La Couronne de Cuivre

Astrée s'effondra à genoux, face à la clairière détruite, et pleura toutes les larmes de son corps. Elle maudit Neffen de ne pas avoir été plus clair, de ne rien avoir dit quant à la façon d'utiliser les feuilles. Mais il lui avait dit de ne pas chercher à être une autre qu'elle-même, de trouver sa voie... Et sa voie, à elle, c'était de sauver la harde, c'est ce qu'elle voulait de tout son coeur. Mais ça n'était pas comme ça qu'elle devait procéder, apparemment. Pourtant, elle l'avait prévenue qu'elle avait envie de tenter ça, il savait certainement qu'elle le ferait...
Non, elle était injuste avec Neffen. il lui avait dit que la pierre se mourrait car la harde était morte et non l'inverse, il l'avait mise en garde contre la tentation de vouloir ressusciter la harde. Elle était passée outre... et elle en payait le prix. Mais peut-être qu'il n'y avait rien à faire pour sauver la harde... Et dans ce cas, et bien elle se fichait éperdument de ce rameau, finalement. Elle n'en voulait pas pour elle-même. Elle aurait juste voulu sauver la harde...
Mais il n'en restait plus rien. Ni la pierre, ni le dernier rameau de l'arbre. Tout était fini. Elle avait échoué. Il lui restait le fruit... qu'elle sacrifierait sans hésiter si cela pouvait encore changer les choses. Mais si ça se trouve, la magie centaure était tellement étrange qu'il avait pu être détruit en même temps. Mais elle s'en fichait éperdument pour l'heure. Elle pleurait la harde disparue, et sentait que rien ne pourrait tarir le flot de larmes...

Elle demeura seule devant son cercle noirci. Au début, les créatures de la vallée gardèrent leur distance, mais peu à peu, elles reprirent leurs activités comme auparavant, en évitant la zone morte. Les criquets reprirent leur grésillement incessant, le vent agita les branches des arbres, un merle pépia, repris en écho par un autre, un écureuil courut dans l'herbe un peu plus loin, grimpant dans un sapin indemne. Des mouches bourdonnaient, un oiseau de proie cria quelque part dans le ciel, un papillon passa une seconde devant le regard de la rôdeuse, puis continua sa route.

Astrée resta longtemps immobile, à pleurer. La vie continuait, autour d'elle, mais tout ça lui était étranger. Elle avait trop de peine en elle pour y prêter attention.
Elle finit par se détourner du spectacle si triste pour aller s'asseoir un peu plus loin, adossée à un arbre, tournant le dos à la clairière, et elle continua à pleurer, enserrant les jambes de ses bras, le front posé sur ses genoux. Petit à petit, le flot de larmes se tarissait, bien sûr. Mais elle n'avait pas envie de bouger. Nulle part où aller. Elle aurait voulu voir Sheldon, peut-être, pour s'excuser de n'avoir pas pu sauver la harde. Mais elle n'était pas sûre d'avoir la force d'affronter son désespoir. Elle aurait voulu voir Reynald, pouvoir pleurer sur son épaule, mais elle n'était même pas sûre qu'il comprenne vraiment. Elle n'avait plus rien à faire ici, plus rien à faire nulle part. Byron allait venir, dans quelques heures ou quelques jours, pour trouver sa harde détruite. Elle n'aurait pas la force de le réconforter. Il le faudrait pourtant.
Elle ferma les yeux. Les besoins de son organisme, petit à petit, se faisaient sentir. Elle avait besoin de dormir, de manger aussi. Il faudrait qu'elle chasse, qu'elle trouve des fruits. Mais plus tard... Dans un moment, elle trouverait l'énergie de se lever pour se nourrir. Pour l'heure, il valait mieux dormir, essayer d'oublier son chagrin dans le sommeil. Elle se roula en boule sur le sol, là où elle était, et ferma les yeux.

Elle ne put pas dormir longtemps car elle ressentit une vive douleur à la cheville. Quand elle ouvrit les yeux, elle se trouva face à face avec un fauve de couleur grise, qui cracha aussitôt, crocs dévoilés. C'était une sorte de panthère des montagnes, qui recula de surprise, mais s'apprêta aussitôt à attaquer à nouveau, sans doute déçue que son repas ne soit pas aussi inerte qu'espéré.

