La Couronne de Cuivre

Sedanius était meilleur comédien que Perceval mais Taliesin perçut cependant la répulsion dans son attitude. Il hocha lentement la tête, se contrôlant avec soin, puis sortit la bourse que leur avait confiée Ybarra.
" Hum... On me l'achètera dix-sept pièces d'or, apparemment. Je vous le vends vingt, puisque vous allez en faire un profit juteux, ça me parait honnête."
Le marchand ne put s'empêcher de sourire.
" Si vous vous mettez à récupérer les moribonds partout, vous allez obliger les fabricants de colle à augmenter leurs prix... Ce serait tout bénéfice pour nous... Enfin, tant qu'on n'a pas besoin de colle, j'imagine."
Il déverrouilla la porte et Sedanius fit un pas en avant, puis se ravisa et resta en retrait.
" Bon, le problème est de voir comment on pourra le monter sans qu'il meure sur le trajet..."

Taliesin, qui avait entretemps ouvert la bourse et compté la somme demandée, la tendit au commerçant.
-J'ai apporté quelques-uns de mes remèdes et, si vous en êtes d'accord, j'aimerais les essayer dès à présent. Si l'un des dosages lui correspond exactement, il pourrait bien être comme neuf dans quelques instants. Le plus probable, cependant, est que l'une des recettes soit partiellement efficace, ce qui nous permettrait déjà de le déplacer sans qu'il rende son dernier soupir.
Il franchit la grille et se pencha sur le corps, essayant de paraître indifférent à son état révoltant.
-Un demi elfe mâle... Moins de vingt-cinq ans... Hum... commenta-t-il.
Puis, se redressant :
[color=#FFF66]-Kurt, donne-moi la préparation E15.[/color]
En présence de témoins, impossible de recourir à de la magie, qu'elle soit divine ou profane. Il faudrait donc lui faire boire une potion.

Le marchand empocha les pièces et recula pour laisser Taliesin et son assistant accéder à l'esclave, tendant cependant le cou, curieux, pour observer la suite des opérations. Sedanius fouilla dans la gibecière, parut hésiter entre deux fioles, en choisit une troisième qu'il glissa dans la main de l'elfe. Taliesin dut glisser la main sous les épaules du blessé pour le faire pivoter en arrière. Dans son état de faiblesse, on l'avait libéré de toute entrave, et il ne portait plus qu'un chiffon noué à la hâte autour de ses hanches maigres. Il gémit dans un souffle lorsqu'il bascula dans les bras du barde. Son visage était tellement tuméfié qu'on ne distinguait plus grand chose de ses traits. Taliesin lui glissa le goulot de la fiole entre les lèvres et la bascula très lentement. Comme il avait craint, le demi-elfe commença d'abord par s'étrangler, toussant convulsivement, et le liquide dégoulina sur ses joues, traçant des sillons clairs dans la poussière noire qui le recouvrait. Puis il finit par déglutir une première fois, une seconde, et se cambra très légèrement, comme le breuvage faisait son effet. Ce n'était pas une potion très puissante, mais l'elfe sentit le corps de l'agonisant reprendre des forces entre ses bras. Son regard bleu s'ouvrit une seconde, puis se crispa et ses paupières se refermèrent.
" Il est en souffrance, maître, dit Sedanius, d'un ton respectueux. Nous ne devrions pas tarder si nous ne voulons pas perdre le gain de la potion administrée."

-Effectivement. Sors-le de là.
Et de quitter aussitôt la cellule, comme s'il voulait que son assistant s'occupe seul de cette tâche fastidieuse et salissante, comme s'il ne se résoudrait à lui prêter main forte qu'en cas d'extrême nécessité.
-Pas de réussite complète aujourd'hui, dit-il au commerçant, d'un ton déçu. C'est toujours hasardeux, avec les "demis" : il y a encore plus de paramètres à prendre en compte qu'avec les esclaves de pure race. Il me reste donc beaucoup de travail, les concernant, bien que j'aie déjà accompli des progrès non négligeables : il y a seulement quelques semaines, mes préparations auraient bien pu se révéler complètement inopérantes.

