La Couronne de Cuivre

-Oh, je suis venue de mon plein gré. Cela faisait longtemps que, dans ses lettres à mes parents, tante Ada évoquait la possibilité d'avoir quelqu'un pour lui succéder. Or, comme je me sentais une certaine sensibilité pour la nature, pour les grands espaces et les communautés reculées, j'ai commencé à établir une correspondance avec elle, à me préparer. Et le moment arriva...
Elle sourit.
-Bien sûr, je ne me sens pas réellement prête, malgré tous les conseils de ma tante. La remplacer ne sera pas une mince affaire, loin s'en faut ! J'ai encore énormément de choses à apprendre. Et énormément d'efforts à faire, de preuve à fournir pour que s'établissent entre les habitants et moi de réels liens d'estime et de confiance. Je ferai de mon mieux, cependant. Et d'après ce que je sais d'eux, j'ai bon espoir que les Combelupins soient assez bienveillants pour me pardonner les nombreuses erreurs ou maladresses que je commettrai les premiers temps.

" Je suis certain que vous vous intégrerez rapidement. Les Combelupins sont effectivement des plus accueillants."
Comme Umberto, la halfeline avait un rôle tout trouvé à jouer au sein de la communauté, elle s'y fondrait donc aisément, sans heurts. Elle semblait sociable et enthousiaste. Nul doute que ses voisins l'adopteraient en un rien de temps. Si ce n'était déjà fait. Evidemment, ils ne transféreraient pas de vieux attachements sur la nouvelle venue en quelques jours, mais Adélaïde avait déjà un statut à part, à cause de sa race, de sa parenté. Ils verraient en elle une fonction et une amie, et elle deviendrait rapidement indispensable.
" Je n'ai jamais vraiment sur quelles étaient les compétences d'Ada... Je l'ai vue magicienne et guérisseuse... Mais je n'ai jamais su exactement de quoi elle était capable. Ses pouvoirs semblaient à la fois... incommensurables et limités. Je ne sais pas bien comment l'expliquer. Vous êtes plus jeune qu'elle... Mais sûrement pas dépourvue de talents... Je me demandais... Non. Je prends les choses dans le mauvais ordre, pardonnez-moi. Ada vous a-t-elle parlé de Bastien ?"

Elle acquiesça.
-Oui, assez longuement. Je sais qui il est, les pertes qu'il a subies, et elle m'a dressé un tableau assez précis de son état lorsqu'elle avait quitté le village. Vous pouvez donc imaginer ma surprise, en m'installant ici, lorsque je l'ai découvert fringuant, parcourant le pays au grand galop... Tante Ada m'avait parlé des possibles moyens pour le guérir. Mais, si on s'en tient aux seules apparences, il ne semble plus en avoir besoin.

" Mais vous et moi savons que nous ne pouvons nous y fier..." murmura-t-il. " Des événements sont survenus depuis le départ d'Ada. J'avais espéré... qu'elle reviendrait pour aider Bastien à surmonter cette crise. Mais vous êtes là. Et je suis certain que vous pourrez nous aider. J'ai en tout cas besoin de connaître votre sentiment en la matière car, malgré cette allure libérée qu'il arbore, j'ai de bonnes raisons de penser que le gamin est en danger."
Il croisa les bras et soupira.
" C'est une histoire compliquée... Je vais tâcher de vous la résumer... Mais... Ce n'est pas de la curiosité mal placée... Est-ce qu'Ada vous a parlé de moi ?"

Elle acquiesça.
-Oui. Je sais qui vous êtes, de surcroît : vous n'êtes pas à proprement parler un inconnu sur Hélonna. Néanmoins, en dehors des rumeurs ou des faits notoirement établis, je ne sais rien. Ada ne s'est pas livrée à un exposé complet sur chaque résident ou chaque personne fréquentant Combeloup. Elle a respecte les confidences qu'ils ont pu lui faire, pensait que si je devais les apprendre, ce serait de leur bouche, quand ils auraient assez confiance pour se livrer. Je pense également que c'est la meilleure méthode.

