La Couronne de Cuivre

Il poussa un soupir désabusé.
J'aurais beau dire, j'aurais beau faire, j'aurai beau essayer d'être le plus honnête possible et de faire le bien sans trahir personne, je n'y arriverai manifestement jamais, comme je n'arriverai manifestement jamais à me défaire de cette aura sulfureuse qui fait que l'on voit en moi, selon les cas, un menteur, un intrigant, un complice ou un traitre... Les dieux m'en soient témoins, si j'ai la chance de sortir sauf de toute cette histoire, je ne m'approcherai plus jamais de la moindre personne ayant ne serait-ce qu'une once de responsabilité, je n'en exercerai plus la moindre... Une vie de simple laboureur, voilà qui m'ira très bien.
Il pensa cela si fort qu'il fut à deux doigts de le dire. Mais il parvint à garder sa rancoeur pour lui et, tout en songeant que continuer à vivre dans une portion du monde où tout le monde le considérerait plus ou moins de cette façon risquait d'être difficile, il se contenta d'ajouter :
-Soyez rassuré, messire : je ne dirai désormais plus rien à moins que vous ne m'y ayez expressivement invité et je m'en tiendrai strictement au sujet que vous voudrez me voir évoquer.
Sur ce, sans la moindre once d'appétit, il se pencha sur son assiette.

Henri n'avait pas grand faim non plus et il prit congé du barde assez rapidement, désireux d'aller s'entretenir avec son assistant et de préparer l'après-midi à la lumière de ce qu'ils venaient d'échanger. Il suggéra à Taliesin de se reposer un moment : la suite des hostilités reprendrait très bientôt, après tout.
L'elfe eut cependant le temps d'attendre un moment avant que les gardes ne viennent le rechercher pour le mener, à nouveau, à la salle d'audience, où chacun reprenait place pour les témoignages de l'après-midi.

Et à nouveau le Juge rouvrit la séance par le même rituel avant de donner la parole à maître de l'Atalante :

- La cour est prête à entendre votre prochain témoin.

Devant lui se trouvait toujours la pile des témoignages à présent répartie en deux tas à peu près égaux, quoique cela puisse signifier.

Ne perdant pas ses priorités de vue, sachant que son ressenti et ses états d'âme n'avaient pas droit de cité en cette affaire, Taliesin veilla à conserver exactement la même attitude que lors des audiences précédentes. Non, quoi qu'il lui en coûte, il ne commettrait pas d'erreur : il y avait trop en jeu. Trop en jeu pour ceux qui lui tenaient réellement à cœur. Néanmoins, tout le temps qu'il était demeuré seul en sa cellule, tout le temps où il avait tourné ses pensées vers un avenir dépourvu d'ombres, il s'était autorisé à penser à des ailleurs, à des terres lointaines où aucune rumeur, aucun apriori, aucun fait sinistre ne serait attaché à sa personne, où il pourrait vivre sans devoir mesurer chacune de ses paroles et garder en permanence son passé à l'esprit, où ses enfants pourraient grandir sans que les autres, mêmes inconsciemment, ne fassent payer à ses enfants le fait de l'avoir pour père.

