La Couronne de Cuivre

" Bon, et bien nous commencerons par là." dit l'elfe en se levant.
Wilmarin eut un sourire encourageant à l'intention du barde.
" Est-ce que vous savez où sont les corps de nos frères ?"

Il secoua la tête.
-J'imagine qu'ils ont été ramenés dans quelque bâtiment de Vauxgrisants. Mais ils ont très bien pu être déplacés depuis.
Peut-être lui avait-on dit où les corps avaient été laissés dans un premier temps. Cependant, si tel était le cas, il vait oublié l'information.

" Bon, je vais prévenir Dothiel. J'imagine que nous ferons un arrêt par chez toi, Wilmarin, ne fut-ce que pour les artefacts utiles..."
Le vieil elfe acquiesça.
" Certains diront que nous n'aurions jamais dû tolérer l'existence d'une communauté humaine. Ils n'apportent que des ennuis.
— Mais souviens-toi que nous avons perdu la guerre, Caenlin.
— Ah, je ne m'en souviens que trop bien."

Et les elfes, eux, n'avaient bien sûr jamais apporté le malheur nulle part. Ils n'avaient jamais lancé la moindre guerre de conquête, ne s'étaient jamais livrés au moindre conflit fratricide, n'étaient pas en grande partie responsables de leur propre déclin. Non, ces horreurs étaient l'apanage de ces maudits humains qui, par ailleurs, étaient responsables de tous les maux de Toril.
Décidément, c'était tellement plus simple de se trouver des boucs émissaires que de regarder la vérité en face !
Il ne dit rien de ses pensées, toutefois. N'en laissa même rien paraître.
Tout ce qui importait, c'était de retrouver Cordélia. Et dès que ce serait chose faite, il rentrerait chez lui, laissant ces gens se débrouiller. Leurs soucis, leurs ennuis, il s'en lavait les mains.
En pareil endroit, se montrer altruiste n'apportait que des ennuis.
Il l'avait appris à ses dépens alors même qu'il n'était pas ici depuis très longtemps.

Pourtant les elfes, eux, entendaient bien aider le barde malgré sa mauvaise humeur. Ils n'en étaient d'ailleurs pas conscients : sans doute Taliesin avait-il cessé d'exprimer ses émotions comme les membres de sa race depuis bien longtemps. Wilmarin proposa à Taliesin de retourner à l'extérieur tandis que leur interlocuteur se mettait à la recherche de sa soeur. Ils convinrent de se retrouver une heure plus tard, chez Ania, la fille du vieux mage.
" Nous avons... un peu de temps, dit Wilmarin une fois qu'ils eurent regagné l'extérieur. Voulez-vous vous promener un peu, ou bien préférez-vous aller attendre chez ma fille ?"

Mais s'il allait recevoir de l'aide, c'était pour une seule et unique raison : la princesse avait disparu. Cordélia, les centaures, on s'en souciait comme d'une guigne : ils n'étaient pas elfes, après tout, ils étaient donc au mieux quantité négligeable, au pire une nuisance.
Enfin ! Quels qu'en soit les motifs, toute aide était bonne à prendre.
-Cet endroit mérite assurément le détour mais j'ai peur d'attirer par trop l'attention et donc d'être retenu si je m'y promène. Par ailleurs, je ne voudrais surtout pas priver votre fille et vos petits-enfants de votre présence...
Pour le coup, il était sincère.

" Bah, je les ai vus il y a moins de six mois ! s'exclama Wilmarin avec un haussement d'épaules, comme si c'était hier.
Et ça l'était probablement, à son échelle.
" Mais vous ne croyez pas que vos enfants vont être drôlement déçus que vous reveniez si vite ? C'était l'aventure, pour eux, cette nuit en solitaire."

Et de se demander pourquoi Wilmarin ne lui avait pas dit que ce serait si vite réglé : il ne se serait pas mis martel en tête pour seulement quelques heures ! Et il n'aurait pas annoncé deux jours d'absence aux enfants !
-C'est sûr que Victor sera déçu. Titus aussi, sans doute. Mais combien de temps, à votre avis, faudra-t-il à Caenlin et Dothiel pour se rendre chez vous ?

" Oh, mais je vais les téléporter avec nous, dit Wilmarin avec un haussement d'épaules. Donc... instantanément."
Il sourit.
" Ce qui risque de prendre un peu plus de temps, c'est de retrouver les artefacts de métamorphose dans mon fourbi. Mais ce sera l'occasion pour vous de faire connaissance avec les jumeaux."

Il acquiesça.
-Mais du coup, si ces recherches d'artefacts prennent du temps, je me vois mal retarder notre retour juste pour faire plaisir à mes enfants. Peut-être leur faudra-t-il se contenter du délai qu'il faudra à Caenlin et Dothiel pour se préparer.