" J'imagine que tout dépend du coût de fabrication, dit le marchand avec un léger haussement d'épaules. Avec une dizaine de potions similaires, il sera sûrement sur pied. Vous l'avez acheté vingt pièces d'or, il en vaut probablement une centaine en bon état, pour autant qu'on parvienne à casser son tempérament. Cela dit, dans les mines, on les prend même rétifs. On peut se servir de leur énergie à leur corps défendant, je ne connais pas les détails. Cela dit, ils paient mal. Donc il faut évaluer votre marge bénéficiaire, je suppose. Mais vous comptez commercialiser le produit, pas faire dans la restauration, si j'ai bien compris. C'est vrai que ça demande moins d'infrastructure. D'autres s'en chargeront."
Sedanius souleva sans peine l'esclave. Il hésita un moment sur la manière dont le transporter, mais finit par le prendre dans ses bras, sous les épaules et dans le creux des genoux. Elliot resta inerte et Sedanius le bascula contre sa poitrine.
" Comme c'est touchant." railla leur guide en leur faisant signe de le suivre.
Ils regagnèrent l'entrée circulaire où le marchand signala à son acolyte que la cellule huit était désormais libre. Le colosse poilu leur décocha un regard curieux mais ne posa aucune question, puis ils remontèrent vers l'extérieur. Dans la cour, plusieurs esclaves les désignèrent du doigt et quelques murmures s'échangèrent, mais des coups de fouet bien placés les remirent rapidement au travail.
" J'ai encore besoin de votre nom et d'une adresse, pour les registres." annonça le marchand quand ils parvinrent dans la pièce principale.
Perceval n'avait pas bougé mais il écarquilla les yeux de stupeur en apercevant le fardeau que transportait Sedanius. Le Mélandien lui jeta un regard puis sourit.
" Vous êtes sûr que vous ne vendez pas ? Il a l'air parfaitement malléable, peut-être un peu couard, mais ça se rectifie. Sinon, je peux aussi vous proposer de le prendre en stage, pour une somme raisonnable. Nous proposons parfois cela à nos nouveaux clients : une mise à niveau des esclaves dont ils disposent déjà."

Le prétendu herboriste fit mine d'étudier sérieusement la question avant de secouer la tête.
-Malheureusement, dans l'immédiat, je dois consacrer l'essentiel de mes fonds à l'achat d'ingrédients et de cobayes. De plus, je ne peux me séparer de lui, puisqu'il transporte les sujets et assure ma protection : sans doute n'est-il pas un combattant aguerri mais il arrive à prendre un air menaçant qui suffit à éloigner les gêneurs... Par contre, d'ici quelques mois, quand mes affaires seront véritablement lancées, je vous le confierai volontiers pour cette formation : j'aurai alors besoin de guerriers accomplis pour repousser ceux qui voudront, à coup sûr, s'emparer de mes recettes.
Il s'interrompit un instants afin de trouver une réponses aux autres questions du commerçants - beaucoup plus embarrassantes, celles-là -, puis reprit :
-Quant à mon nom et à mon adresse... Je m'appelle Finwë Inglorion, et j'habite la Traverse, la dernière maison sur la gauche.
Il s'agissait d'une ruelle qui, quoiqu'appartenant encore au quartier marchand, se situait à proximité des bas-fonds. De surcroît, il connaissait au moins deux autres venelles portant un nom similaire et situées à proximité. Une résidence aussi difficile à trouver que peu glorieuse, donc, et il ne manqua pas d'arborer un air embarrassé de circonstance.
-C'est loin d'être un lieu idéal, et je déménagerai sitôt que mes activités réclameront une adresse plus honorable. Dans l'immédiat, cependant, elle me convient : vastes locaux, loyer modéré, voisins peu sensibles aux cris des cobayes ou aux effluves... hum... particulier émanant de mon laboratoire...

