La Couronne de Cuivre

Ils marchèrent encore un moment, s'étreignant plus étroitement, avant qu'Arthur ne s'immobilise à l'ombre d'un arbre endormi.
" Est-ce que... tu veux que je te ramène à ton auberge ? Il est tard et... notre mission commence avant l'aube... Lathandrite oblige."

Chandara s'agrippa encore un peu plus à son bras pour s'empêcher de trembler : la soirée s'achevait... Et avec elle la pause bienheureuse qu'avait constitué son séjour luménien. Il y aurait toujours le temple puis Antelucas mais la jeune-femme sentait que ce ne serait plus pareil en ayant conscience de la longue absence d'Arthur. Elle fut tentée d'essayer de le retenir, juste encore un peu.

Mais elle savait au fond d'elle que ce serait une mauvaise idée, que plus le paladin se sentirait libre mieux il vivrait leur relation. Elle leva tout de même des yeux brillants vers lui et répondit pauvrement :

- D'accord... Je me suis promis de ne pas pleurer... Ce ne serait pas très digne d'une Sunite je crois. Mais ça va être difficile.

Arthur était extrêmement embarrassé qu'elle se mette dans des états pareils pour lui. Cela l'inquiétait même franchement. Il ne s'en sentait pas digne... et il se demandait ce que cela voulait dire en termes d'attachement... Ils étaient paladins, ils étaient appelés à être séparés la majeure partie de leur vie... En même temps, elle était Sunite. Sans doute était-ce obligatoire, elle était sensible, romantique, et il fallait qu'il se montre à la hauteur.
" Ne pleure pas, non. Ce n'est qu'un au revoir... et un test de notre résolution."

Elle s'essuya la joue et tenta d'esquisser un sourire fragile mais tout à fait charmant. Sa voix s'était elle aussi un peu raffermie même si l'émotion menaçait de la submerger à nouveau à tout instant :

- Ce n'est qu'un au-revoir, oui. Et je ne pleurerai pas, c'est d'accord : je ne voudrais pas que tu gardes cette image de moi à chaque fois qu'on doit s'éloigner l'un de l'autre. Pas alors que je voudrais te remercier pour ces quelques jours magnifiques que j'ai passé grâce à toi. Cela m'a fait beaucoup de bien... Et toi aussi, tu me fais beaucoup de bien même si tu ne t'en rends pas toujours compte.

Il sourit doucement.
" Ce n'est pas difficile de te faire du bien."
Il s'empourpra spectaculairement.
" Argh ! C'est pas sorti comme je voulais ! Je voulais dire... je voulais dire que... quand on te voit... on ne peut qu'avoir envie de te faire sourire."

Elle ne s'était pas du tout attendue à cette sortie et lui adressa un regard étonné, les yeux ronds l'espace d'un court instant et lui répondit par un rire joyeux avant de noter combien il se sentait gêné. Sa tristesse concernant leur prochaine séparation s'était en tous cas estompée et elle répondit d'un ton affectueux et amusé à la fois :

- Ça, c'est vraiment très gentil !

Et, tout en le regardant dans les yeux, elle lui adressa son plus beau sourire. Oui, il n'avait aucune difficulté à la faire sourire même quand il se montrait un peu maladroit mais toujours si touchant.

Arthur était rouge comme une pivoine et pendant quelques minutes, il ne sut plus quoi dire, cherchant à retrouver sa contenance. Elle était bon public, cependant, c'était un soulagement. Il aurait aimé qu'elle n'emporte pas de lui cette image d'un empoté de première classe, mais dans le même temps, c'était ce qu'il était, alors pourquoi s'en cacher ?
Petit à petit, pas à pas, ils approchaient de la sortie du parc. Bientôt, ils devraient laisser ce morceau de nuit derrière eux et reprendre leur chemin séparément. Pour un temps, du moins. C'était effrayant, mais il fallait faire confiance à l'avenir. Pour un Lathandrite, c'était possible.

Chandara ne sut pas vraiment quoi dire elle-même pour mettre à l'aise son compagnon. Lui réaffirmer qu'elle aimait tel qu'il était aurait certainement fait plus de mal que de bien en cet instant même si c'était la vérité. Même si cette maladresse, cette innocence et cette inexpérience l'attiraient chez lui, la mettaient en confiance quelque part.