Les réflexes de survie reprirent aussitôt le dessus. Sans même avoir eu le temps de se souvenir de l'endroit où elle se trouvait, Astrée bondit en arrière sur ses pieds, attrapant son bâton qui gisait au sol près d'elle.
C'est seulement ensuite que l'odeur de pourriture lui rappela ce qui s'était passé, mais elle se concentra résolument sur l'instant présent. Survivre. Elle frappa le fauve de toutes ses forces. La panthère allait découvrir que sa proie comptait vendre chèrement sa peau.

Mais la panthère renonça aussitôt que sa proie devint moins facile. Feulant de mauvaise humeur, elle recula, non sans avoir gratifié la rôdeuse d'un nouveau coup de griffe vengeur. Astrée ne pouvait se permettre d'y jeter un oeil dans l'immédiat, mais elle devinait que la blessure qu'elle avait à la cheville n'était pas anodine. Les crocs de fauve étaient puissants, acérés... et probablement porteurs de mille germes inquiétants. Dans la clairière, rien n'avait changé. La zone morte puait toujours autant, et le soleil avait commencé à sa descente vers l'ouest : c'était le milieu d'après-midi.
La panthère sauta dans les taillis et Astrée l'entendit s'échapper dans les broussailles.

Avec un soupir de soulagement, Astrée boitilla sur quelques mètres, s'éloignant un peu de la zone morte, pour s'asseoir au pied d'un arbre. La tristesse au fond de son coeur était toujours aussi profonde, mais elle devait survivre. Elle ne pouvait plus rien pour la harde... et sans doute rien non plus pour aider les centaures rescapés. Elle sentit sa gorge se nouer et les larmes perler à nouveau, malgré elle, à cette pensée. Elle les laissa couler. Pleurer était nécessaire pour faire le deuil de ce qu'elle n'avait pas pu sauver, elle le savait. Elle n'avait qu'une envie, instinctive, primitive : se replier quelque part au fond des bois pour pleurer la harde, pleurer Neffen, aussi longtemps qu'elle en sentirait le besoin. Et puisque plus personne n'avait besoin d'elle dans l'immédiat, puisqu'elle n'était plus utile ici, c'était probablement ce qu'il y avait de plus sage à faire. Pleurer, et survivre.
Elle guetta un moment, pour être sûre de ne pas être victime d'une nouvelle attaque, puis versa un peu d'eau sur sa cheville, nettoyant soigneusement la morsure. Elle était diablement profonde... La griffure était moins inquiétante, mais elle la nettoya également. Puis, elle fouilla dans sa sacoche à la recherche d'un baume cicatrisant et de bandes de tissu pour se faire un pansement. Elle vérifia, machinalement, que le fruit de l'arbre de vie y était toujours, qu'il n'avait pas disparu. L'idée l'effleura qu'en le plantant, elle pourrait peut-être faire renaître un arbre, mais elle la repoussa aussitôt : elle avait suffisamment expérimenté de choses inutiles et absurdes. Neffen avait dit qu'il était pour l'enfant, c'est donc qu'il ne lui serait utile à rien d'autre.

Astrée put aisément se soigner car la panthère semblait avoir pris ses distances sans demander son reste, et la présence de deux écureuils dans l'herbe encore saine de la clairière pouvait lui servir de système d'alarme en cas de danger. Malgré le bandage, il y avait de fortes chances qu'elle boîte un moment et forcer trop sur sa cheville pourrait avoir des conséquences désastreuses : si elle devait reprendre une randonnée, ce serait au ralenti.
Quant au fruit de l'Arbre de Vie, il reposait toujours dans son sac, intact.

Encore sous le choc de l'attaque dont elle venait d'être victime, et surtout de la catastrophe qu'elle avait provoquée plus tôt dans la journée, Astrée n'aspirait à rien d'autre que du repos. Elle n'avait de toute façon nulle part où se rendre dans les heures à venir. Sans doute qu'il lui faudrait rejoindre le village, tôt ou tard, pour voir si les choses avançaient là-bas, pour accueillir les autorités et Byron, mais pour l'heure, tout ça lui paraissait lointain. A vrai dire, tout lui était indifférent. Elle avait juste envie de dormir, et d'oublier.
Mais même si elle avait le cœur trop lourd pour ressentir la faim, elle avait conscience qu'elle n'avait rien avalé de la journée et que son organisme devait être épuisé. Elle décida donc de boitiller en direction de la rivière, non loin. En s'embusquant, elle trouverait bien un gibier à chasser, ou peut-être du poisson, ou des œufs. Des légumes sauvages, si elle avait de la chance. Il fallait qu'elle se réapprovisionne un peu. Elle pouvait même rester là un jour ou deux, le temps que sa cheville aille mieux, après tout. Il n'y avait plus d'urgence, plus rien d'utile à faire.

