La Couronne de Cuivre

Il se mit au travail sans tarder mais sans se presser non plus : la vaisselle était exactement le genre d'activité dont on pouvait profiter pour discuter à bâtons rompus. Et discuter, il en avait bien l'intention.
-Alors, comment ça s'est passé ? s'enquit-il d'un ton badin.
Une question ouverte, à laquelle le gosse pourrait répondre comme bon lui semblait.

" Bien, répondit Victor. C'était super sur le port, tout le monde mettait des petits bateaux avec des bougies dans l'eau, qui partaient vers le large... C'était très joli, très... comment dit-on ? Sonnelelle... Non. Solennel. Très beau. La mer était couverte de petits points de lumière. Et sinon, ben, voilà... On est allés au cimetière, évidemment, y'avait un monde fou, l'ambiance était un peu... particulière. Comme le parc un jour d'été. Des clercs partout. Des gens en noir ou en blanc ou en rouge... Je me souvenais pas de la Fête de la Lune comme ça, mais j'imagine que c'était pour marquer le coup, après la révolution et pendant la guerre."

Victor avait grandi, aussi. Et désormais, il avait des gens très proches à pleurer...
-Ça n'a pas été trop rude ? s'enquit-il avec douceur. Je veux dire, d'aller au cimetière, de te recueillir...
La question était assez directe. Trop, peut-être. Néanmoins, il lui paraissait normal de la poser. Surtout après la conversation qu'il avait eu un peu plus tôt avec Galathée.

« Bah… Non. Pas vraiment. Je veux dire… Je sais bien qu’ils sont morts. Y’a même pas de tombe, en plus, vu que, à ce moment-là, tout le monde a été enterré comme ça… »
Il haussa les épaules.
« Il y avait personne pour identifier les corps, et pas le temps de le faire… Donc ce sont des stèles commémoratives pour toutes les victimes de ces événements… Non, c’était pas si dur. Ça fait longtemps, maintenant. »

Un an et demi, à peine : ce n'était pas si long. Et Baptiste, lui, avait éprouvé le besoin de parler de sa mère. Certes, leur parcours depuis était loin d'être identique mais, comme sa compagne, le silence du petit garçon le troublait.
-C'était malgré tout important d'y aller, dit-il doucement.
Il soupira.
-J'aurais aimé connaître tes parents. Galathée a croisé ton père et a pu constater à quel point c'était un homme courageux...

" Il s'était rangé du côté de Morféa, dit Victor. S'il avait été si courageux, il aurait rejoint la résistance, plutôt que d'obéir à un tyran."
Il leva la main avant que le barde ne puisse protester.
" Mais je sais, je sais, les choses ne sont pas si simples, et je ne peux pas juger."

-Hé, bonhomme, on discute, c'est tout. Je ne vais certainement pas te disputer parce que tu exprimes tes opinions.
Il lui sourit, apaisant.
-Mais tu devrais plutôt essayer de voir ton père comme un infiltré. Si j'ai bien compris, il est resté dans la garde pour éviter que des Morféens prennent sa place et ne maltraitent davantage la population. En demeurant à son poste, il a pu un peu limiter les dégâts...
Il eut un regard pensif.
-Après... C'est vrai que c'était une situation extrêmement compliquée. Honnêtement, si je m'étais retrouvé dans pareil cas de figure, je crois que j'aurais avant tout songé à vous protéger et donc agi en conséquence.

Victor le regarda avec une grimace.
" J'espère que ce n'est pas vraiment vrai. Moi je ne voudrais jamais que quelqu'un aille contre ce qu'il croit pour me protéger. C'est facile, comme justification. A ce prix-là, chaque Rouge a fait son boulot pour pouvoir nourrir ses enfants."
Il frotta les assiettes avec plus d'énergie, mais sans violence.
" Mais tu as raison. Je sais bien que mon père a essayé de limiter les dégâts. Mais comme il était infiltré, justement, il a dû poser des choix. Je le sauve lui mais pas lui, je fais ceci mais pas cela... J'obéis aujourd'hui, mais pas demain... L'un dans l'autre, je ne comprends pas comment il faisait."

-Je ne sais pas non plus... murmura-t-il. j'ai déjà joué les infiltrés et ça n'a rien d'évident. Par exemple, je ne sais pas du tout si j'aurais tenu le coup si j'avais dû jouer plus longtemps les seconds du Squale. Ça se serait avéré proprement intenable, je le crains...
Il secoua la tête.
-Bref, ton père a vraiment eu un sacré aplomb et un sacré courage.

Victor ne paraissait pas convaincu.
" Si tu le dis. Moi je crois plutôt qu'il était coincé, et que le courage qu'il lui a fallu, c'est pour finalement décider que c'en était trop. Mais j'en sais rien. A nous, il ne disait rien, bien sûr. Juste que tout irait bien. Belle réussite."
L'amertume commençait à poindre dans son ton.
" Finalement, je crois que j'ai gagné au change."