Henri se leva et fit quelques pas devant la cour avant de lever la tête.
" J'appelle à la barre le Semeur d'Aube Florent de Tirnanog, clerc de Lathandre."
Un homme d'une quarantaine d'années, blond et souriant, monta à la barre. Il portait une aube rouge, et paraissait franchement intimidé, mais son regard clair resta levé.
" Pouvez-vous décliner nom, profession, âge ?
— Je suis Florent, je réside au Temple de Lathandre, je suis clerc et j'ai quarante-deux ans.
— Au moment de la libération, pouvez-vous nous dire quel rôle vous avez occupé ?
— J'ai fait partie du groupe oecuménique pour la guérison, comme nous l'appelions. Avec des collègues issus des différents temples de la cité.
— Pouvez-vous nous dire en deux mots à quoi servait ce groupe ?
— Et bien... Pendant la guerre civile, la résistance, dont je faisais partie, a commencé à libérer de plus en plus de Luméniens qui avaient été emprisonnés, réduits en esclavage, parfois dans des conditions terribles... Avec mes collègues, donc, nous nous sommes rendus compte qu'on ne pouvait pas laisser ces gens retourner à la vie civile sans les encadrer... parfois sans les accueillir, simplement. Certains d'entre eux étaient capables de rejoindre les rangs de la résistance très rapidement, mais la majorité avaient juste besoin... de soins, voilà. Pas forcément magiques. Parfois juste... réapprendre à faire confiance, à croire en demain... L'exploitation, la torture... font des ravages terribles dans les esprits. Nous avons dû nous organiser pour ne pas laisser ces gens sans garde-fou, à la rue... Ils étaient traumatisés. Certains avaient vu des proches se faire violer ou tuer... D'autres avaient été privés de nourriture, de lumière, de compagnie humaine, parfois... Enfin... Nous connaissons tous des personnes qui ont été victimes de ces horreurs. J'imagine que vous savez que la plupart ne s'en sont pas sorties intactes, qu'il a fallu du temps pour... qu'ils cessent d'avoir peur du noir... ou des bruits normaux d'une maison qui craque... Il suffit de voir le nombre de Luméniens qui ont émigré après les événements, qui ne supportaient plus de voir les rues où ils avaient été... détruits."
Henri pinça les lèvres.
" Parmi ces gens... ces prisonniers libérés que vous avez trouvés... traumatisés, comme vous le dites... Certains étaient-ils animés de pulsions meurtrières ?
— Bien sûr. Les chefs de la résistance étaient partagés sur l'attitude à adopter vis à vis de ces âmes vengeresses... Nous avons essayé, dans notre groupe, d'en soustraire un maximum aux combats... mais ce n'était pas toujours possible... Nous étions au plus une dizaine de clercs actifs, et on a libéré, pendant les événements, avant la victoire, des centaines et des centaines de personnes... Donc certains ont extériorisé leur souffrance en combattant, oui. C'est une forme de catharsis, je suppose. Pas la manière idéale, mais presque inévitable, si elle n'est pas contrôlée vigoureusement."

Le Juge semblait encore plus attentif que lors de l'audition des autres témoins ou des débats. Selon toute vraisemblance, les paroles du semeur d'aube résonnaient en lui et faisaient remonter des souvenirs qu'il avait lui-même vécus. Et pourtant il s'abstint de tout commentaire ou prise de position, laissant plutôt l'avocat et le procureur réagir et interroger le témoin, développer leur argumentaire.

Oui, la guerre avait brisé bien des vies et de bien des manières. Oui, les troupes du félon avaient perpétré des crimes innommables, parfois bien pires que ceux-là même qu'on reprochaient aujourd'hui à l'accusé. Oui, tous les survivants de ces atrocités avaient posé nombre de questions sans réponses. Les soins, les amnisties, la paix civile n'avaient pas réussi à en effacer toutes les traces. Le pourraient-ils jamais ?

Le procureur demanda la parole, mais pour une simple question, posée d'un ton légèrement impatient à l'avocat de la défense.
" Maître de l'Atalante, si vous permettez... Quelle est l'utilité de ce témoignage ? Nous savons que des hommes ont été maltraités, torturés, et personne ici ne minimise les dégâts que ce genre de traitement peut causer sur des esprits un peu fragiles, ou l'envie de vengeance qu'ils peuvent éprouver. Mais, à moins que votre témoin n'ait à l'époque personnellement rencontré l'accusé, je ne vois guère où vous voulez en venir..."