La journée s'écoula tranquillement, sans que rien de particulier ne se déroule. Astrée dénicha des écrevisses dans la rivière, ainsi que le nid d'un canard, qu'elle put dévaliser. Elle put cueillir des orties pour s'en faire de la soupe, des feuilles de pissenlit, du cresson dans le fond de l'eau. Avec un petit feu, elle se concocta un repas acceptable et le jour déclina doucement sur la clairière déserte. Il était probable, cependant, que la panthère revienne pendant la nuit, si elle ne prenait pas des mesures pour la garder à distance.

Elle avait mangé sans réel appétit, mais elle prit le temps d'utiliser un oeuf et un petit restant de farine pour se faire une petite provision de galettes pour les jours à venir. Demain, elle se pêcherait quelques poissons pour le repas de midi. Ensuite, elle verrait. Elle n'avait pas envie de faire des projets. Elle n'avait le cœur à rien. Elle avait échoué, Neffen et la harde n'étaient plus, et même l'idée de revoir Reynald après l'arrivée des luméniens ne lui apportait guère de réconfort.
Mais elle devait survivre, se concentrer sur les nécessités vitales du moment. Se nourrir, se mettre en sécurité pour la nuit. En temps ordinaire, elle installait simplement son hamac dans un arbre, mais avec la présence d'une panthère dans les parages, cela risquait de se révéler insuffisant. Elle décida donc de se bricoler un semblant d'abri entre quelques troncs, glanant des branches au sol pour les entrelacer sommairement. Un semblant de toit, de murs. De quoi décourager un prédateur, elle l'espérait. En tout cas, l'obstacle était suffisant pour qu'elle soit certaine d'être réveillée en cas d'attaque nocturne.

Construire ce semblant de cabane n'avait rien d'aisé et il lui fallut deux bonnes heures pour parvenir à obtenir quelque chose de vaguement solide. Il faisait alors complètement noir et la rôdeuse avait les mains usées d'avoir tant travaillé. La nuit promettait d'être claire et tranquille, une brise fraiche soufflait sur la clairière, emportant heureusement les odeurs de pourriture loin du petit abri que s'était bricolé la rôdeuse.

Astrée se blottit sous les couvertures, dans son abri, écoutant les mille et un petits bruits de la nuit. Elle se savait épuisée, mais ne parvenait pas à trouver le sommeil. Trop d'idées sombres qui tournoyaient dans son esprit, trop d'images. Elle se demanda vaguement à quoi auraient dû lui servir les feuilles données par Neffen, mais puisqu'elles n'avaient pas pu sauver la harde, ça n'avait plus d'importance. Elle pleura encore, un peu. Elle tenta de détourner ses pensées vers Reynald, mais sans parvenir à y puiser du réconfort. Elle essaya même de prier, pour les centaures perdus de la harde, mais sans croire une seule seconde qu'un dieu quelconque puisse l'entendre. Elle était décidément d'humeur trop morose.
Elle tourna et se retourna sur sa couche inconfortable, cherchant le sommeil. Il fallait qu'elle dorme, elle en avait besoin, elle avait trop peu dormi la nuit précédente et elle était fatiguée. Mais le sommeil ne venait pas, et même si ses pensées étaient floues et incohérentes, même si elle se sentait quelque part entre veille et sommeil, il lui sembla qu'il s'écoulait un temps infini avant de sentir son corps se détendre, sa respiration s'apaiser, le sommeil la gagner.

La nuit se déroula sans heurts et Astrée s'éveilla dans le doux soleil de l'aurore, sans que la panthère ou qui que ce soit d'autre ne l'ait dérangée pendant les heures froides. Au début, elle crut sans doute que son organisme avait décidé de lui-même qu'il était l'heure d'émerger... mais elle entendit soudain un roulement familier, qui ébranlait le sol. Quelqu'un galopait au dehors, un galop qui se rapprochait de plus en plus... puis elle sentit une chaleur agréable lui envahir l'esprit, comme elle percevait le retour d'un petit étalon miel qui lui avait tant fait défaut, ces derniers jours...