Le marchand avait à peine sourcillé et il consigna les informations de messire Inglorion dans son registre. Pendant ce temps, Sedanius avait transféré Elliot aux bons soins de Perceval, malgré la mine défaite de ce dernier, qui paraissait sur le point de tourner de l'oeil. Mais leur interlocuteur n'y prêtait guère attention et il les salua affablement.
" N'hésitez pas à revenir si vous avez besoin d'autres cobayes. Nous avons souvent des rebuts, malheureusement..."
Il les raccompagna vers la sortie.
" Ce sont les déchets inhérents à notre commerce : on juge souvent un esclave sur son apparence, et parfois on se trompe. Un gaillard qui paraissait costaud se révèle être une mauviette, un autre qu'on pensait docile s'avère une teigne indomptable. Quand on s'en rend compte à temps, on peut revendre à bon prix, mais dans les autres cas..."
Il leur ouvrit la porte, son colosse bardé de cuir et de fer sur les talons.
" Enfin, celui-ci nous aura bien servi, même si nous n'en avons pas fait le chien de garde prévu..."
Haussant les épaules, il les salua.
" Bon vent à vous, messire Inglorion. Ne manquez pas de nous tenir informés de vos progrès."

-Comptez sur moi, répondit-il, se fendant d'un sourire poli. Des spécimens comme celui-ci sont vraiment parfaits pour mes expériences. De plus, si mes remèdes vous intéressent, je serais bien idiot de ne pas vous les proposer dès qu'ils seront au point. Je vous dis donc à bientôt et vous souhaite une excellente fin de journée.
Un signe courtois de la main, un regard accordé à son assistant et à son esclave chargé du cobaye, et il s'éloignait d'un pas rapide - comme il seyait à un expérimentateur ne voulant pas que son sujet trépasse - mais en rien précipité. Et pourtant, les dieux savaient qu'il avait hâte d'atteindre le Comptoir ! Cependant, il leur faudrait sans doute faire une halte dans quelque ruelle déserte afin de prodiguer de nouveaux soins à Eliott.

Dès qu'ils se furent un peu éloignés du Chenil, les deux autres reprirent la parole.
" Nous devons nous arrêter, fit Sedanius. Il a besoin de soins tout de suite.
— Aliosha ne peut pas le voir dans cet état, souffla Perceval, d'une voix cassée.
— Trouvons une ruelle abritée. Tu monteras la garde pendant que je m'en occupe."
Le clerc bifurqua dans une petite rue, tourna une première fois à gauche, puis à droite, et ils parvinrent dans une impasse.
" Donne-le moi." ordonna-t-il au jeune guerrier, qui le lui confia aussitôt et se posta à l'entrée du conduit, vigilant.
Sedanius posa ensuite le demi-elfe sur le sol et poussa un bref soupir, chargé, avant de se mettre à incanter. Une lumière argentée l'engloba bientôt, piquetée de poussière écarlate, puis il posa les mains à plat sur la poitrine maculée d'Elliot et relâcha son énergie. Le jeune homme parut tout de suite mieux. Certaines des ecchymoses s'effacèrent, son torse parut moins creux, il replia les doigts d'une main restée inerte jusque là.
" Je ne peux pas faire mieux sans risquer d'attirer l'attention sur nous... Et je ne peux rien faire contre la fatigue et la malnutrition... Ni contre les plaies de son âme, malheureusement."

-Quelques jours passés à l'abri de vos murs suffiront à régler les deux premiers problèmes. Quant au troisième, il faudra que vous en discutiez ensemble, que vous en discutiez avec Kerun. Mais je suis certain que voir des visages connus et amicaux lui fera déjà le plus grand bien.
Il jeta un regard inquiet alentour.
-Repartons. Et surveillons-le attentivement : s'il se réveille, il risque de ne pas comprendre ce qui lui arrive et de réagir d'une manière aussi subite que brutale.

