La Couronne de Cuivre

Ni travailler avec Gabriel, ni le but visé par cette collaboration ne leur posèrent problème : ils comprenaient l'utilité de la démarche et étaient ravis de se rendre utile. En revanche, s'installer ensemble - et à part - dans une tour suscita une réaction plus réservée, peut-être parce que certains d'entre eux avaient des proches, des amis dont ils n'avaient pas forcément envie de s'éloigner. Néanmoins, ils ne s'opposèrent pas non plus à cette mesure, saisissant probablement la pertinence de la mesure. Cependant, après avoir hésité quelques instants, Roxane finit par l'interroger :
-Nous est-il possible, malgré tout, de continuer à exercer nos habituelles occupations ? Rester constamment disponible est en alerte est indispensable, j'en conviens, mais distraire nos compagnons ou veiller à ce que la situation ne leur pèse pas trop deviendra crucial si le siège se prolonge...

" Je ne vous demande certainement pas de rester inactifs dans vos quartiers en attendant qu'une urgence survienne. Vous êtes évidemment libres de vaquer à vos occupations. Peut-être serait-il juste nécessaire de vous assurer qu'une partie d'entre vous se trouve toujours dans la cour ou dans les tours. Je crains que le son du cor porte mal sous terre... Mais des messagers pourront toujours vous y déloger. J'embaucherai quelques enfants pour ce faire."
Il se tourna vers les mages incertains.
" Pour autant que vous ayez la place, je ne vois pas d'inconvénient à ce que vos proches s'installent avec vous à la surface. Je pense qu'Ignace comptait de toute façon loger une partie des colons dans les tours. Ce serait une manière de lui suggérer des noms."
Il regarda Gabriel.
" Pouvez-vous en prendre note ?"
Il revint vers les bardes.
" Ariel, votre cas est particulier. En tant que demi-elfe, vous serez réquisitionné sur les remparts pendant une bonne partie de la nuit. Nous devons malheureusement mettre toutes les personnes dotées de vision nocturne sur la brèche. Je vous conseille de vous reposer en prévision, d'ailleurs."
Disant cela, le paladin jeta un oeil au ciel. Il avait perdu toute notion du temps et ignorait l'heure qu'il était.

Dans un ciel toujours aussi dégagé, le soleil était presque au zénith : la matinée, passée en un éclaire, touchait à son terme.
-Pas de problème, avait répondu Ariel. D'autant que j'ai déjà participé au guet quand nous campions sur la route.
Quant à Gabriel, il s'était empressé de griffonner quelques notes sur un parchemin.
-Tu fais secrétaire, maintenant ? s'enquit Roxane.
-Non, je suis aide de camp. C'est très, très différent !
Les autres restaient silencieux : manifestement, ils n'avaient pas de question à poser, pas de problème à soulever.

" Parfait, dit le paladin. Je vous laisse vous organiser comme vous le désirez. Gabriel pourra passer voir avec Ignace dans quelle tour vous pouvez vous installer et combien de personnes sont prévues. Je vous remercie d'ores et déjà de votre inestimable concours."
Puis, sans attendre, il repartit dans les escaliers. Il voulait se trouver des messagers pour avertir les non-humains du programme de la nuit. Il devrait encore le raffiner avec Guillermo, en fonction du nombre de mercenaires qui se tiendraient à disposition, mais autant que les gens prennent du repos en prévision. Il fallait aussi qu'il coince Alban quand il descendrait de son rempart, et puis... et puis mille choses encore... Dormir, aussi, mais ça pouvait attendre.