Elle crut, un moment, rêver. Ça n'était pas possible... Tybert et Byron l'avaient-ils ramené avec eux ? Est-ce que Goran l'aurait laissé partir ? Est-ce que l'équinoxe était déjà passé ? Il lui semblait que non, pas tout à fait. Mais en réalité, elle avait complètement perdu le compte des jours. Et puis, ça n'avait absolument aucune importance.
Elle ne perdit pas une minute pour sortir de son abri, écrasant une larme d'émotion sur sa joue, et se précipita en boitillant dans la direction où elle sentait la présence de Prince. Avec un peu de retard, elle réalisa que ça signifiait, également, que les luméniens étaient arrivés à Montequine. Trop tard de quelques jours... Byron devait être dans un état... Mais ces pensées ne firent que l'effleurer confusément : tout son esprit était tendu vers Prince, lui transmettant le soulagement qu'elle avait à le revoir.

Le petit cheval était plus proche qu'elle ne l'avait cru, car il déboula pratiquement sur elle, lorsqu'elle sortit. Il nicha sa fine tête contre sa joue, souffla par les naseaux et piaffa. Sa robe jaune était couverte de sueur, signe qu'il avait dû galoper un certain temps. Dans sa joie de la revoir, il manqua la renverser puis s'écarta pour faire quelques bonds nerveux, avant de revenir vers elle, plus calme et de secouer la tête. Elle crut lire une lueur de reproche dans ses yeux, mais perçut aussi son excitation sauvage.

Des reproches, il avait de quoi lui en faire. Elle avait prévu de revenir bien plus tôt, de passer par Bortheïas avant de rejoindre la vallée. Elle s'était attendue à ce qu'il lui en veuille bien plus que cela.
Elle jeta ses bras autour de son cou, l'enserrant doucement pour y nicher sa tête, et laissa couler quelques larmes.
Si tu savais combien tu m'as manqué. Combien j'ai eu besoin de toi. Combien je me suis sentie seule. Combien j'ai regretté de t'avoir laissé là-bas.
C'était un torrent de sentiments qu'elle n'avait jamais vraiment verbalisés, mais qu'elle ressentait au plus profond d'elle-même. Et elle partagea également la tristesse infinie d'avoir perdu Neffen, sans chercher à la réprimer. Il ne pouvait pas comprendre tout cela, bien sûr, mais elle avait trop besoin de s'épancher, d'une épaule pour pleurer. Elle ferma les yeux et resta un long moment à flatter son encolure, à le caresser. Peu importait ce qu'il comprenait de ses sentiments confus, l'essentiel était qu'il perçoive la joie et le soulagement intense qu'elle éprouvait à ne plus être séparée de lui.
Plus tard, dans un moment, elle lui demanderait des nouvelles de Byron. Mais elle voulait d'abord le laisser se poser.

Prince était une créature sans cesse en mouvement, dépourvu de propension à la mélancolie. Elle sentit qu'il ne lui voulait pas vraiment, ou pas trop, pas longtemps, qu'il avait envie de bouger, d'aller galoper quelque part, qu'il ne comprenait effectivement pas pourquoi elle était si triste, alors qu'il était simplement heureux de l'avoir trouvée. Elle perçut aussi une nervosité plus sombre, en lui, quelque chose qui le mettait mal à l'aise, comme s'il flairait un prédateur, un danger proche. Elle comprit qu'il s'agissait du cercle mort dans la clairière, dont la pestilence flottait dans l'air.

Elle le rassura : il n'y avait pas de danger. Pas d'inquiétude. Ils allaient quitter cet endroit, bouger. Peu importait pour où...
Enfin, si, ça avait de l'importance. Elle devait rejoindre Byron. Lui expliquer. Elle s'inquiétait également de Sheldon, parti dans une guérilla absurde : il risquait des ennuis avec les autorités s'il faisait n'importe quoi, mais saurait-il le comprendre, du fond de son désespoir, saurait-il cesser cette guerre désormais absurde ? Byron lui dirait, sans doute...
Elle rassembla ses affaires, jeta l'ensemble sur son dos, et se mit en selle. Prince avait envie de bouger. Elle, pas vraiment, mais ça ne lui ferait pas de mal. Elle lui envoya l'image mentale de Byron. Savait-il où il se trouvait, pouvait-il le rejoindre ? Mais peut-être que Byron était parti à la recherche des siens... et dans ce cas, il ne les trouverait pas facilement : il n'y avait plus de shaman pour le guider, pour avertir les autres de sa venue.