Sedanius fit signe à Perceval de revenir en arrière et le jeune guerrier prit à nouveau Elliot dans ses bras, avant qu'ils ne regagnent les rues, Taliesin devant, Sedanius sur ses traces, Perceval dans leur sillage. Ils quittèrent peu à peu l'animation bruyante du quartier, dépassèrent les dernières échoppes et replongèrent dans les rues plus glauques des abords du port. Une bande de jeunes hommes les interpellèrent au détour d'une petite place mais ils ne ralentirent pas et ne furent pas suivis.
" Nous allons rentrer par derrière. S'il y a des clients dans la boutique, ils ne comprendront pas, et Aliosha risque d'avoir une réaction spectaculaire..." fit le clerc alors qu'ils arrivaient à proximité des quais.
Ils dépassèrent donc la boutique d'un pas rapide, contournèrent l'entrepôt et parvinrent à une large porte à double battant, que Sedanius déverrouilla avant de les inviter à passer devant lui. Ils entrèrent à l'arrière du hangar, non loin des cellules de fortune où attendaient sans doute encore Greta et Gauthier. Le prêtre referma les battants de bois derrière eux. Ils étaient de retour, en sécurité au Comptoir.

Quête : Les squelettes du placard
Chapitre 9 : Sauvetages (suite)

Depuis le Comptoir en passant par le Monastère, Taliesin et Sedanius étaient parvenus devant la demeure du charpentier chez qui résidait le petit Gurvan. Quelques marches séparaient la porte de la rue, sous un encorbellement audacieux. A droite de celui-ci se trouvait une entrée plus large, fermée par une porte massive, et qui devait mener dans une cour et peut-être un petit entrepôt.
" Si nous frappons à la porte principale, nous risquons de devoir gérer notre affaire dans la rue, souffla Sedanius. Cela risque d'être peu discret..."

[color=#FFFFF66]-Il y a une porte, à l'arrière. C'est à celle-ci que nous toquerons : ce sera plus discret.[/color]
Déjà, il remettait son cheval au trot, essayant de se remémorer le plan qu'il avait consulté la veille pour ne pas perdre de temps, pour trouver au plus vite l'allée adéquate. Sitôt parvenu à bon port, il sauterait de selle et frapperait énergiquement au battant, prêt à prononcer la fameuse phrase soigneusement répétée la veille.
L'artisan, aussi aisé soit-il, ne leur poserait sans doute pas de problème.
Les Sombregloire, en revanche, l'inquiétaient davantage.
Mais... Une chose à la fois.

Il frappa. Sedanius était descendu à bas de son cheval et tenait les rênes des deux bêtes. Il faisait encore nuit, mais une nuit bleutée, désormais. Les étoiles les plus brillantes traversaient encore la gangue de nuages qui flottaient au dessus de Mélandis.
Une lumière apparut derrière la vitre qui jouxtait la porte, celle-ci s'ouvrit sur une femme d'une cinquantaine d'années, la mine chiffonnée et portant une couverture sur sa robe de nuit. Elle leva sa chandelle, incertaine, puis son regard s'agrandit de stupeur.
" Oh ! Oh ! glapit-elle avant de battre en retraite à l'intérieur. Marco ! Marco ! Viens vite ! Viiiite !"
Il y eut des pas à l'intérieur, puis un homme de grande taille s'encadra dans l'embrasure de la porte. Il demeura pétrifié.
" Madga, va chercher le petit." dit-il d'une voix sourde.

Ces gens obtempéraient avant même qu'il n'ait pu ouvrir la bouche... Décidément, Perceval avait eu raison : la Phalange inspirait une terreur indicible... Ce dont il n'allait pas se plaindre, en la circonstance. Plus tôt l'affaire serait réglée, mieux ce serait.
Puisqu'on ne leur avait pas adressé le moindre "Bonjour", il demeura silencieux. Néanmoins, il prit soin de saluer l'homme d'un léger mouvement de tête. Cela suffirait, en matière de courtoisie.

L'homme avait l'air effrayé, mais aussi mécontent. De gabarit, il était à peine moins lourd que l'homme de la Phalange qui lui faisait face. Il garda cependant les yeux baissés. Des pas revinrent vers eux et Taliesin entendit que la femme sanglotait, peut-être de peur. Elle poussa d'une main un enfant aux cheveux roux, les yeux pleins de sommeil, dans sa tunique de nuit. Comme l'avait mentionné le rapport de Kerun, il était musclé pour son âge, signe qu'il travaillait dur.
" Qu'est-ce qui se passe ? demanda-t-il.
— Tu dois aller avec ces gens, mon garçon.
— Quoi ? Pourquoi ?"