" Bien. Dans ce cas, vous savez que j'ai eu des ennuis avec des clercs sharites, au début de l'hiver. Le dernier d'entre eux a été exécuté à Luménis, peu après mon arrivée à Combeloup."
Il soupira.
" Ou du moins je le pensais. Je suis parti pour Erhedun il y a un mois, plus ou moins. Je pensais y faire escale avant de continuer ma route. Mais j'y suis tombé dans un début de guerre civile. Guerre civile fomentée en partie par mon demi-frère, le fils de César, l'oncle de Bastien, Aubin. Vous savez qui est César, n'est-ce pas ? Bref. Je suis revenu à Combeloup après qu'Aubin ait fui Erhedun en proie aux troubles qu'il avait semés. Je ne savais pas exactement ce que je comptais faire... Je n'avais jamais rencontré Aubin, comprenez-vous. Ici, il se comportait comme le fils prodigue, de retour après ses voyages... Puis j'ai découvert fortuitement qu'il torturait Bastien. Je sais, c'est difficile à croire, mais... c'était pourtant le cas. Je reviens d'Erhedun, à nouveau, où nous avons conduit Aubin prisonnier. Les clercs se sont rendus compte qu'il était possédé par l'âme de l'un des Sharites qui m'avaient attaqué en hiver. Ce Sharite a torturé Bastien pour... s'en faire une sorte de réceptacle. Il comptait changer de corps, à nouveau. Mais il est mort, désormais. Il ne représente plus un danger. Mais Bastien demeure... extrêmement fragile. Et creux. Et ce vide va probablement chercher à se remplir. Malgré son énergie, sa vitalité imprévue... Il doit être plus vulnérable que jamais. Je l'ai vu hier et je l'ai senti hostile. C'est entre lui et moi, et je ne vois pas l'hostilité d'un adolescent comme quelque chose de forcément anormal, pas du tout. Simplement, il nous faudrait l'assurance qu'il peut être... surveillé au moins. A défaut d'être protégé."
Il fronça les sourcils.
" Tout ça doit vous paraître bien embrouillé. N'hésitez pas à me poser des questions si je n'ai pas été clair..."
Tout en prononçant ces mots, il se demanda s'il ne pourrait pas simplement retourner voir la Dame pour la prier de veiller sur Bastien. Il se sentait tout à fait prêt à lui faire un don, à nouveau. Cela le fit frissonner malgré lui.

La jeune halfeline avait blêmi.
-Aubin. Possédé par l'esprit d'un Sharite. Qui a torturé votre neveu pour s'en faire un réceptacle... Je crois que j'ai suivi... murmura-t-elle.
Ses doigts se mirent à tambouriner sur l'accoudoir de son fauteuil, signe indéniable de sa nervosité.
-Il va falloir que je m'endurcisse...reprit-elle. Je n'aurais pas pensé être confrontée à si sordide affaire si peu de temps après mon arrivé. Mais puisqu'il en est ainsi, je dois faire face. De mon mieux.
Elle soupira.
-Mais mon mieux, en la matière, ce n'est pas grand chose, je le crains. Je suis surtout druidesse. et encore, de rang pas très élevé. Je sais préparer des simples, des remèdes, je connais la nature, je sais en lire les signes... Mais je n'ai pas le talent de ma tante pour percevoir les esprits des êtres pensants. Pas encore. De fait, si... quelque chose rongeait peu à peu l'âme du garçon, je ne pourrais m'en rendre compte que si cela influait sur son comportement. Que s'il commençait à manifester des signes de malfaisance... Je peux néanmoins essayer de le surveiller. Par l'entremise de quelques alliés animaux...

" Je suis désolé de vous asséner pareil tableau alors que vous arrivez tout juste." murmura Albérich. " Et j'espère que ce sera le récit le plus sordide que vous entendrez de tout votre séjour à Combeloup... Vous allez croire que je porte la poisse, et je ne suis pas loin de le penser, moi-même, mais... la bonne nouvelle est qu'Aubin est innocent et que le Sharite est mort. C'est le principal."
Il pinça les lèvres.
" J'avais pensé proposer à Elisa... d'envoyer un clerc à Combeloup. Quelqu'un qui pourrait sonder l'esprit du petit de temps en temps, sans s'immiscer dans sa vie, sans le perturber... Mais je ne sais pas ce que vous en pensez. Je ne voudrais pas vous imposer un étranger qui menacerait de saper votre autorité naissante."