Prince des Frelons s'élança au quart de tour, sans hésitations, et Astrée dut se cramponner à son équipement et à la crinière de l'animal pour ne pas voler dans le décor. Monter un animal aussi bouillant, sans harnachement, quand on n'était pas au meilleur de sa forme, s'apparentait à un sport de combat. Heureusement, l'étalon sembla percevoir l'inconfort de sa cavalière et il tempéra son allure, choisissant son itinéraire pour ne pas trop la secouer. Astrée comprit rapidement qu'il avait mis le cap sur le village de Montequine. Evidemment, Byron s'y était trouvé, peut-être y était-il encore... Prince ne pouvait pas en savoir davantage.

Se rendre à Montequine faisait aussi partie de ses obligations, mais elle aurait voulu voir Byron avant. Quoiqu'il en soit, elle n'avait aucun moyen de savoir s'il s'y trouvait encore, et Prince non plus. Ils avaient dû entrer au village la veille en fin de journée, probablement, avec la première délégation déjà sur place. L'officier qui la commandait devait s'y trouver. Elizabeth... elle avait oublié son nom avec les émotions récentes, mais ça lui reviendrait. Elle n'avait de toute façon aucun moyen de trouver Byron s'il se trouvait quelque part dans la vallée, donc le plus sage était d'aller là où Prince voulait l'emmener.
Elle appréhendait toutefois fortement son arrivée au village. Normalement, elle n'y risquait plus rien, enfin, elle l'espérait... mais elle demanderait sans doute à Prince de s'arrêter une fois en vue du village, pour essayer d'évaluer la situation avant de se lancer à l'aveuglette. Elle ne risquait certainement rien d'autre qu'une pluie de regards meurtriers, et pourtant, même ça, elle n'était pas vraiment d'humeur à l'affronter. Mais avec un peu de chance, elle rencontrerait Byron accompagné d'une escorte luménienne avant même d'arriver...

Il n'en fut rien. Prince galopa à travers la campagne, à un train régulier, tentant d'épargner sa cavalière en choisissant son parcours. Ils traversèrent champs fleuris, petits ruisseaux, landes et forêts, puis parvinrent dans le bois qui bordait la zone cultivée, avant d'y déboucher. Il faisait extrêmement calme, les prairies étaient désertes, on ne voyait ni humains, ni centaures, nulle part. De la même manière, Montequine se dressait, inébranlable et silencieuse. Il n'y avait nul signe extérieur que quoi que ce soit fut en train de se dérouler derrière ces murs. Les portes étaient closes.

Le fait que les portes soient closes et qu'il n'y ait personne à l'extérieur était inhabituel. Et puisque Prince l'avait conduite ici lorsqu'elle lui avait parlé de Byron, cela signifiait que le centaure y était, au moins la veille... Mais après tout, peut-être qu'il se trouvait encore à l'extérieur, de l'autre côté ? Peut-être que les villageois n'avaient pas encore laissé entrer les luméniens et que Prince s'était faufilé discrètement ?
Ca n'allait pas être simple de demander à l'étalon ce qu'il avait vu avant de partir à sa recherche. Mais elle s'y efforça, de son mieux, lui envoyant, en guise d'interrogation, l'image de Byron, puis d'Elizabeth accompagnée d'autres cavaliers, d'abord de l'autre côté de la muraille, puis sur la place centrale du village, essayant de lui demander s'il les avait vus là et ce qu'il y avait autour.

Prince lui renvoya des images de Byron, de Tybert, d'Elizabeth et de Goran, de cavaliers en nombre, du village de l'autre côté de la falaise. Puis il évoqua Montequine la Cachée, les rues, ses habitants stupéfaits. Puis son esprit s'emplit de fleurs et de grands vents, et il décrocha du cours de la "conversation." Il se contenta de pousser un hennissement sonore et de s'ébrouer. Astrée sentait qu'il ne demandait pas mieux que de traverser les champs au grand galop pour rejoindre le village. Ou pas, en réalité. Tout grand galop lui convenait, quelle que soit la direction.