Il s'en était douté en entendant le charpentier parler du "petit". A présent, il pensait en avoir confirmation avec les sanglots de la femme, les nouvelles paroles du charpentier et même l'attitude du gosse : non seulement ses maîtres ne l'avaient pas maltraité, mais de surcroît, ils paraissaient bien l'aimer...
Il doit rentrer à Luménis. Et si nous l'avions laissé ici, la vraie Phalange aurait fini par mettre la main dessus.
Mal à l'aise sans pour autant modifier son attitude, il observa froidement et attentivement le garçon.
[color=#FFFFF66]-J'espère qu'il n'a pas été trop ménagé ?[/color] s'enquit-il de sa voix de stentor.
Compte tenu des circonstance, il avait mis dans son ton une pointe de soupçon et de réprobation.

" Non, bien sûr que non. Il a fait son travail, dit l'homme.
— Qu'est-ce qui se passe ? s'enquit à nouveau l'enfant, une pointe d'angoisse dans la voix.
— Tais-toi."
Le petit garçon parut surpris et s'accrocha à la jambe du charpentier. Celui-ci le repoussa, d'abord doucement, puis plus fermement.
" Prenez-le, partez, je vous en prie." finit-il par lâcher d'un ton inégal.
Il attrapa le gosse par l'épaule, l'arracha à lui, et le déséquilibra. Le gamin dévala les quelques marches qui le séparaient de la rue, jusqu'à buter dos dans le barde. La porte se ferma aussitôt, laissant Taliesin, Sedanius et le petit garçon seuls dans la rue.
" Partez !" répéta la voix du charpentier, au travers du bois, tandis que sa femme gémissait.

Il avait l'impression d'être un monstre.
Tirer un esclave des griffes de maîtres horribles était une chose. Arracher un enfant aux bras de gens qui le considéraient peut-être comme leur fils...
La Phalange serait venue tôt ou tard. Sa vie se serait alors transformée en enfer.
S'en persuader. Et mener jusqu'au bout cette sinistre comédie.
Saisissant Gurvan par l'épaule, il le poussa vers Sedanius.
Une fois le gosse en selle, il jetterait une pièce de cuivre sur le perron, enfourcherait sa monture puis, sur un tonitruant "Pour la guerre !", mettrait le cap vers le Havre Bourgeois.

Les choses se déroulèrent comme Taliesin l'avait prévu. Stupéfait, le gosse n'opposa pas la moindre résistance. Il se laissa lier les mains dans le dos, plonger dans le noir, soulever en selle. Au mouvement de ses épaules, le barde devina qu'il pleurait, mais il le faisait en silence, et Sedanius incanta presque aussitôt, englobant le gamin dans une lumière grise, qui parut le stabiliser.
Derrière la porte, il entendait les sanglots désormais plus lointains de la femme, que son mari avait sans doute entraînée dans une pièce voisine. Il lui sembla l'entendre la rudoyer, quelque chose comme "je t'avais dit de ne pas t'attacher", puis une porte claqua et ce fut le silence. Il jeta sa piécette, monta en selle, lança son cri et ils purent filer, au trot, vers le Havre Bourgeois et la demeure des Sombregloire.

Quête : Les Squelettes du Placard
Chapitre 9. Sauvetages (suite)