" Le temps, le temps, Corellon m'en soit témoin, les jeunes, vous êtes toujours si pressés !"
Il secoua la tête.
" Vous allez me dire que c'est l'urgence, ces pauvres femmes prisonnières ! Moi je vous dis ceci : soit elles sont prisonnières, et elles n'en sont pas à deux heures, soit elles sont mortes, et elles en sont encore moins à deux heures."
Il sourit.
" De toute façon, il va vous falloir agir avec prudence, si vous espérez les retrouver."

Était-ce bien le même Wilmarin qui, lors d'une précédente discussion, l'avait jugé trop prudent ?
-Vous prêchez un converti, soupira-t-il. Cependant, permettez-moi de vous dire qu'il y a être prisonnier et être prisonnier. Et dans les pires des conditions, deux heures peuvent parfois faire la différence. Mais vu la difficulté de réussir quoi que ce soit, dans cette vallée, je sais que ce n'est pas en heures qu'il faudra compter mais... en jours, sinon en veilles.

" Je crains que vous n'ayez pas tout ce temps. Le prince va vouloir des réponses concernant sa fille dès qu'il apprendra la nouvelle. Six elfes sont morts mais quatre sont manquants. Je ne vous apprendrai rien en vous disant que le clan des Tombes dispose d'excellents pisteurs. Ils retrouveront le centaure accusé... mais aussi les elfes disparus, je vous le garantis. Qu'ils soient morts ou vifs."

Il chercha soigneusement ses mots.
-Écoutez, je vais faire mon possible pour que cette affaire se résolve pacifiquement. Mais en dernier ressort, je ne vois pas en quel honneur je devrais porter la responsabilité d'un échec éventuel. La disparition de la princesse, l'affaire des centaures, le convoi de femmes, tout cela ne me concerne en rien. J'aime me rendre utile quand je le peux, mais il y a des situations où... je dois apprendre à penser à moi. Et quand je vois que, depuis mon arrivée, ma bête manie d'aider autrui m'a valu d'être suspecté de meurtre, de subir une tentative d'assassinat et finalement de devoir fuir en abandonnant cheval et bagages derrière moi, vous avouerez qu'il y a de quoi être un tantinet échaudé. Bref, je le répète : je vais faire mon possible. Mais je ne vais pas non plus me mettre la pression. Et si au final les hommes de la vallée et les elfes de la forêt s'entretuent, ce ne sera pas ma faute : ça sera la leur.

Wilmarin acquiesça.
" C'est la meilleure manière de le voir, en effet, fit-il. Cela ne sert à rien de s'imaginer maître de choses qui nous dépassent plus que probablement. L'important est de rester en paix avec vous-même, et j'ai la sensation que c'est ce que vous vous efforcez de faire."

Il eut un sourire teinté de tristesse et d'amertume.
-En réalité, il faudrait que j'arrive à infléchir qui je suis. Il y a peu encore, je m'étais juré de ne plus tenter d'améliorer les choses : j'ai tenté, par le passé, et ça a juste abouti à des catastrophes. Mais voilà, on a beau croire ses résolutions solides, notre nature profonde reprend toujours ses droits. J'ai convaincu votre frère de prendre Cordélia à son bord, alors même qe je ne la connaissais pas, tout ça pour qu'elle soit finalement enlevée. J'ai pris Titus sous mon aile dans l'espoir vain de lui trouver une famille, alors qu'il aurait pu continuer à vivre relativement heureux là où il était. Je n'ai pu m'empêcher, enfin, d'être révolté par le traitement réservé aux centaures et de vouloir les innocenter, ce qui m'a amené où j'en suis à présent... Pourquoi n'ais-je pas dit non à Cordélia ? Pourquoi n'ai-je pas dit non à la personne qui veillait sur Titus ? Pourquoi, constatant que les choses dégénéraient dans la vallée, ne suis-je pas simplement rentré chez moi avec mes enfants ? Cela aurait été égoïste, oui. Mais je connais un petit faune et une jeune femme qui s'en seraient mieux portés. Et tout serait plus simple pour moi.

" Vous ne savez pas s'ils s'en seraient mieux portés. C'est une pente glissante à emprunter : sauver le monde et venir en aide à des gens qui croisent notre route, ce sont deux choses bien différentes ! A ce petit jeu-là, vous regretterez tôt ou tard d'avoir adopté vos petits humains, ou d'avoir épousé votre femme, ou que sais-je encore ? C'est vain. Les actes posés autrefois sont posés, voilà. A présent, vous décidez de la suite."

-Ce que je voulais dire, c'est que j'aimerais justement parvenir à prendre une décision plus égoïste, à me soucier surtout de moi-même et de mes gosses et donc... à choisir de m'en aller. Car il y a de fortes chances que tout cela ne nous amène rien d'autre que des ennuis.
Il soupira.
-Mais voilà, je n'ai pas encore réussi à me changer. Alors advienne que pourra.