Henri haussa les épaules.
" Je ne veux pas en venir très loin, rassurez-vous."
Il se tourna vers le témoin.
" Est-ce que parmi ces gens "blessés" par des bourreaux, par la dictature, certains étaient fous ? Déments, je veux dire...
— Oui, malheureusement.
— Est-ce que vous avez pu déterminer des conditions d'apparition de ce genre de rupture mentale ?
— Le stress post-traumatique peut toujours déclencher la démence. Mais disons que la torture et avoir assisté à celle d'êtres chers, voire leur mort violente... C'est généralement suffisant. Il y a moyen d'agir, cela dit, de prévenir cette démence. Mais il faut pour ça un groupe social resserré, du soutien immédiat. Dans certaines cellules communes, on a retrouvé des micro-sociétés très bien organisées, avec des règles et des rituels, qui ont traversé détention et horreur avec une résilience superbe. Mais les gens qui étaient seuls... ceux qui ont vu mourir, qui ont cru mourir... On est souvent arrivés trop tard."
Henri acquiesça, la mine grave, puis se tourna vers le juge.
" Ce sera tout, votre Honneur."

Le Juge hocha la tête sans émettre le moindre commentaire ni face aux objections du procureur ni à la réponse de l'avocat de Taliesin. D'ailleurs, il semblait observer les réactions de ce dernier avant de donner congé au clerc lathandrite et de redonner la parole à Henri pour la suite de son argumentation.

L'attitude de l'elfe n'avait pas changé : il se montrait toujours humble et réservé. La seule différence majeure avec la veille - et encore n'était-elle pas vraiment visible -, c'est qu'il écoutait les débats avec davantage d'attention. D'abord parce qu'il était légèrement moins épuisé et donc plus en état de le faire, ensuite parce que les témoignages du jour lui donnaient à réfléchir voire, peut-être, a envisager son parcours d'un oeil nouveau... Bien sûr, il savait qu'on ne sortait pas indemne de ce genre d'épreuves, il se doutait que d'autres, ayant autant souffert que lui, avaient pu en être affectés d'une manière approchante. Mais s'en douter était une chose, se le voir confirmer une autre...

Comme personne ne semblait vouloir interroger davantage le témoin, celui-ci obtint la permission de se retirer et Henri reprit sa promenade devant la cour.
" Bon. Il me semble avoir établi que mon client était un homme respectable, respecté, bon — même ! —, qui choqué par les conditions déplorables de vie des esclaves à Mélandis, a osé rêver d'un monde meilleur pour ces hommes et ces femmes méprisés et exploités..."
Il leva une main.
" Je sais, je m'égare. Soit. Cet homme bon se rend coupable, un jour, de meurtres atroces. Tortures. Crimes de guerre. Inacceptables même au coeur d'un conflit. Rupture dans l'essence même de la personnalité qui l'avait habité jusqu'alors. Mais cet homme est vraisemblablement traumatisé. Son rêve est cendres, ses amis sont morts, il est soumis à la torture, à la privation, entre les mains d'un être qui le hait et qui est responsable de la destruction de tout ce qu'il avait espéré... Son âme se fend. Comme celle de tant d'autres, subissant de plein fouet l'ignominie du tyran. Il est laissé pour mort, livré à lui-même, personne pour le serrer sur son coeur et lui dire : allons de l'avant, allons ailleurs, pansons nos blessures... Alors il devient dément. J'imagine qu'il me reste à prouver, désormais, qu'il ne l'est plus..."
Il sourit.
" Votre Honneur, j'ai tellement de témoins à appeler à la barre, que je ne sais même pas par lequel commencer..."

Le Juge laissa le temps à l'accusation pour réagir à ce qui ressemblait fort à une plaidoirie finale. Du reste, l'effet de maître de l'Atalante était purement rhétorique. Montrant un très léger signe d'impatience, le juge répondit néanmoins d'un ton neutre ou d'un humour pince sans rire selon le point de vue :

- Appelez donc le premier dans ce cas : cela me semble le plus logique...

Le procureur avait écouté avec attention la fin du témoignage, prenant quelques notes. Il se montra plus concentré encore durant le bref discours de l'avocat, griffonnant rapidement sur son parchemin, les sourcils froncés. Mais il fit signe au juge qu'il ne souhaitait pas y répondre. Pas encore du moins. Il se carra dans son siège pour attendre patiemment la suite -et le défilé d'innombrable témoins que l'avocat semblait vouloir citer à la barre.