Adélaïde écarquilla les yeux, puis esquissa un sourire amusé.
-Vous me pensez beaucoup plus importante que je ne le suis... Je ne prétends à aucune autorité : d'abord, je ne vais pas hériter du poste de bourgmestre, qui est électif, et je ne songe certainement pas à me porter candidate. Parce que je mérite bien le titre d'étrangère... Ensuite, si je suis venue à Combeloup, c'est simplement pour aider, sinon servir. Bref : cette question, vous devriez en débattre avec le conseil du village et notre baronne.

" Excusez-moi si j'ai présumé. Vous avez raison, je demanderai à Elisa, au conseil. Mais je voulais avoir votre sentiment, simplement. De part vos talents, votre mission, vous serez immanquablement appelée à jouer un rôle important dans l'organisation du village. Je ne voudrais pas... vous compliquer la tâche, simplement. Mais si vous me dites que vous pensez pouvoir cohabiter avec un clerc humain sans difficultés, je n'aurai plus d'arrière-pensée. De mon côté, je puis m'engager à trouver quelqu'un qui ne sera pas prosélyte et qui n'essaiera pas de prendre trop de place, qui vous laissera la vôtre, aussi."

Elle haussa les épaules.
-Ne vous excusez pas. Et, vous savez, je ne suis pas territoriale. De plus, si tante Ada a pu collaborer sans mal aucun avec le défunt clerc qui officiait ici, il n'y a pas de raison pour que j'éprouve des difficultés avec un nouveau venu. A dire vrai, c'est lui qui risque de se sentir "à l'étroit" : en dehors du donjon, il n'aura guère d'audience, je le crains, pour les matières religieuses. En revanche, il aura de quoi faire au niveau des soins : on n'a jamais trop de guérisseurs et d'herboristes, surtout dans une communauté isolée comme la nôtre.

Albérich ne put s'empêcher de sourire.
" Vous me semblez bien sûre de ce qui règne dans le coeur des hommes. Même aux instants les plus convaincus de ma prêtrise, je n'aurais pas osé faire ce genre de pari. Je pense qu'un homme, ou une femme, de conviction, généreux, serviable, impliqué, finit toujours par toucher les gens qu'il côtoie... Mais soit, puisque vous semblez d'accord, j'en toucherai un mot à la baronne."

-Ma remarque n'était en rien une affirmation catégorique... répondit Adélaïde, embarrassée. Ce n'était qu'une présomption basée sur le tableau dépeint par ma tante. Et vous noterez que j'ai employé le terme "risque"... Si un clerc venait à rencontrer un écho favorable hors du donjon, j'en serais heureuse pour lui. Le tout est qu'il soit à même d'accepter les conditions particulières de Combeloup, comme j'ai dû moi-même les accepter. Mais j'imagine bien que vous n'enverriez pas quelqu'un de prosélyte et détestant la nature !

Il croisa les bras et contempla un instant la surface de son thé.
" Je n'ai plus le pouvoir d'envoyer qui que ce soit, en vérité. Et à présent que vous êtes là, sincèrement, je ne suis plus certain que Combeloup ait réellement besoin d'un clerc. Si ce n'est pour surveiller mon neveu... et sans doute est-ce un peu ridicule d'envoyer quelqu'un passer toute une existence dans un village reculé, juste pour le salut d'un enfant... Peut-être devrais-je plutôt m'en remettre à la Dame. Après tout, elle est la Déesse que les Combelupins révèrent. Son incarnation, en tout cas. Je ne sais pas. Et elle ne voudra pas nous dicter notre conduite, je commence à la connaître..."
Il sourit.
" Je parlerai à Elisa. Si elle pense... que cela peut être utile... pour une raison ou une autre... J'aviserai."