Pour sa part, Albérich avait bien progressé dans son enquête, même s'il lui faudrait une partie de l'après-midi pour la mener à son terme.
En matière de matériel, il constata que tous les colons n'avaient pas agi comme les membres de l'Académie : bien sûr, ils n'étaient pas rares a avoir emporté un balluchon, voire un sac complet ; mais soit qu'ils n'aient pas voulu se charger ou perdre de temps au moment de quitter les chariots, soit qu'ils n'y ait tout simplement pas pensé à cause de l'inquiétude, ils n'avaient pas emporté toutes leurs affaires, loin s'en fallait. Bref, la plupart des groupes auprès desquels il avait pu se renseigner auraient besoin que la communauté leur distribue des couvertures ou des vêtements de rechange.
En matière de santé, tout le monde allait plutôt bien, si on mettait de côté rhumes et autres ennuis bénins. En revanche, l'impossibilité dans laquelle, depuis plusieurs jours, tout un chacun avait été de se laver ou de procéder à la moindre lessive commençait fort logiquement à avoir des conséquences, et le Luménien nota la présence de poux et de divers parasites, signe avant-coureur, peut-être, de la grande épidémie crainte par Agnès.
Il venait d'en finir avec les occupants d'un autre chariot lorsqu'il nota une activité accrue des membres de l'Intendance. Le repas n'allait plus tarder à être servi, ce qui ne serait pas malvenu, bien au contraire.

Le Luménien n'avait pas oublié la présence des bassins vides près desquels il avait déniché Ruth et Alban plus tôt dans la matinée et il se fit une note mentale d'en parler à Agnès dès qu'il la croiserait. Si on parvenait à les remplir, on viendrait rapidement à bout des puces et autres gales suspectes, avec l'aide de quelques plantes, au pire. En attendant, il profita du fait qu'il était parmi les premiers pour aller s'installer à l'une des tables qu'on avait dressées dans la cour. Il voulait mettre de l'ordre dans ses notes, résumer les manques les plus criants, regarder combien de personnes il lui restait encore à interroger. Après le repas, il irait trouver Ignace pour lui faire part de ses premières observations, ainsi que des intentions de couchage des gens qu'il avait croisés. Mais il ne voulait certainement pas déranger l'intendant qui, il le devinait, devait être submergé de travail. Et à vrai dire, la fatigue qui l'avait accablé pendant la nuit commençait à ressurgir : il n'avait plus dormi depuis un certain temps et s'asseoir lui ferait le plus grand bien.

Les convives ne tardèrent pas à se presser autour des tables, et pour cause : comme l'on n'avait pas servi de petit-déjeuners ce matin-là, bien des estomacs devraient crier famine. L'ambiance n'était pas tout à fait la même que la dernière fois où la Communauté avait pu se rassembler pour un repas : la situation, la mort de Robert et des autres soldats pesaient sur les esprits, transparaissaient au détour des conversations. Néanmoins, il n'y avait pas d'abattement, de découragement : l'intervention des clercs et des conseillers, la présence de murs solides autour d'eux, la vision offerte par les contours de Clairétoile, peut-être aussi la foi qui animait les membres de cette expédition soudée avaient fait leur œuvre, limité les dégâts. A moins, simplement, que tout le monde n'ait pas encore vraiment réalisé...
Les places autour de l'ancien aubemestre furent rapidement prises... par les instituteurs, apparus soudainement.
-Tu as avancé dans ton travail ? s'enquit Philibert.
-Tu te souviens où tu as rangé ta masse ? demanda Agathe. Parce que les entraînements vont reprendre.
-Mais tu as quand même jusqu'à demain pour la retrouver... ajouta Rebecca, rassurante.

" Je ne sais plus trop où je l'ai mise, non... En arrivant... Nous sommes d'abord descendus... Hum. Dans une cave, je suppose. J'ai fait trois fois le tour du fort ce matin, je n'ai même pas pensé à la chercher."
Il haussa les épaules.
" Je la retrouverai peut-être à l'armurerie, où une âme généreuse aura songé à la déposer. Si je parviens à la reconnaître, ce n'est pas gagné."
Il sourit.
" J'imagine que vous n'êtes pas enchantés par cette perspective... Mais vu les circonstances, elle me semble on ne peut plus raisonnable."