Elle se contenta donc de progresser de son pas léger en prenant appui à son bras, appréciant grandement son contact et sa proximité alors que les premières fraicheurs de la nuit se faisaient sentir sur ses épaules dénudées. Une partie d'elle savait que leur séparation approchait mais la jeune-femme n'avait aucun mal à l'étouffer pour vivre le moment présent, pour vivre ce moment plaisant. Elle prenait peu à peu conscience qu'elle avait moins besoin de meubler les silences en la compagnie d'Arthur, que bien plus s'échangeait sans besoin de mots.

Ils quittèrent le parc et gagnèrent la rue. Comme chaque soir en cette magnifique saison, ils étaient loin d'être seuls. S'il existait des quartiers tranquilles dans la Luménis nocturne, ce n'était pas autour du Parc, point focal des promenades à la lune. Arthur entraîna la jeune femme vers son auberge, d'un pas mesuré, manifestement plus tranquille que quelques minutes auparavant, peut-être rasséréné par ce fameux silence.
Cela leur donna tout le loisir d'observer leurs concitoyens, d'autres couples, des groupes d'amis, l'une ou l'autre famille, des marcheurs solitaires, sereins ou empressés. Les façades plongeaient peu à peu dans le noir, mais dans le même temps, des lampes apparaissaient ça et là pour empêcher les ténèbres de vaincre, jamais, la lumière de Lathandre.

Chandara en était-elle à considérer les autres promeneurs comme ses concitoyens ? Peut-être pas tout à fait encore car elle n’avait entrepris aucune démarche officielle en ce sens. Mais elle se sentait bien moins étrangère que quelques jours seulement auparavant quand elle avait débarqué du navire en provenance de Manost. Une seule veille était écoulée depuis mais tant de choses s’étaient produites sur cette période de temps. Tant de choses qui avaient grandement modifié sa vision de l’avenir. Et du présent. Songeuse, elle laissa dériver ses pensées sur les démarches qu’elle allait entreprendre seulement quelques jours plus tard, sur son souhait de revenir à Luménis après son apprentissage. Une pensée en amenant une autre, elle demanda d’un ton pensif :

- Est-ce que vous avez de la neige en hiver, ici ?

Il lui plairait de se promener au petit matin avec son amoureux dans le parc recouvert d’un manteau immaculé. Sans doute une pensée guidée par une certaine nostalgie des montagnes de son enfance.

" Oui, bien sûr. Etés chauds, hivers glacés. C'est le climat de la mer, parait-il. Nous y sommes accoutumés."
Il sourit.
" Pas chez toi ?"

Chandara lui répondit d'un sourire radieux, les yeux un peu rêveur alors qu'elle songeait autant à son passé cojumite qu'à son avenir luménien. Au moins ne serait-elle pas dépaysée sur ce critère là. Contrairement à Antelucas sans doute :

- Si, même si le climat de la montagne a sans doute ses différences. Mais j'adore par dessus tout me promener dans la neige. Et faire des batailles de boule bien sûr ! En tous cas j'aimais ça quand j'étais plus jeune...

Elle hésita, se demandant soudain s'il la trouverait puérile.

Arthur n'était pas certain d'avoir jamais fait une bataille de boules de neige de toute sa vie.
" Bien sûr, je comprends."
Quand les novices s'y mettaient, en hiver, les paladins le toléraient sans y prendre part, demeurant réfugiés dans la commanderie. Cela finissait toujours par mal tourner, quelqu'un se prenait immanquablement un projectile en plein visage et terminait en larmes. A partir de seize ans, quand l'adoubement se rapprochait, ce genre de délires devenait tout simplement impensable, symbole d'une enfance révolue.
" Je ne crois pas qu'il neige souvent à Antelucas, malheureusement."

Mais peut-être pourrait-elle revenir sur Luménis avant l'hiver ? C'est en tous cas ce qu'elle souhaitait en cet instant. Mais elle n'osa pas l'exprimer de peur de paraître présomptueuse. Et elle ne pouvait pas non plus savoir ce que l'avenir lui réserverait et où Sunie exigerait qu'elle se rende. Car c'était bien à son service qu'elle aspirait à entrer et sa période de totale liberté touchait quelque part à sa fin... Elle se contenta de répondre d'un ton léger et les yeux rieurs :

- Alors il faudra que je revienne ici l'hiver pour faire une bataille en ta compagnie !