" C'est déjà un peu ce que vous faites, non ? La princesse elfe, vous l'utilisez pour vous trouver des alliés, mais dans le fond, s'il n'y avait qu'elle, vous seriez parti. La personne que vous cherchez, cette Cordélia, c'est une amie. Et les amis, c'est un peu la famille, non ? Vos gosses, ils ne vous regarderaient plus de la même manière, si vous partiez sans l'aider. D'autant qu'ils ne sont pas de votre sang. Alors la famille, elle commence où, au juste ?"

-Cordélia, je la connais depuis tout juste une veille. Je ne suis même pas sûr qu'elle attende de l'aide de ma part. Et elle ne constitue pas la seule raison pour laquelle je me lance à la recherche de la princesse, non. Je tiens aussi à innocenter les centaures, qui ne me sont rien : même si l'un d'eux a, dans les faits, sauvé la vie de mon fils, il la lui aurait prise si je ne l'avais pas rattrapé, pour se venger de la mort de son camarade... Et le pire du pire, c'est que même sans cela, j'aurais songé à enquêter sur la disparition de Dame Elwyn si j'avais soupçonné les autorités de ne pas le faire sérieusement. Comme j'aurais beaucoup aimé savoir de quoi il retourne concernant le convoi de ces malheureuses femmes... Bref, je le crains, je suis un cas assez désespéré. Et sans doute un peu décalé dans ce monde où, hormis leurs proches, la plupart des gens ne se soucient guère des autres.

" J'ai surtout l'impression que vous êtes ambivalent, dit Wilmarin, tandis qu'ils traversaient une nouvelle passerelle. Comme si vous aimiez l'idée des "autres", mais que vous n'aimiez pas vraiment les "autres" eux-mêmes. Sauver le monde, oui, mais le monde, ce sont des individus, pas un concept. Or vous méprisez manifestement le mode de vie des gens d'ici... Vous songez à cette ville idéale, ce monde où tous les peuples se mélangent dans la félicité... Dites-moi... Elle existe, cette cité ?"

-Elle existait. Mais elle était si florissante, tant de gens de toutes les races voulaient s'y rendre que les puissances voisines y ont vu un danger, ont rasé la ville et massacré ses habitants.
Il secoua la tête.
-Et je ne méprise pas le mode de vie des gens d'ici : je respecte celui des elfes, en cette forêt, je respecte celui des humains, dans la vallée... Ce qui me révolte, c'est leur mépris pour les races qui ne sont pas la leur. Parce que j'estime que cela ne mène à rien, que cela n'augure rien de bon pour l'avenir. Parce qu'il y a des lieux où la cohabitation se fait sans heurts, ce qui prouve bien que c'est possible. Et quoique cette haine raciale généralisée me révolte, cela ne m'empêcha pas d'aimer même ces "autres" qui la ressentent. J'ai de la sympathie pour ce centaure, tout hostile aux humains qu'il soit ; je souhaite que les habitants de la vallée puissent continuer à mener leur vie tranquille, tout hostiles qu'ils soient aux étrangers ; je ne souhaite aucun mal aux habitants de ce village parmi qui je séjournerais avec grand plaisir, si cela n'impliquait pas d'abandonner mes gosses en plaine nature. En tant qu'individus, je n'ai rien contre eux : c'est juste envers certaines de leurs idées que j'en ai.

" Vous utilisez tout de suite de grands mots : haine raciale. Il ne s'agit pas de haine. Mais nous sommes conscients de l'inadéquation de certains aspects de nos cultures respectives, c'est tout."
Il sourit.
" Vous devriez la reconstruire, votre ville. Il y a bien un lopin de terre quelque part où vous pourrez vous installer. Toril est vaste."

-Oh, les dieux me gardent de me lancer dans le moindre projet de grande ampleur : cela finirait forcément par une catastrophe, dit-il en esquissant un sourire. Et puis, les lieux où les races coexistent pacfiquement ne manquent pas : il y a l'ouest d'Helonna, déjà. Au-delà des mers, on peut évoquer les Marches d'Argent... A franchement parler, j'ai rarement vu des endroits où les tensions sont aussi vives qu'ici.

" Il n'y a pas de tensions, vous vous trompez, dit l'elfe en riant. Pas plus qu'ailleurs, en tout cas. Simplement... Il se produit parfois des événements qui mettent le feu aux poudres. Mais les gens d'ici ne cherchent pas des noises aux humains. Ils ont juste défini des limites... qui sont le fruit d'une Histoire. J'imagine que ce n'est effectivement pas aisé à comprendre quand on vient d'un tout autre endroit, où les événements ont été très différents."