La halfeline acquiesça.
-Elle est encore très jeune, mais de ce que m'en a dit ma tante, et de ce que j'ai pu en juger par moi-même, elle a la tête sur les épaules et a pris ses responsabilités à bras le corps. Les choses n'ont pas été évidentes pour elle, je veux dire... les événements, mais elle fait face, et d'une manière qui me semble admirable. Je suis certaine qu'elle donnera à votre proposition la suite la plus appropriée

" Sans doute."
Il termina son thé. Il était un peu surpris que la halfeline n'ait rien dit de son idée d'aller trouver la Dame, mais elle était probablement comme sa tante : pleine de mystères et de non-dits. Il ne la pousserait pas dans ses retranchements : il quitterait Combeloup rapidement et sans doute serait-elle déjà bien plus établie la prochaine fois qu'il y reviendrait.
" Bon. Je ne vais pas abuser de votre hospitalité plus longtemps. Je suis heureux de vous avoir rencontrée et d'avoir pu, ainsi, constater que Combeloup avait à nouveau sa gardienne."
Il se leva.
" Si vous écrivez à votre tante, remettez-lui mes amitiés."

-Mon hospitalité vous est toute acquise... dit-elle en se levant. Quant à être la gardienne de Combeloup... M'est avis que c'est à dame Elisa que revient ce titre.
Elle lui tendit à nouveau la main.
-Je vous souhaite bonne chance dans toutes vos démarches. Et j'espère avoir l'occasion de vous revoir bientôt. En tout cas, comptez sur moi pour transmettre vos amitiés à ma tante.

Albérich quitta la pension de la jeune halfeline et regagna le village ensoleillé. Il ne savait que penser de cette "tradition" qui avait voulu qu'Ada soit remplacée par une parente plutôt que par un Combelupin. Autant la présence de la vieille dame avait eu un sens, autant celle de sa parente paraissait étrange. La jeune fille n'avait ni amis, ni histoires dans le village. C'était une manière de faire qui lui échappait un peu, mais sans doute les habitants du bourg s'en satisferaient-ils. Le problème était qu'Adélaïde était inexpérimentée et qu'elle ne pourrait pas remplacer sa tante auprès du gamin. Il faudrait donc trouver autre chose, autrement. Bastien serait probablement hostile aux tentatives de rapprochement d'un clerc étranger, mais ce dernier pourrait le sonder de loin, sans qu'il ne s'en rende compte. C'était le plus prudent.
Errant entre les petites maisons blanches, il se morigéna. Son neveu était un brave gosse. Il était resté mutique et apathique pendant des mois, c'était normal qu'il fête sa libération avec fougue. Il ne fallait pas y voir l'oeuvre d'un démon ou d'une déesse sombre. C'était une manifestation d'énergie bienvenue, salutaire, réjouissante.
Il lui semblait qu'il était un peu tôt pour monter à l'assaut du château, aussi gagna-t-il l'ombre noire du temple en ruines. Il se sentait toujours une affinité particulière avec les lieux. Il se souvenait y avoir attendu la condamnation. Y avoir brûlé son journal. Un ancien temple de Lathandre, calciné, abandonné, c'était un peu ce qu'il était. Tout le savoir amassé dans le presbytère était parti en fumée. Toute la magnificence de l'endroit. Le sacré. Plus rien. Juste des herbes folles et des ronces. En en franchissant l'arche noircie, il se demanda si quelqu'un, un jour, en ferait quelque chose. Le rebâtir. Ou le démolir pour y construire quelque chose de neuf. C'était un espace qui ne demandait qu'une seconde chance.

En attendant que les Combelupins lui l'offrent, la nature s'y épanouissait avec une fougue printanière qui n'avait son équivalent nulle part dans le village. Les plantes grimpantes de la façade, attaquées par l'incendie, avaient (retrouvé leur splendeur et masquaient les pierres noircies de leur vert profond. Dans la nef, cendres et poussière semblaient bien moins présentes que lors de sa dernière visite, comme si le vent, s'engouffrant par la porte ouverte, par le trou dans la toiture, au-dessus de la sacristie, avait balayé, nettoyé le lieux. Il en émanait non plus l'odeur d'un brasier éteint, mais celle, ténue, agréable, des fleurs fraîchement écloses. Partout, la trace de visiteurs animaux étaient visible. Il lui sembla même entendre les pépiements joyeux d'oisillons provenant de la toiture.
La Dame avait retrouvé son ambassade.