Arthur lui jeta un regard en coin : il avait la confirmation de ce qu'il soupçonnait... Elle ne parlait pas au passé.
" J'espère que nous serons dans le même camp." fit-il avec un léger sourire.
Ils étaient arrivés dans la rue des Songes de la Dryade : plus que quelques mètres et ils en auraient atteint le jardinet et la porte...

La jeune-femme répondit par un énigmatique "On verra bien !" mais semblait déjà passée à autre chose. Elle l'entraîna par la main jusqu'au jardinet pour qu'ils soient moins visibles des passants éventuels puis elle se jeta à son coup avec abandon, l'embrassant comme si c'était leur premier baiser. Ou en tous cas le dernier avant trop longtemps...

Il répondit à son étreinte, l'embrassant lui aussi avec abandon. Il n'osa pas aller plus loin, ses mains demeurèrent chastement serrées autour de sa taille, et ce fut aussi lui qui finit par rompre leur élan.
" Tout ira bien, murmura-t-il. Ecris-moi à la commanderie... Je t'écrirai à la tienne."
Même s'il ne pourrait sans doute la lire que bien des veilles plus tard...
" Je suis heureux que tu aies retrouvé une voie, ici... C'est la cité des secondes chances, c'est symbolique."

La jeune-femme leva vers lui un regard brillant d'une certaine mélancolie mais surtout de reconnaissance. Elle lui répondit le souffle court et la voix rendue un peu rauque par l'émotion, répétant ses paroles comme si elle cherchait à s'en convaincre :

- Je t'écrirai... Tout ira bien, oui. Et je suis heureuse que tu te montres si compréhensif avec moi. Et je suis fière de ce que tu es, de ce que tu fais. Va répandre la lumière et reviens-moi vite mon amour !

Il lui sourit.
" Je vais faire ça."
Il aurait sûrement aimé trouver quelque chose d'un peu plus lyrique à déclarer, mais ce n'était pas son fort, ces grandes phrases qu'on trouve dans les livres épiques ou romantiques.
" A bientôt, alors."
Il ne savait pas bien comment la quitter : il aurait préféré que cela vienne d'elle, mais il avait la curieuse impression qu'elle ne le lâcherait pas de son plein gré.

Elle le regarda un instant fixement comme si elle était hypnotisée par son sourire ou qu'elle voulait simplement graver ses traits dans sa mémoire. Et elle hésitait : elle aurait voulu lui voler un dernier baiser mais elle savait aussi que ce ne serait jamais suffisant, qu'elle ne saurait s'en contenter et que leur séparation n'en serait finalement que plus douloureuse. En cela au moins elle avait mûri depuis Manost. Et pas seulement : car même si cela lui coûtait beaucoup, elle sentait qu'elle devait laisser son compagnon partir le cœur léger. Que le moment était venu et que l'épreuve commençait.

Elle répondit finalement d'un ton calme qui la surprit elle-même et arbora un petit sourire sans grande joie :

- Allez, va maintenant : tu dois dormir un peu pour être resplendissant dès l'aube et impressionner les badauds !

Il eut un léger sourire amusé.
" Misère, Chandara." dit-il simplement, avant de l'embrasser à nouveau, avec tendresse, puis de la relâcher.
Il fit quelques pas en arrière.
" Merci pour la soirée. Sois prudente... et valeureuse."
Il fit encore deux pas.
" Et que Lathandre veille sur ce nouveau départ."
Il lui sourit une dernière fois, puis recula encore et disparut dans la nuit. Tout juste devina-t-elle sa silhouette tandis qu'il s'éloignait d'un pas rapide vers le quartier sud.

Elle fixa longuement l'ombre de la rue dans laquelle il s'était fondu et sut qu'elle se remémorait maintes fois ces derniers instants au cours des prochaines veilles voire des prochains mois. Mais elle en retiendrai surtout qu'ils s'étaient simplement dit au-revoir et qu'elle sentait à cet instant que leur relation s'était affirmée depuis leurs adieux déchirants de Manost.

Elle ressentait bien moins de chagrin et d'angoisse qu'elle ne s'y était attendue. Peut-être était-ce en partie lié à l'aventure qu'elle venait d'entreprendre de son côté mais une bonne part revenait à la certitude que son paladin lui reviendrait, que les meilleurs moments étaient encore devant eux et non derrière.

C'est donc avec un sourire qu'elle tourna finalement ses pas vers la porte de l'auberge quand le vent nocturne la fit frisonner.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Le Belvédère du Parc verdoyant