" Bon, très bien."
Il se tourna vers la porte d'où arrivaient généralement les témoins.
" J'appelle à la barre Valaellyn, prêtresse de Chauntéa."
Une elfe que Taliesin connaissait bien fit son apparition. Rousse, élancée, vêtue à l'elfique de tons verts et bruns, elle paraissait plus assurée que la dernière fois qu'il l'avait vue. Henri lui demanda de se présenter. Elle jeta un petit coup d'oeil inquiet vers Taliesin.
" Je suis Valaellyn, j'ai cent douze ans. J'étais prêtresse de Chauntéa.
— Connaissez-vous l'accusé ?
— Oui. Je l'ai rencontré à Hautépine, dans la vallée du Nirvana, il y a maintenant... un peu moins de deux ans.
— Pouvez-vous nous relater les circonstances de cette rencontre ?
— Il s'était installé, avec sa famille, dans une chaumière abandonnée en forêt. Il y a eu un problème de fantôme, ils avaient besoin d'un exorcisme, et j'étais l'une des deux clercs du village.
— Au cours de cette rencontre, comment vous est apparu l'accusé ?
— Nerveux, mais il y avait de bonnes raisons : Victor — son fils adoptif — avait été blessé par la créature.
— Vous a-t-il, à aucun moment, paru dangereux ou instable ?
— Non. Déterminé et courageux, sûrement. Comme la suite l'a prouvé.
— Vous avez continué à le fréquenter ?
— Oui.
— Le considérez-vous comme un ami ?
— Oui.
— Vous a-t-il raconté les atrocités dont il s'est rendu coupable ?
— Oui.
— Le pensez-vous capable de réitérer ce genre d'actes ?
— Certainement pas."

En apprenant qui serait le prochain témoin et surtout en l'entendant parler, le barde avait éprouvé un profond embarras, lequel avait dû, un instant au moins, apparaître sur son visage. Certes, il savait qu'il connaîtrait les personnes désormais appelées à la barre, mais il ne s'était pas attendu à ce que ce soit d'emblée quelqu'un d'aussi proche. Cette surprise, ajoutée au fait qu'il fut gêné que la prêtresse le voie en pareille situation, le destabilisa temporairement. Mais cela ne dura guère. Après tout, ils avaient traversé bien des épreuves ensemble, elle était parfaitement au courant de son lourd passé et outre être utile, son intervention s'avéra surtout réconfortante...

Henri avait acquiescé aux dernières paroles de la jeune femme.
" Vous avez accompagné Taliesin quand il est revenu vivre vers Luménis.
— C'est exact.
— Vous étiez présente quand les Kanters ont décidé de se venger.
— Pas exactement. Taliesin et les siens ont été attaqués sur la route. Pour nous, ils s'étaient tout simplement volatilisés.
— Est-ce qu'à un moment ou un autre, Taliesin a été en mesure de se venger de ce que les Kanters survivants lui ont fait subir, à lui et aux siens ?"
Il se tourna vers le juge.
" Vous avez ces notes-là aussi, bien sûr."
Valaellyn secoua la tête.
" Oui.
— Est-ce qu'il l'a fait ?
— Non."
Henri se tourna vers le procureur.
" Le témoin est à vous."

Le procureur avait écouté avec attention, sans vraiment prendre de notes cette fois-ci. Il acquiesça lorsque l'avocat lui donna la parole et se leva à son tour.
" Dame Vallaelyn, j'aurais deux choses à vous demander, dit-il de sa voix grave. Puisque vous étiez au courant des atrocités commises par l'accusé, j'aimerais tout d'abord savoir pourquoi vous l'avez, en quelque sorte, couvert lorsqu'il est revenu dans la région, sans songer apparemment au besoin de justice que ses victimes pouvaient éprouver. Ce me semble être une attitude loin d'être impartiale..."