Et c'était bien ainsi. Sans doute le temple n'avait-il pas besoin d'une autre fonction. La Nature l'habitait, elle s'immisçait au creux du village, luxuriante, à portée de main. A nouveau, Albérich s'amusa du parallèle entre les vieilles pierres et sa propre histoire. Mais il ne deviendrait pas un chantre des arbres et des ruisseaux, telle n'était pas sa nature, justement. Mais quelle était sa nature ? Qu'est-ce qui prenait racine en lui-même alors que Lathandre l'avait déserté ? Difficile à dire. Il n'avait pas l'impression d'avoir fondamentalement changé. Avec ou sans le dieu de l'aube, il demeurait fidèle à son tempérament, plutôt calme, plutôt confiant. Certaines choses étaient nouvelles. L'anxiété. Une pointe de pessimisme, parfois. Les moments de désoeuvrement. Mais l'un dans l'autre, il se sentait clerc sans dieu, rien d'autre. Déchu. Il n'imaginait pas pouvoir se réinventer. Il devrait vivre avec ce sentiment d'amputation, de non-complétude, sans pour autant devenir autre. Comme un oiseau aux ailes brisées. Même s'il ne vole plus jamais, il ne peut pas devenir chat ou poisson.
Il quitta le sanctuaire de la Dame, se sentant curieusement malvenu. Malgré, ou peut-être à cause de, ce qui s'était produit lors de sa dernière visite, il se défiait d'elle. De sa parfaite inhumanité.
Il chemina ensuite vers le donjon d'Elisa. Il n'était pas pressé. En même temps, il aspirait à regagner Erhedun et se relancer. Les derniers événements, aussi cruciaux aient-ils été, l'avaient forcé à demeurer sur place, à repousser le moment où il tenterait à nouveau de se réinsérer dans le monde. Le risque de s'embourber lui apparaissait de plus en plus présent.

Le garde de faction à la porte du château - l'un des nouveaux venus, encore une fois - lui indiqua que la baronne s'apprêtait à partir pour une longue chevauchée matinale mais que, pour l'heure, son frère n'étant pas encore arrivé, elle attendait dans la cour.
De fait, l'ancien aubemestre la découvrit non loin des écuries, aux côtés de son page. Tous deux tenaient les rênes de leurs montures piaffantes d'impatience.
-Et bien ça, pour une surprise ! s'exclama Elisa. Je pensais voir débarquer Bastien, inexplicablement en retard, et voici messire Albérich qui s'avance ! Vous me prenez au dépourvue et me ravissez dans le même temps.
Au delà des politesses, elle paraissait réellement heureuse de cette rencontre imprévue. Le gamin, lui, était aussi déférent que de coutume.

Face à la jeunesse de ceux qui se tenaient devant lui, Albérich se sentit à nouveau incroyablement vieux. Il songea avec un sourire que c’était probablement en partie ce qui rendait la compagnie de Thibault si agréable. Malgré leur âge, ils pouvaient être tout ce qu’ils voulaient : sans contraste ils n’avaient pas de rôle à jouer. Ou plutôt l’embarras du choix.
« Bonjour à vous, Elisa. Le plaisir est partagé. Je suis de retour pour quelques jours à Combeloup avant un départ plus définitif, aussi ne pouvais-je manquer l’occasion de vous voir. Mais je constate que vos nouvelles prérogatives ne vous empêchent pas d’aller cavaler dans la broussaille, comme vous en rêviez, ce dont je me réjouis. Je ne vais donc pas vous retenir maintenant, mais peut-être pourriez-vous m’accorder une petite heure de votre temps, aujourd’hui, demain, à votre convenance ? »

-Mes prérogatives ne m'empêchent pas de cavaler... parce que je les empêche de m'en empêcher ! répondit-elle avec aplomb. Si je n'y prenais garde, elles me monopoliseraient, ou peu s'en faut. Mais, pour en revenir à votre demande... Je rechigne à vous laisser repartir bredouille. Pourquoi ne nous accompagneriez-vous pas durant cette excursion ? Nous pourrions parler à loisir tandis que la jeunesse galope en avant.... Tout ce que je demande, c'est que vous me laissiez quelques minutes pour leur montrer ce qu'est mener un cheval à grand train ! Après,... Nous pourrions aller au pas.