Ils sourirent.
-Au contraire, manier la masse commençait à me manquer.
-Et nous avons réfléchi à une nouvelle méthode pédagogique. Je la résumerais ainsi : les élèves qui ne travaillent pas à l'école deviennent illettrés, les cannibales sont illettrés, donc les élèves qui ne travaillent pas à l'école deviennent des cannibales.
-Et nous devons leur montrer quel sort les institutrices... et instituteurs... réservent à ces monstres de cannibales illettrés !

Albérich leva un sourcil.
" Je vois... C'est un projet très intéressant, à n'en pas douter. Mais je gage que les instructeurs se soucieront peu des motivations obscures derrière vos actes. Que vous soyez motivés dès demain leur fera suffisamment plaisir."
Il rangea ses documents pour ne pas qu'ils soient salis lorsqu'ils commenceraient à manger.
" Savez-vous si Ignace a commencé à installer les gens ? Il m'avait demandé de relever les desiderata de chacun, mais je devine que beaucoup de gens ont dû profiter des dernières heures pour prendre un peu de repos..."

-Pour l'instant, aucun civil n'a été vraiment installé : ils se sont posés où ils l'ont voulu, Ignace s'est contenté d'envoyer ses aides faire l'appel pour vérifier que personne n'avait disparu.
-Apparemment, l'idée a été de procéder par ordre de priorité. D'abord, mettre en place nos défenses : ainsi nos forces armées ont-elles emménagé dans les tours, mais comme les soldats ne sont pas si nombreux et qu'il y a plusieurs étages, sans doute y restera-t-il de la place pour les allergiques aux caves.
-On s'occupera probablement des civils en fin d'après-midi... une fois que vous aurez communiqué leurs souhaits à Ignace.

" Je suis épuisé, dit-il avec un sourire las, en se massant le visage. Je n'ai plus l'énergie de mes vingt ans et je manque cruellement d'entraînement... Toute une nuit à marcher... J'ai présumé de mes forces. En même temps, ça m'a fait un bon changement d'avec le chariot... La compagnie y était parfaite, et je me réjouis que notre association se poursuive à présent en ces murs, mais à mon âge, trop de sédentarité nuit au tour de taille."
Il secoua la tête.
" Mais les entraînements y remédieront, à présent."
Il jeta un oeil vers le sommet des remparts.
" Vous avez vu Marthe, depuis ce matin ?"

-On l'a vu passer de temps à autre, parler avec les gens...
-La dernière fois que je l'ai aperçue, elle entrait dans une tour, sans doute pour descendre au sous-sol et discuter avec ceux qui s'y trouvent.
-Elle faisait son travail de conseiller, en somme : rassurer, réconforter, montrer qu'elle était sur le pont. Et elle s'en tirait visiblement très bien.
-Alors même qu'elle doit être horriblement éprouvée : Robert et elle étaient très amis.

" Dans ce genre de situations, se plonger dans le travail est souvent un bon moyen de ne pas trop réfléchir. Hubert fait probablement la même chose, même si, bien sûr, il ne connaissait pas Robert aussi bien que Marthe, murmura le Luménien. Le problème est toujours le moment où on doit arrêter de travailler... Le corps n'est pas aussi solide que le voudrait la volonté."
Robert n'était même pas mort depuis une journée, Albérich ne voulait pas imaginer dans quel état était la juge. Il se sentit coupable de ne pas être allé la trouver, mais dans le même temps, pourquoi la priver de sa manière de gérer sa perte ? Il faudrait qu'elle se pose, tôt ou tard, mais qu'avait-il à lui offrir ? Et peut-être, comme Alban, avait-elle déjà trop perdu pour encore se laisser bouleverser...