Quittant le Comptoir, Taliesin et Lena entamèrent leur tournée. Ils commencèrent par aller livrer une caisse dans un restaurant, puis gagnèrent un magasin de fournitures magiques pour en déposer une deuxième, passèrent chez un alchimiste pour des alambics et autres éprouvettes. Partout, Lena devisait avec son client, s'enquérait de ses besoins futurs, discourait sur la pluie et le beau temps. Ils pénétrèrent ensuite dans la rue des souffleurs de verre, où les artisans étaient rassemblés, chacun avec sa spécialité. Ils remplacèrent leur chargement distribué par des caisses de tubes, bocaux, verres, choppes, bouteilles diverses, en terminant par les vases qu'ils empaquetèrent soigneusement eux-mêmes. Certains des marchands, comme l'avait supposé Lena, reconnurent Elliot et lui demandèrent de ses nouvelles. Le barde s'en sortit sans difficultés, en restant vague mais courtois.
Puis ils repartirent, clopin-clopant sur les pavés, dans la multitude des Mélandiens ordinaires qui vaquaient à leurs activités. Ils étaient loin des temples, loin du Palais, loin des lieux où la marque de leurs activités spectaculaires aurait pu être présente, mais Taliesin eut l'impression de voir plus de miliciens que d'ordinaire, et il vit plusieurs rassemblements, furtifs, de gens qui bavardaient avec animation, pour se défaire rapidement à l'approche d'un clerc sinistre, un bel équipage ou d'un groupe en armure. C'était peut-être toujours ainsi à Mélandis, en réalité... ou bien était-ce le reflet de leurs frasques. Impossible de se pencher pour écouter ou de se mêler à la foule. Ils demeuraient cependant, marchands quelconques, parfaitement invisibles...
Lena entraîna enfin leur chariot vers des rues moins fréquentées.
" Nous allons nous placer derrière le stade pour que tu puisses jouer du pipeau. Avec le boucan qui y règne, personne ne t'entendra... Il y a un coin parfait."
Aussitôt dit, aussitôt fait, elle entraîna la charrette jusque dans un semi-tunnel, formé par les rangs supérieurs de l'amphithéâtre barbare, puis s'y arrêta.
" Je vais protéger le coin... Tu peux jouer quand tu veux."

Évidemment, Taliesin n'avait pu s'empêcher d'interpréter patrouilles et signes de nervosité au sein de la population comme les conséquences directes de leurs actions. En effet, ils avaient frappé fort à plusieurs reprises, coup sur coup... Kerun avait eu bigrement raison en avançant qu'ils devraient faire une pause après la libération de Galathée. C'était une nécessité vitale.
-Tiens-toi prête à fermer les yeux... et a remettre rapidement le chariot en route, répondit-il à la magicienne. J'espère que l'objet apparaitra de manière moins spectaculaire que la dernière fois, mais je ne peux le garantir...
Quelques instants plus tard, après avoir scruté les alentours et adressé une prière silencieuse pour que le présent du pipeau soit à la hauteur de leurs espérances, il jouait le fameux air des Damoiselles d'Eauprofonde.

Au moment où Taliesin terminait d'égrener les notes de musique du premier couplet, il y eut un grand coup de vent et un brusque parfum de fleurs sauvages et d'herbe coupée. Il sentit, sous sa forme illusoire, ses cheveux et ses vêtements s'agiter un moment dans la brise et puis, tombant du ciel comme une feuille morte, poussé à droite puis à gauche puis à droite encore, vint le présent du pipeau. Il était encore plus étrange que la dernière fois, et peut-être plus étrange que jamais : c'était un carré de tissu blanc, replié plusieurs fois. Rien d'autre. Rien d'étrange ou de spécial. Rien qui puisse l'aider à savoir à quoi il pourrait bien servir et pourquoi il serait indispensable...

Le barde sentit l'amertume poindre en lui, mais il fit en sorte de l'écarter. Décidément, c'était un exercice continuel, aujourd'hui. Quoique, cette fois, il le fit pour des raisons différente : il avait la nette certitude que se rendre coupable de blasphèmes, fut-ce simplement en pensée, n'arangerait en rien sa situation. Non, il devait avoir foi en l'utilité de ce... tissu.
-C'était une brise plutôt agréable, non ? lança-t-il à l'intention de la magicienne, avec un entrain peu convaincant. En tout cas, mission accomplie. Rentrons, à présent...

