait dans tout le rez de chaussée. Les enfants Merlu, qui n'en avaient presque jamais mangé, avaient semblé interloqués par l'apparence du menu, mais seul Mathieu avait catégoriquement refusé d'en manger. Les Luméniens de souche, Baptiste, Victor et Callie, en avaient par contre dévoré avec bonheur.
Le barde se retrouva donc auprès du petit garçon, devant la pile d'assiettes et de coquilles.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La ferme Desmoulins