Ils hochèrent la tête, très sérieux, une fois n'est pas coutume.
-Nous aimerions lui montrer que nous sommes là si elle souhaite... Si elle a besoin...
-Nous l'aimons beaucoup, mais nous la connaissons peu...
-Et nous craignions d'être maladroits, ou de la faire craquer.
Soupirs.
-Tu es plus proche d'elle que nous. Alors, si l'occasion se présente... N'hésite pas à lui dire que nous sommes vraiment désolés.
-Et à Hubert aussi, d'ailleurs.
-Oui, à Hubert aussi.

" Ne vous en faites pas. Je pense qu'ils le savent, l'un et l'autre. Ils ne doutent certainement pas de votre bienveillance à leur égard."
Il sourit doucement. Il y avait les endeuillés et ceux qui ne savaient pas comment les soutenir.
" Mais vous ne devez pas les éviter comme la peste... et pas non plus faire comme si vous n'étiez pas au courant. Juste quelques mots, un geste, une petite attention, c'est suffisant. Il faut maintenir le lien, mais en demi-teinte. Je sais que ce n'est pas facile. Le mieux est de ne pas forcer les choses. Cela dit, je ne sais pas si Marthe viendra dormir avec nous cette nuit. Peut-être les conseillers vont-ils se regrouper, à présent que nous avons moins de contraintes. Je ne sais pas comment ils s'organisaient avant le départ... Ça m'étonnerait qu'on revoit Hubert, en tout cas. Il est perdu pour l'Académie."
Il avait voulu dire ça avec légèreté mais il ressentit une étrange amertume en le disant, qui transparut probablement un rien dans son ton.

Elle transparut un rien, oui. Et ils la remarquèrent, échangèrent un regard.
-Tu sais, l'Académie va temporairement suspendre ses activités.
-On ne peut pas se prononcer à propos de Marthe mais, concernant Giovanni, il semble qu'il ne dormira plus non plus avec nous.
-Gabriel a rassemblé tous les mages, tous les bardes : sans doute devront-ils s'installer quelque part d'où ils pourront aisément intervenir en cas d'assaut ennemi.
-Par ailleurs, nous aurons évidemment pas une salle pour nous tout seuls...
-Bref, si tu préfères rester près d'Hubert, pour le soutenir... On comprendra.

Albérich sourit, secoua la tête.
" Je ne pense pas que ma place soit parmi les soldats. Je risque de gêner plus qu'autre chose... et parfois, se retrouver sans oreille compatissante à proximité permet de tenir le coup. Je retrouverai Hubert de temps en temps, quand il peut se permettre de baisser sa garde. Pour le reste, si vous m'acceptez parmi vous, je serai très bien. Enfin... sauf si on requiert ma présence, ou la vôtre, ailleurs. Mais je ne vois pas bien pourquoi, en ce qui me concerne."

-Marthe pourrait te demander de rester sur le pont, comme cette nuit.
-Ou Ignace te trouver tellement efficace qu'il te recrutera comme bras droit.
-Ou Gabriel, puisqu'il semble désormais travailler pour les gens d'épée, te réquisitionner pour gérer la marmaille en dehors des heures de classe et des entraînements.
-Tu ne risques pas de t'ennuyer...
-Raison de plus pour te reposer tant que tu en as encore l'occasion. Si tu veux aller dormir, on peut prendre la relève, finir ton enquête.

" Vous êtes gentils, mais je voudrais mener mon enquête à terme. Ça me permet de rencontrer un peu tout le monde, de prendre la température... J'aurai fini avant la nuit... J'irai me coucher à ce moment-là, quelques heures. Vous me faites peur, maintenant... Mais personne ne serait cruel au point de m'infliger deux nuits blanches de suite... Ce serait le meilleur moyen pour que je glisse dans les escaliers et me rompe la nuque. Ça ferait sans doute une bouche de moins à nourrir, mais ça me semble un calcul hasardeux..."