Lena se garda bien de faire le moindre commentaire, même si sa perplexité était visible sur les traits de la demi-elfe dont elle avait revêtu l'apparence. Elle sourit cependant rapidement.
" Me croirais-tu si je te disais que je n'ai jamais senti le parfum des fleurs ailleurs que sur les étals du marché ? Je n'ai plus quitté Mélandis depuis des années, et avant cela, je vivais sous terre... Mon seul passage dans la campagne a eu lieu au coeur de l'hiver... Aaaah, le printemps... C'est un mythe ! Rien que pour ça, je te remercie de ton air de musique..."
Quelques minutes plus tard, la charrette avait retrouvé sa place dans la cohue de la fin de journée, avançant tranquillement dans le flot des passants. Lena connaissait des chemins de traverse, ils purent reprendre une allure un rien plus soutenue (même s'il leur fallut freiner in extremis à plus d'une reprise, pour un ivrogne, un gosse, un chien errant) et ne tardèrent pas à retrouver le Comptoir.

Quête : Les Squelettes du Placard.
Chapitre 12. Les pots cassés.

Venant des bas quartiers, Iris et Taliesin trouvèrent rapidement le chemin de l'Allée des Sueurs. La jeune femme le connaissait bien, d'abord, mais il suffisait aussi de suivre à contresens le mouvement des esclaves fraîchement vendus. Ils étaient faciles à reconnaître : escortés, enchaînés ou encagés, ils n'avaient aucune tâche à accomplir sinon celle de se faire à l'idée qu'ils avaient désormais un maître, parfois le premier, parfois le dixième, et leurs réactions variaient des cris de fureur, aux larmes de désespoir, en passant par la résignation ou l'indifférence. Hommes, femmes, enfants se partageaient le spectre des émotions avec beaucoup plus d'égalité qu'on eut pu le croire. Les maîtres eux-mêmes affichaient une variété presque fascinante, de l'artisan le plus modeste à l'intendant issu de la meilleure maison. Iris remonta le flot de ce cortège en passant le bras dans le creux du coude de Taliesin. Le barde savait qu'elle le faisait avant tout pour lui offrir son épaule mais, de l'extérieur, ils paraissaient juste deux personnes de la campagne peu habituées à ce déferlement mélandien.
Ils tournèrent finalement dans une vaste allée, où deux chariots auraient pu se croiser sans peine. Elle était cependant rétrécie par des estrades, construites de part et d'autre d'un conduit central, sur lesquelles étaient exposées des gens. Outre l'odeur prégnante de la sueur qui flottait dans l'air, Taliesin fut peut-être frappé par la cacophonie qui régnait dans cette rue. Pleurs, cris, invectives, gémissements, conversations, tractations, sifflements des fouets, claquement des sabots, c'était un tintamarre de misère et de vie.

Plus il avait progressé vers cette artère, plus il s'était demandé ce qui lui avait pris.
Seulement quelques heures plus tôt, il était aux côtés de Galathée, heureux, confiant, plein d'optimisme...
A présent, il était confronté au spectacle qu'il avait soigneusement évité, et à raison, depuis qu'il était revenu à Melandis : celui de son échec, celui qui prouvait que le soulèvement n'avait servi à rien.
D'accord : quelques centaines de personnes s'en étaient tirées, vivaient désormais libres, loin de cette cité maudite. Mais il y avait eu des milliers de morts, ici comme à Luménis, et l'esclavage n'avait en rien cessé, faisant au contraire plus de victimes que jamais.
Les cris, les pleurs, les mines résignées l'atteignaient comme autant de coups de poignard.
Ce qui lui avait pris ? Pas difficile à dire, en réalité : il avait perdu l'esprit.
Il n'avait même pas encore vu le pire...
Il songea à faire demi-tour. Y songea très sérieusement.
Puis serra les dents.
Non, il n'avait pas été pris de folie. Tout au plus s'était-il montré présomptueux. Mais pas tant que ça, au fond. Car il avait les moyens de tenir bon, d'accomplir sa mission.
Il suffisait qu'il pense aux gamins, à ce qu'ils devaient ressentir, au fait qu'il avait une chance de les sauver.
Il suffisait qu'il pense à Galathée, à leur nouvelles retrouvailles, dans quelques heures, à la joie qu'il éprouverait alors, au réconfort qu'il pourrait goûter auprès d'elle.
Oui, il tiendrait bon.
Un mauvais moment à passer. Ensuite... De la lumière. Pour lui. Pour eux, aussi, si les dieux étaient bons.