Il eut un pincement au cœur et esquissa une grimace.
-Essaie de ne pas le juger trop durement, Victor. Je comprends tes sentiments mais... Souviens-toi qu'il t'aimait profondément, qu'il a essayé de faire au mieux pour vous et pour Luménis, que la situation était à la fois extraordinairement périlleuse et terriblement complexe... Sincèrement, je pense que quand de l'eau aura coulé sous les ponds, tu parviendras mieux à le comprendre.

Victor opina du chef.
" Peut-être. Pour l'instant... Je ne sais pas. Je n'ai pas trop envie d'en parler. Comme toi, je voudrais que tout ça soit... loin et oublié."
Il empila soigneusement ses assiettes à côté du bassin de nettoyage.
" Je n'étais pas proche de mon père. Pas comme je peux être proche de toi ou de Galathée. Vous, vous êtes aussi mes amis. Lui... Lui, c'était mon père."

Tout taire n'était pas une solution : il le faisait lui-même et donnait donc le mauvais exemple mais... Galathée avait raison de dire que ça n'était pas idéal, loin s'en fallait. Il faudrait qu'il l'explique au gamin. Toutefois, dans l'immédiat, c'était inutile, puisqu'il avait choisi de poursuivre la conversation.
-Tu veux dire qu'il était... plus distant ? Plus sévère ?
A en croire Baptiste, sévère, le père de Victor l'avait parfois été, allant même jusqu'à lui faire passer une nuit en cellule.

" J'en sais rien. C'était un soldat, quoi. Avec une mentalité de soldat. Il fallait de l'ordre et de la discipline, ce genre de choses. Il était pas distant. Mais c'était pas la même chose... Déjà, il était pas beaucoup à la maison. Il avait du travail. J'étais plus proche de ma mère... Elle a pas eu de chance, elle."
Il ferma une seconde les yeux.
" Pourquoi on parle de ces trucs déprimants, au juste ?"

Il posa l'assiette qu'il était en train d'essuyer et tendit la main pour lui serrer l'épaule.
-Parce que c'est important, bonhomme, dit-il d'une voix très douce. Douloureux, oui, mais important. Garder tout ça à l'intérieur, ça n'est pas bon, ça ne fait que nous ronger sans qu'on en ait forcément conscience... Alors il faut que ça sorte, à un moment ou un autre. Ensuite, en général... On se sent mieux, on est plus apaisé.

" Ça me ronge pas, j'y pense jamais, dit le petit garçon. J'ai pas l'impression de garder ça à l'intérieur. Ou alors si ça y est, c'est bien caché. Ça fait longtemps que je ne fais plus de cauchemars. Et quand j'en fais, c'est surtout des trucs de Mersant, en fait. Mais Luménis... C'était il y a trop longtemps. Je suis passé à autre chose et ça me va très bien comme ça."

Il chercha soigneusement ses mots.
-Je pense que tout ça est encore en toi et... moins caché que tu n'en as l'impression. Regardes : on sent de la colère quand tu parles de ton père et de la tristesse quand tu évoques ta mère. Cela montre que tout n'est pas apaisé... Et puis, le fait que tu n'abordes jamais ces sujets... C'est peut-être qu'à ton insu, tu préfères les enfouir.
Il marqua une légère hésitation.
-Tu sais, tes amis ont parlé de leur maman, hier. Longtemps. Et pourtant, elle est partie bien avant la tienne...

" Chacun est différent, je suppose, dit Victor. Ce n'est pas parce qu'ils ne s'en remettent pas que je dois faire comme eux. Toi, je suis sûr que tu as perdu plein de gens, au cours de ta vie, et pourtant, je ne te vois pas souvent y penser ou en parler."
Il avait dit cela sans agressivité.
" Je ne vais pas faire semblant de regretter mes parents parce que c'est ce que vous trouvez normal, toi et Galathée. Ce serait un mensonge."

Il acquiesça, grave.
-Bien sûr. Mais nous avons l'impression qu'inconsciemment, tu essaie de te convaincre que tu ne les regrettes pas. Et que ça pourrait nourrir, tu sais... Tes transes qui ressemblent à celles d'un berserker. Alors, voilà, j'aimerais juste que tu y réfléchisses, pour voir si d'aventure, tu ne te mentirais pas à toi-même.
Il soupira.
-Et en ces matières, je ne suis vraiment, vraiment pas un bon exemple. Je refoule beaucoup. Beaucoup trop. Je le fais parce que je ne veux pas vous inquiéter, et parce que... J'ai encore trop de motifs d'angoisse. J'ai peur d'être submergé, quelque part. Mais ça ne m'a pas empêché de penser à mes disparus, hier. Et quand le procès sera derrière nous, quand l'avenir sera dégagé... Je crois que le moment sera venu pour moi de pleurer les plus récents, de faire mon deuil, ce qui ne m'a pas été possible jusqu'ici.

Victor le dévisagea avec incrédulité. Il n'était pas impossible que son discours, aussi sensible soit-il, dépasse quelque peu les capacités de compréhension d'un enfant de huit ans.
" Je comprends rien à ce que tu racontes, lui dit d'ailleurs Victor. Tu ne crois pas que si je me mentais à moi-même, je m'en rendrais compte ? Je me casse pas la tête, moi."
Un sourire vint sur son visage.
" Et je suis pas mécontent de mes transes. Elles ont été utiles, jusqu'ici, tu ne crois pas ? Je sais qu'elles me faisaient peur, au début, mais finalement... Je suis un peu comme un sorcier, mais version guerrier."