" Hum..." fit Albérich.
Bastien ne serait sûrement pas ravi de découvrir que son oncle favori s'était incrusté dans sa promenade juvénile.
" Vous savez que je ne suis pas très bon cavalier... et je suis venu jusqu'ici à pied. Le temps que j'aille chercher Douce, vous aurez perdu la moitié de la matinée. Non, honnêtement, ça ne me gêne pas de revenir plus tard..."

-Toujours vos dérobades... fit-elle avec un sourire en coin. Et si je vous disais qu'en partant, nous serons amenés à passer près de votre résidence et qu'il nous serait donc aisé de vous y transporter, en croupe, afin que vous puissiez récupérer votre monture ? Et si j'arguais qu'en tant que votre ancien professeur en matière d'équitation, j'aimerais beaucoup voir les progrès qu'a pu obtenir de vous l'auguste enseignante qui m'a succédé ?

Il sourit avec une grimace et hésita un instant à lui dire qu'il s'était disputé avec Bastien et qu'il n'était pas certain que le petit garçon verrait sa présence d'un bon oeil. Mais il ne pourrait se justifier et Elisa ne se contenterait pas de réponses évasives.
" Je pensais... Je ne voudrais pas gâcher votre promenade... ou la ralentir... Mais si vous insistez..."
Il se demanda comment réagirait l'enfant en le voyant sur le point de les accompagner. Peut-être la baronne serait-elle alors forcée de reconsidérer sa proposition...

-La gâcher ? Certainement pas ! La ralentir ? Oui, indubitablement. Mais vous savez quoi ? C'est tant mieux. Mille fois tant mieux ! Tellement tant mieux que...
Elle se tourna vers son page.
-Gabriel, va en cuisine chercher de quoi manger pour le repas de midi. Et va trouver sir Barthélémy. Dis lui que je ne rentrerai pas aussi tôt que prévu : j'ai... heu... à m'entretenir avec mon conseiller spécial, entretien d'autant plus urgent que je dois profiter de ses Lumières le plus possible avant son départ imminent.
Le gamin haussa un sourcil, mais n'en acquiesça pas moins.
-Oui, madame.
Et de filer aussitôt.
Elisa adressa un sourire radieux à l'ancien aubemestre.
-Comme toujours, vous êtes une bénédiction.

" Mais vous savez que Barthélémy ne sera pas dupe, n'est-ce pas. Il n'osera rien dire, bien sûr, mais il vous connait bien. Je suis votre prétexte. Il ne m'en voudra pas."
Il sourit.
" Mais soit. Vous avez raison, autant en profiter tant que c'est encore possible. Vous reste-t-il tant de choses assommantes à gérer ? J'avais l'impression qu'il avait pris le pli, désormais, et vous délestait de la majorité des choses fastidieuses."

-Et bien, il y a toujours les relations avec les seigneurs du voisinage à gérer... ou à établir, expliqua l'adolescente. La Maison des Essaims n'est pas sans nous causer quelques tracas. Et les mâles intérêts matrimoniaux quant à ma personne s'aiguisent. Rajoutez à cela une formation accélérée en diverses branches du droit, en d'autres domaines plus pénibles encore, plus encore les obligations du quotidien, et vous obtenez un emploi du temps bien chargé !
Elle sourit.
-Alors, oui, vous me servez de prétexte. Mais en est-ce vraiment un ? Nos discussions ne sont pas que du badinage. Elles ne l'ont jamais été. Et vous m'avez déjà beaucoup aidée !

Albérich ne sut pas vraiment quoi répondre. Il se demanda s'il ne devait pas rester, en définitive. Elisa avait perdu son père, Eloi était mort, Ada partie. Peut-être la jeune baronne avait-elle vraiment besoin d'un conseiller, d'une figure plus âgée, plus rompue aux rouages du pouvoir, pour veiller sur ses intérêts. Barthélémy était compétent, bien sûr. Au cours des mois qu'il avait passés à Combeloup, le Luménien avait beaucoup travaillé avec l'ancien soldat, ils avaient eu l'occasion de se familiariser avec les subtilités de la noblesse combelupine, mais le sénéchal n'était pas habitué au jeu dangereux des ambitions et des convoitises.
Toi non plus.
Il soupira et sourit à la jeune femme.
" Alors j'essaierai de faire en sorte que notre conversation d'aujourd'hui ne déroge pas à la règle."

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