" Regarde droit devant toi, lui souffla Iris. Essaie de penser à quelque chose d'autre. Je te dirai quand nous arrivons aux endroits critiques. La première partie de la rue ne nous concerne pas."
Elle l'entraîna à accélérer légèrement le pas, restant bien au centre de l'artère. Ils n'étaient pas seuls à chercher des esclaves, mais il n'y avait pas non plus foule, et plusieurs vendeurs les interpelèrent en leur vantant la qualité de ce qu'ils avaient en boutique. Iris incita Taliesin à les ignorer et à presser le pas.
" Nous allons tenter tout de suite un marchand qui fait dans les combattants. Je pense que c'est le moins rude : il y a peu d'enfants et s'ils espéraient en vendre pour l'arène, c'est là qu'ils se trouveront. Ils ne s'étonneront pas que deux provinciaux s'égarent dans ce genre d'endroits, tu verras, mais il faudra justifier que nous cherchions un costaud ou un belliqueux..."
Elle le poussa légèrement, infléchissant sa trajectoire vers une estrade. Quatre hommes plutôt bien bâtis, enchaînés, à moitié nus, y étaient exposés. Un client tâtait le bras de l'un d'entre eux en discutant avec un marchand. Ils franchirent le seuil de la boutique et se retrouvèrent plongés dans la pénombre. L'odeur était épouvantable bien qu'un jeune esclave soit en train de nettoyer le sol à grandes eaux. Les esclaves étaient alignés, enchaînés dans des sortes de stalles aux parois de bois, pour les empêcher de se toucher et de se voir. Presque tous de sexe masculin, ils étaient souvent entravés de manière à ne pouvoir se servir ni de leurs mains, ni de leurs pieds. Certains avaient l'air à demi fous, d'autres étaient apathiques.
" M'sire, m'dame, on cherche du muscle ?"

Il avait regardé droit devant lui, n'avait cessé de songer à la rôdeuse, aux garçons, à Iris, aussi, qu'il ne devait pas mettre en danger. Et, peu à peu, il avait repris le dessus. Il n'en menait toujours pas large, évidemment. Mais il avait réussi à entrer lentement dans son rôle, à se composer une expression presqqe neutre, à se constituer, en somme, un semblant de carapace.
-Bonjour... répondit-il. Du muscle, oui... Et de la ténacité... Mais ce sont des enfants dont nous avons besoin, et, heu... Je ne sais pas si vous en vendez.
Un campagnard un peu perdu. Pas difficile à jouer, dans son état. Lequel rendrait peut-être sa comédie plus crédible encore.
Et, du coin de l’œil, il examinait déjà les esclaves ainsi que les clients, afin de pouvoir, le moment venu, mimer leur comportement.

Les clients erraient entre les stalles, observant les esclaves d'un air dubitatif. Ils étaient seulement deux, manifestement ensemble, et échangeaient des commentaires sur les hommes qu'ils examinaient. A leur mise, ils pouvaient être des recruteurs de l'arène ou des dresseurs de gardes du corps comme le propriétaire de l'endroit où Taliesin avait racheté Eliott quelques jours plus tôt.
" Les gosses sont à l'arrière. C'est pour quel usage ? Ils sont motivés, vous allez voir..."
Il les précéda dans une allée, franchit une arche de pierre, et ils débouchèrent dans une seconde pièce, une marche plus bas. Les enfants étaient une vingtaine, enchaînés par la cheville, souvent, parfois les poignets liés dans le dos. Au centre de la salle se trouvait un cercle de sable blanc, entouré de barreaux. A l'intérieur, deux garçons luttaient à mains nues sous les yeux de trois hommes. Ils ne devaient pas avoir plus de huit ans.
" A cet âge-là, ils rêvent à la carrière de lutteur. C'est pour des combats ?"

La Couronne de Cuivre

[Lieu-dit] Les rues commerçantes