Goran ? Astrée resta un moment interloquée. Qu'est-ce que Goran faisait ici ? Certes, ça expliquait la présence de Prince... Puis elle se souvint qu'Elizabeth lui avait parlé de se faire guider par un "local". Évidemment, il avait fallu que ce soit Goran. Sans doute, malgré son caractère si désagréable, éprouvait-il quelque inquiétude au sujet de son beau-frère ? A moins qu'il n'ait tout simplement saisi l'occasion de voir la harde de ses propres yeux. Et bien il allait être déçu. Il n'y avait plus de harde. Juste des centaures errants, perdus.
Elle hésitait sur la conduite à tenir. Normalement, les luméniens étaient là, elle ne risquait rien. Normalement. Elle se le répéta, encore et encore. Elle ne risquait rien... Mais elle avait la trouille. Le souvenir de son exécution échouée était trop prégnant. Souvenir qui la renvoya aussitôt à Neffen et lui serra le coeur. Elle s'obligea à revenir au présent. Et si quelqu'un lui tirait dessus, quand même, juste par haine, malgré la présence luménienne ? Et puis, les luméniens pouvaient être partis dans la vallée à la recherche de la harde et surtout des montequins qui s'y trouvaient...
Réprimant l'envie de galop de Prince, elle mit pied à terre et lui enjoignit de se faire écureuil. Elle préférait se montrer prudente et s'approcher discrètement à pied, malgré sa blessure, pour envoyer ensuite son familier en éclaireur à la recherche de Tybert ou Byron, ou même Goran. Ils devaient se trouver dans le bâtiment servant de salle commune. Bien sûr, s'il s'avérait qu'il n'y avait aucun guetteur sur les remparts, elle pourrait profiter encore un peu du confort de sa selle.

Prince n'avait pas envie de se carapater, écureuil minuscule, jusqu'à la cité, aussi galopa-t-il fièrement jusqu'aux portes, avant de disparaître au moment où il aurait dû les franchir. Le temps s'égrena ensuite, incroyablement long, incroyablement lent. Jusqu'à ce qu'un frémissement frôle la surface de sa conscience.
Astrée. Tu peux nous rejoindre. Montequine est sur le point de se rendre. Les plus dangereux sont dehors, dit la voix de Tybert dans son esprit.

" Merci. J'arrive", répliqua sobrement Astrée en poursuivant sa route, ouvertement cette fois-ci.
Elle n'avait pas envie d'épiloguer, pas envie d'expliquer ou de questionner. Et pourtant il le faudrait, d'ici quelques minutes... Savaient-ils déjà que la harde n'était plus ? Byron l'avait-il ressenti ?
" Est-ce que tu as des nouvelles de Reynald ?", ajouta-t-elle pourtant. C'était, finalement, le sujet le moins douloureux qu'elle puisse aborder. Enfin, elle l'espérait.

Il n'est pas avec nous, mais il va bien, fut la réponse laconique du prêtre, avant que le silence ne se fasse dans son esprit.
Loin devant elle, les portes de Montequine s'ouvrirent et Prince reparut au triple galop, toujours seul, toujours aussi enthousiaste. Il la rejoignit en piaffant et elle put remonter en selle. Tout en approchant du village, elle put apercevoir des hommes sur les remparts. Mais ils portaient les couleurs de Bortheias, pas les vêtements civils des habitants ordinaires du hameau. Au travers des portes, elle vit également plusieurs hommes à cheval, toujours des cavaliers de la Trouée. Parmi eux, en selle, se trouvaient Goran et Tybert. Byron était présent, également, et il y avait un calme sourire sur son visage, quand il la vit arriver.

Astrée ralentit en s'approchant des portes. L'enthousiasme de Prince était communicatif, mais la vue de Tybert, Goran et Byron la rappela immédiatement à la réalité. Byron souriait... Il ne savait peut-être pas. Ou il donnait le change.
C'est vers lui qu'elle se dirigea en premier, saluant tout de même d'un signe de tête et d'un vague sourire les Bortheians et Tybert. Sans descendre de cheval, puisque tous ici étaient en selle, elle lui serra brièvement les deux mains, à la mode centaure.
" Byron... Je..."
S'il ne savait pas, elle devait lui dire... Elle sentit sa voix s'enrouer, et poursuivit d'un ton haché.
" Je n'ai pas pu... sauver la harde... C'était trop tard. Ils sont vivants, ou presque tous. Mais... les Montequins s'en sont pris à la pierre, et... Neffen est mort..."
La boule dans sa gorge l'empêcha de poursuivre.

Byron lui prit les mains, son sourire se fit plus grave.
" Je sais. Mais quelque part... ce n'est pas si grave. Nous sommes vivants. La harde... Elle peut exister autrement."
Son visage prit une expression inquiète.
" Je suis heureux que tu sois rentrée... mais tu boîtes... et tu as une mine à faire peur."

La Couronne de Cuivre

[Quête] Montequine