Valaellyn ne broncha en rien.
" Taliesin nous a raconté ce qu'il avait fait au moment où il est revenu de Gargouille et des montagnes. Galathée, sa compagne, était aux mains des Kanters. Cela nous a semblé le plus urgent, oui, surtout sachant que... le Taliesin qui avait commis ces crimes n'était pas celui que nous connaissions."
Une légère grimace déforma son visage.
" Ensuite, quand nous sommes partis pour Mélandis, il avait pris la décision de se dénoncer auprès de vos autorités, la question ne se posait donc plus. Enfin... Je n'ai jamais prétendu être impartiale. Taliesin est mon ami. Je témoigne juste de sa qualité, dont je suis persuadée, comme le sont, j'en suis sûre, tous ceux qui le connaissent."

Le procureur hocha la tête.
" Et en tant qu'amie, il est bien naturel que vous cherchiez à défendre sa cause..."
Il laissa planer une seconde de silence, puis poursuivit.
" Mais je souhaiterais tout de même que vous nous en disiez davantage, si vous le voulez bien, sur cette situation à laquelle vous faites allusion lorsque vous dites qu'il aurait pu avoir l'occasion de se venger des Kanter."

Valaellyn jeta un coup d'oeil rapide vers Taliesin et l'avocat.
" Que je sois de son côté ne signifie pas que je mente, dit-elle d'abord, défiante. Et ma compréhension de la situation était que j'étais citée en tant que témoin de moralité."
Henri hocha la tête, pour la soutenir.
" Nous nous sommes présentés chez les Kanters, pour obtenir des informations sur l'endroit où Galathée était retenue. Taliesin s'est fait passer pour son ravisseur et a pu obtenir les informations dont nous avions besoin sans la moindre violence. Pourtant, il avait l'instigatrice de ses malheurs sous la main. Il a été parfaitement capable de se contrôler. Et il n'a demandé à aucun d'entre nous de lui faire du mal. Il a préféré utiliser la voie légale et juste."

Le procureur hocha la tête.
" Je vois. Il a su garder son sang-froid et rester maître de ses actes. J'imagine qu'il aurait été délicat pour lui d'agir autrement, s'il voulait rester libre suffisamment longtemps pour s'en aller secourir sa compagne."
Il se tourna vers le juge.
" Ce sera tout, en ce qui me concerne, votre honneur."

Le juge semblait sensible au témoignage de la prêtresse mais il ne poussa pas pour autant l'interrogatoire, préférant pour l'heure s'en remettre au jeu des avocats ou peut-être avait-il entendu suffisamment pour se faire sa propre idée.

- Maître de l'Atalante, vous avez à nouveau la parole : vous pouvez convoquer votre témoin suivant.

Valaellyn parut déstabilisée mais l'avocat lui adressa un sourire engageant avant qu'elle ne se retire.
" Avant d'aller plus loin, je tiens à rappeler que mon objectif est uniquement de prouver à la cour que l'accusé est revenu à son lui-même antérieur, rien d'autre..."
Il croisa les bras et se tourna à nouveau vers la barre.
" J'appelle à la barre Mathilde Merlu."
L'adolescente... ou plutôt la jeune femme, désormais, que Taliesin connaissait bien se présenta devant la cour. Elle était vêtue modestement, mais le barde vit que, comme Valaellyn, elle semblait déterminée. Après qu'elle se soit présentée, Henri reprit ses questions.
" Pouvez-vous nous dire comment vous avez rencontré l'accusé ?
— Notre ferme a été attaquée par des Rouges, dans la Vallée du Nirvana. Taliesin et Galathée nous ont ensuite accueilli dans leur chaumière, près de Hautépine. Ensuite, quand il a été décidé de retourner vers Luménis, notre famille les a accompagnés.
— Quels sont les rapports entre votre fratrie et l'accusé ?"
Un sourire léger apparut sur les lèvres de la jeune fille.
" C'est un peu... comme un oncle, je dirais. Nous faisons partie de la même famille.
— A quel point ?
— Au point que... si n'importe lequel d'entre nous avait des ennuis, je suis sûre que Taliesin viendrait à son secours, sans hésiter."