Agathe ouvrit la bouche pour répliquer, mais elle grimaça subitement et resta silencieuse. Peut-être, comme la veille, avait-elle voulu plaisanter sur le cannibalisme, arguer que sa dépouille fournirait un surplus de vivres, avant de songer à ce qui s'était produit le matin même et de perdre toute velléité d'humour en ce domaine.
Le repas fut bientôt servi, et ils mangèrent en silence. Parce qu'ils avaient faim, ne pouvaient résister à l'attrait de la nourriture, sans doute. Probablement, aussi, parce qu'il fallait se dépêcher afin de libérer de la place pour les autres colons. Quoi qu'il en soit, ce fut chose rondement menée et, bientôt, les instituteurs se relevèrent.
-Bon, puisque tu as dédaigneusement refusé notre aide, il va falloir que nous trouvions un autre moyen de nous occuper.
-Parce qu'en dehors de présenter à Ignace notre idée de rouvrir l'école, nous n'avons absolument rien à faire. Et la perspective de rester oisifs n'est guère enthousiasmante.

" Je comprends... mais si vous passez voir Ignace... Il y a des bassins formidables, dans les caves... Je sais que ce n'est pas le travail le plus drôle du monde, mais les nettoyer... les remplir... Ce serait vraiment formidable pour le moral de la communauté, je pense. Je ne sous-entends pas que vous devriez le faire seuls, et peut-être Ignace a-t-il déjà mis toute une équipe là-dessus... Mais j'ai l'impression que ça ne doit pas faire partie des urgences... Vous pourriez lui en toucher un mot. Ou alors installer une bibliothèque dans une des pièces... Il y a peut-être des petites pièces dans lesquelles on ne saura pas installer de couchage... Je n'en sais rien... A mon avis, si vous vous ennuyez vraiment, notre intendant doit regorger de petites tâches à vous confier."

Rebecca et Agathe affichèrent des mines d'enterrement.
-Albérich, nous sommes des érudits ! Des intellectuels !
-Nous ne pouvons pas nous livrer à du travail manuel. Qui nous prendrait encore au sérieux, après ça ?
-Les filles, vous croyez vraiment qu'un seul membre de la Communauté vous prend encore au sérieux ?
-Philibert, t'es un homme mort.
-Doublement mort, parce qu'on a pas oublié ta précédente trahison...
-Oups... Ne me reste plus qu'à me placer sous la protection d'Ignace !
Il adressa un signe amical au Luménien puis partit d'un pas faussement pressée, bientôt suivi par ses deux consœurs.

Albérich les regarda partir, amusé par leur manège. Ils formaient décidément une fine équipe. Il s'était également levé pour libérer la place et décida de reprendre immédiatement ses investigations. Il ne pensait pas vraiment qu'on exigerait de lui qu'il reste éveillé pendant la nuit, mais dans le doute, autant essayer de se ménager le temps d'une petite sieste au plus vite. Il songea cependant à la vermine qu'il avait découverte à droite à gauche et décida d'abord d'aller trouver Agnès, sans doute au dispensaire, si elle n'était pas en train de manger.

Elle était en train de manger. Ou, plutôt, en train de terminer, désireuse elle aussi de ne pas trop faire attendre les autres. Sitôt qu'elle le vit, qu'elle comprit qu'il désirait lui parler, elle engloutit son ultime bouchée et se porta à sa rencontre.
-Je me doutais que ces signes ne tarderaient plus à se manifester, dit-elle après l'avoir attentivement écouté. Il va falloir agir vite si l'on veut éviter que tout le château et jusqu'au dernier de ses occupants ne soit infecté. Mais nous avons des thermes et des personnes capables de les réparer, pour peu qu'une réparation soit possible. Je vais demander leur aide. S'ils réussissent, bain et lessive pour tout le monde.