-C'est vrai. Mais ce qui est inquiétant, c'est que tu ne les contrôles pas et que nous ne savons pas comment cela va évoluer, avec le temps...
Soupir.
-Pour le reste, on peut se mentir à soi-même sans vraiment en avoir conscience. Par exemple, tu me dis que tu es passé à autre chose : si c'était le cas, ne crois-tu pas que tu n'en voudrais plus à ton père et que ce serait moins difficile pour toi de parler de lui et de ta mère ?

" Je ne sais pas. Ce n'est pas parce que c'est terminé que je dois subitement trouver que ça n'avait aucune importance."
Il s'interrompit.
" Pourquoi tu m'ennuies, au juste ? Ce sont mes affaires, pas les tiennes. Est-ce que je te cherche tout le temps avec la famille que tu as massacrée ? Non. Tu gères comme tu veux, et moi je fais la même chose."

Le coup fut rude. S'il avait eu une assiette à la main, sans doute l'aurait-il lâchée. Et si ce n'était heureusement pas le cas, il se sentit malgré tout devenir blanc comme un linge.
-La différence, Victor, c'est que je suis un adulte et toi un enfant, répondit-il d'une voix altérée et cependant très calme. Et comme tu es sous notre responsabilité, c'est notre rôle, avec Galathée, de faire en sorte que tu ailles bien... Or, sur ce plan-là, tu ne vas pas bien.
Il ferma les yeux.
-Dans le cas contraire... Si tout ça ne ne t'affectait pas profondément, ne bouillonnait pas en toi... Tu ne m'aurais jamais envoyé au visage quelque chose d'aussi brutal.

Victor baissa les yeux.
" Je suis désolé. Ce n'est pas ce que je voulais dire. Je sais que ce n'était pas... correct."
Il soupira.
" Mais pourquoi est-ce que tu me poursuis avec ça ? Je me sens bien, je te le dis. Si tu ne me crois pas, que veux-tu que je te dise ?"

-Mais je te crois, murmura-t-il.
Qu'il se sente bien quand il ne devait pas songer à ces sujets, cela lui paraissait en effet tout à fait crédible.
-C'est juste que ça nous inquiète de ne jamais t'entendre parler de tes parents, pas même en cette période. Et comme je n'ai pas pu venir avec vous à Luménis, il me semblait important d'en discuter avec toi. Mais j'ai entendu ce que tu m'as dit et... je suis désolé pour cet échange désagréable.
Il espérait malgré tout que cela le ferait réfléchir.

" Moi aussi, dit Victor en rebaissant les yeux sur sa vaisselle. Mais s'il y a un problème, je te le dirai, d'accord ? Et si je ne dis rien, c'est que tout va bien. J'espère que tu peux me faire confiance avec ça. Tout le monde n'est pas pareil. Je comprends ce que tu dis, mais pour moi, c'est pas comme ça."

Il acquiesça.
-Je te fais confiance, bonhomme.
Sans doute le gosse n'était-il pas le meilleur juge possible, le concernant. Néanmoins, la discussion porterait peut-être ses fruits. Et de toute façon, Galathée comme lui-même demeureraient vigilants.

Ils terminèrent rapidement ce qu'ils étaient en train de faire et Victor s'esquiva vers les étages, où se trouvaient déjà les autres enfants. Sans doute était-il bientôt l'heure de la suite de la saga que Taliesin racontait inlassablement, soir après soir, sans que personne ne se lasse des péripéties de son navigateur.
La cuisine sentait toujours les fruits de mer, mais sans doute faudrait-il plusieurs jours avant que cela ne s'atténue. Il faisait trop froid pour ouvrir les fenêtres. Au dehors, le barde entendit les voix de Guillhem et Callie provenant de la salle à manger. Galathée était sans doute à l'extérieur, faisant sa tournée des animaux comme chaque soir.

L'elfe ne fut pas long à monter à son tour au premier pour suivre son programme habituel : supervision des ablutions, histoire, mise au lit... Quand tous les gosses seraient couchés et que le calme régnerait à l'étage, il redescendrait pour bavarder avec les adultes. Bien sûr, comme de coutume, il ferait son rapport à Galathée sitôt qu'ils se retrouveraient en tête à tête. Il ne savait pas ce qu'elle en penserait mais, le concernant, il était plutôt content d'avoir eu cette discussion avec Victor.

Il retrouva finalement Galathée au moment où les jumeaux réclamèrent un dernier repas impromptu, tard dans la soirée. Elle l'écouta, concentrée, puis soupira. Elle partageait son point de vue : c'était une bonne chose qu'ils aient parlé, mais la situation était un peu inquiétante. Il n'était cependant pas impossible que Victor n'ait réellement aucune prise sur ce qu'il y avait en lui, et aucune maîtrise de ce processus.
" Tu dis qu'à Loth Imharil, quelqu'un s'était montré... intéressé par ce phénomène ?"

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La ferme Desmoulins