-Oh, je comprends parfaitement la situation : elle est la conséquence d'une guerre qui, si elle remonte à plusieurs générations pour les humains, a été vécue par bien des elfes encore en vie.Le problème, c'est que tout cela n'est pas... réglé, apaisé. Il y a la rancune des seconds, très compréhensible ; il y a la peur des premiers, laquelle n'est peut-être pas étrangère à l'attaque dont ont été victimes les centaures, puisque bien des habitants de la Vallée redoutaient des représailles elfiques voire une nouvelle guerre ; il y a cette perspective de nouvelle guerre, d'ailleurs, jamais très lointaine, toujours rapidement envisagée... Bref, les choses sont figées, ne semblent pas avancer sur une voie positive et paraissent au contraire prêtes à se détériorer à tout moment. Et à mon avis, elles le resteront tant que les peuples voisins n'auront pas davantage appris à se connaître et à se respecter. Ou tant qu'ils n'auront pas été contraints à se serrer les coudes face à un grave pénible extérieur.

" Mais les choses sont apaisées, au contraire. Nous nous sommes côtoyés et nous avons appris qu'il était plus raisonnable de vivre séparément. Avez-vous vu cet endroit ? Imaginez-vous des humains y vivre ? Ils n'y parviendraient jamais. Ils chasseraient les oiseaux, les fées, pas par vilénie mais par... nature, simplement. Et le plus gros problème, ce sont les rythmes. Nos enfants mettent des décennies à atteindre l'âge adulte, les leurs le sont à seize ans. Ils dorment, nous entrons en Rêverie. Nous ne sommes pas faits pour vivre ensemble. Sauf lorsqu'on s'acculture complètement, comme vous. Je ne dis pas que ce n'est pas possible, mais c'est en contrepartie de l'abandon de ce que vous auriez pu être. Je ne dis pas que c'est mieux. Mais c'est un fait, c'est tout."

-Deux peuples peuvent vivre ensemble sans que l'un abandonne tout de sa culture : les deux peuvent faire des pas l'un vers l'autre et, ainsi, s'enrichir mutuellement, bâtir une nouvelle civilisation... Pour autant, que chacun choisisse de vivre séparément, conformément à sa culture traditionnelle, cela ne me pose aucun souci. Ce qui m'en pose, c'est l'absence d'échange, de contact : ici, les elfes n'ont pas le droit d'entrer dans la vallée, les humains pas le droit d'entrer dans la forêt... Là encore, ce n'est pas que ce soit impossible à comprendre, c'est juste que c'est... dommage, car au final, vos peuples continuent à se méconnaître. Pour vous donner un exemple, durant mon voyage, j'ai croisé un petit orphelin persuadé que les elfes dévoraient les enfants ; apparemment, beaucoup d'autres gosses croient la même chose : c'est une conséquence directe du fait que les humains vous connaissent peu, donc imaginent beaucoup, et souvent en mal. Autre exemple : vous semblez persuadés que tous les humains détruisent systématiquement la nature. C'est faux : il y a des rôdeurs, des druides, des prêtres qui, au contraire, font tout pour la sauvegarder, qui s'ils venaient dans la Lorien ne chercheraient pas à abattre les arbres ou les animaux... Bref, je suis convaincu qu'il y aurait beaucoup à gagner à établir davantage de relations, d'échanges : pas dans l'optique de vous mélanger, juste dans celle de mieux connaître votre voisin. Je pourrais d'ailleurs parler de Baptiste qui adore apprendre, qui aimerait beaucoup voir comment vivent les elfes... Il n'en a pas le droit ici et c'est fort dommage.

" Vous ne savez pas tout des accords entre nos peuples, je le crains. Les elfes ne sont absolument pas malvenus dans la Vallée en question, et les humains connaissent les routes qu'ils ont le droit d'emprunter dans la Lorien... Mais les gens n'ont pas très envie de se mélanger, tout simplement !"
Il haussa les épaules. Ils étaient arrivés à bon port.
" Mais nous nous étions promis de ne plus aborder ces sujets."

-Vous savez, mes critiques à ce niveau concernent tant les humains que les elfes : j'ai pu constater, dans la Vallée, que ce désir de ne pas se mélanger amenait les gens à refuser du travail aux étrangers et... à ne pas se soucier d'eux s'ils disparaissent. Mais je sais qu'il en est souvent ainsi dans les régions isolées : l'horizon des habitants s'arrête où s'arrêtent les limites de leur village et tous ceux qui sont au-delà suscitent la méfiance, qu'ils soient ou non de la même race.
Il haussa les épaules.
-Enfin, si la situation convient à tous ceux qui la vivent au quotidien, ma foi... Moi, je ne suis que de passage. Et tant mieux, je l'avoue : je me sens particulièrement mal à l'aise dans pareille atmosphère.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La Vallée Fertile