Plongé dans ses pensées, songeant au fait que, oui, il n'avait pas recouru à la violence envers les Kanters survivants alors qu'il l'aurait pu - alors que le Monstre l'aurait fait sans hésiter et quels que soient les risques encourus -, l'elfe fut prit au dépourvu lorsque survint le témoin suivant. Cette fois, il ne sut littéralement plus où se mettre car il n'était pas préparé à voir surgir, en cette salle d'audience, une figure si familière, à tel point rattachée à son quotidien. En lui, la gêne et l'embarras le disputèrent violemment avec la gratitude et l'émotion, non moins vives. Lesquelles finirent d'ailleurs par l'emporter : comment ne pas être touché par la démarche, par les mots prononcés ? Néanmoins, il se fit violence pour garder le contrôle, pour ne pas trop laisser transparaître ses sentiments et, surtout, pour ne pas attirer l'attention par un brusque changement de comportement ou d'expression.

" Avez-vous déjà vu l'accusé se comporter de manière violente ou cruelle envers quiconque ?
— Non. Jamais.
— Envers un animal ?
— Non plus.
— Merci."
Henri se tourna vers le juge.
" J'en ai fini avec le témoin."

Le juge mit plusieurs secondes avant de reprendre la parole, signe qu'il était en train de mener une intense réflexion. Peut-être réfléchissait-il à l'accumulation de témoins tous proches du prévenu que l'avocat avait choisi de citer.

- Merci mademoiselle Merlu. Maître Duchesne, le témoin est à vous si vous souhaitez l'interroger.

Le procureur se contenta de hausser les épaules et s'adressa à l'avocat de la défense.
" Si je comprends bien votre stratégie, vous comptez appeler à la barre toutes les personnes côtoyant actuellement le prévenu, de préférence celles et ceux qui ont une dette quelconque envers lui ? Sans doute considérez-vous qu'une avalanche de témoignages tous similaires aura plus de poids ? Pour ma part, j'en ai assez entendu. Je me doute que le prévenu, avec le charisme qui est le sien, ne manque pas d'amis prêts à le défendre. Je n'ai donc pas de questions."

" C'est vous qui voyez, dit Henri avec un léger haussement d'épaules. Mais tous mes témoins n'ont pas à proprement parler "une dette" envers lui. Et s'ils estiment en avoir une, peut-être est-ce pour une bonne raison... Mais je dis ça, je ne dis rien. C'est de toute façon à notre très estimé collègue d'en décider."
Il se tourna vers le juge.

Le Juge choisit de saisir la balle au bond en prenant une position de compromis :

- On dit parfois que l'on juge de la qualité d'une personne à celle de son entourage. En cela, vous nous avez montré que l'accusé a su susciter la confiance de ses amis. La cour serait toutefois plus apte à juger de la personnalité actuelle du prévenu si vous produisiez aussi des témoins moins intimement liés à lui.

" Mais dans ce cas, maître Duchesne nous dira qu'il n'aurait aucun mal à leur mentir et à leur présenter le visage que lui convient. L'intérêt des intimes est qu'ils nous connaissent intimement, justement. Cela dit, j'ai dans mon escarcelle des témoins moins proches, qui ont néanmoins côtoyé le prévenu dans des situations où la véritable personnalité des gens a tendance à s'exprimer. Le souci demeure que généralement, s'ils ne sont pas devenus ses amis, ils lui sont généralement redevables... Je ne suis pas responsable de l'impact que cet homme a sur la vie des gens qu'il rencontre."
Il haussa les épaules.
" Dois-je appeler mon témoin suivant ?"

La Couronne de Cuivre

[Bâtiment] Le Palais de Justice