Une fois l'information transmise à Agnès, Albérich se mit en quête d'Ignace pour lui transmettre les données qu'il avait déjà récoltées. Peut-être l'intendant pourrait-il commencer à installer certains des colons ici ou là. Les gens devaient être impatients de pouvoir se poser, même s'ils n'avaient plus beaucoup d'effets personnels à ranger. Ensuite, il se mettrait en quête de ses derniers équipages manquants. Puis il irait dormir quelques heures. Sauf s'il était sollicité, bien sûr, auquel cas il remettrait le repos à plus tard. Et peut-être croiserait-il Marthe. Ne pas l'avoir vue depuis l'aube l'inquiétait un peu, même s'il était convaincu qu'elle menait bravement sa barque dans les eaux troubles de son chagrin.

Ce fut cependant son ami paladin qui la croisa le premier, même si cela se fit en sens inverse. Il avait fini par prendre place à table et par profiter d'un repas - et d'un semblant de repos - bien mérités lorsqu'il vit la juge émerger d'entre les chariots, observer le sommet des remparts et la cour avec attention, puis venir droit vers lui.
-Hubert... commença-t-elle.
Elle affichait une expression neutre, mais on la sentait tendue.
-Il a laissé plusieurs documents, continua-t-elle après avoir pris une profonde inspiration. Dont une lettre à votre intention.
Et de lui tendre un rouleau de parchemin cacheté.
-Il y en a aussi une pour moi, une autre pour Alban, ainsi qu'un recommandation visant à aider le garçon à trouver un nouveau maître et un testament. Je n'ai encore rien ouvert, je ne sais pas... si c'est le bon moment. Néanmoins, il me semblait préférable de vous remettre sans tarder ce qui vous est destiné.

La mention de Robert laissa le paladin décontenancé. Bien sûr, il le savait proche de Marthe, il les avait même crus très proches, sans avoir pourtant jamais rien observé de plus qu'une connivence certaine. Mais à bien y réfléchir, il semblait n'y avoir aucun couple autour d'eux, seulement des âmes joviales mais solitaires. Il espérait pour Marthe qu'il n'y avait rien eu de plus car il ne parvenait même pas à imaginer comment il pourrait survivre à pareil deuil.
Il prit le pli sans avoir répondu, conscient que l'émotion devait avoir coloré son visage.
" Merci." souffla-t-il d'une voix inégale.
Il toussa dans son poing.
" Peut-être faudrait-il ouvrir son testament en conseil. Cela paraîtrait... le plus approprié. Et que quelqu'un soit présent avec Alban... Je ne l'ai pas encore vu... Albérich lui a parlé. Il a l'air d'essayer de s'occuper un maximum pour ne pas trop y penser..."
Comme vous et moi, en somme, songea-t-il.

Les traits de Marthe se creusèrent, et elle ferma les yeux. Quand elle les rouvrit, un instant plus tard, elle avait retrouvé son masque.
-Vous avez raison, c'est le mieux à faire. De toute façon, nous pensions réunir à nouveau le Conseil en fin d'après-midi, une fois toutes les actions engagées menées à leur terme. Nous en profiterons également pour discuter... de la cérémonie. Les autres disparus n'avaient pas de parents au sein de la Communauté, mais leurs plus proches connaissances ont donné leur aval.
Elle hésita, sortit un autre parchemin de sa poche.
-Voulez-vous que je vous confie la lettre qu'il a écrite pour Alban ?

Hubert prit le pli.
" Je le lui donnerai, oui." dit-il, sans savoir exactement quand et comment.
Il était sans doute plus prudent qu'il lise d'abord le courrier qui lui était adressé, même s'il doutait qu'il y aurait le moindre point commun entre les deux missives. Soudain, il fut frappé par ce que ces lettres signifiaient. Robert avait prévu sa mort. Sans doute ne l'avait-il pas vraiment décidée, mais il s'était préparé, comme s'il ne doutait pas de tomber rapidement. Cette prise de conscience le bouleversa intimement et il resta muet et empourpré, incapable, pendant un moment de se recomposer. Il garda les yeux baissés, respira lentement, se redressa.
" Merci, Marthe."
Dès qu'elle serait repartie, il irait se trouver un coin isolé pour lire ce que Robert lui avait écrit.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une route oubliée