La Couronne de Cuivre

-J'espère juste ne pas avoir causé trop de dégâts, répondit-il. Non content de le menacer, je l'ai salement humilié. Mais il fallait bien... hum... expliquer certains détails...
La scène en elle-même aurait pu paraître cocasse, et sans doute certains clients, ceux du moins pas trop énervés par leur brusque réveil, avaient dû en rire. Mais pas lui. Et Victor encore moins. Cependant, les paroles de Galathée l'avaient quelque peu réconforté : ce n'était pas allé sans accrocs, mais il n'était pas resté inactif, il n'avait pas déserté. Peut-être était-ce là le plus important : il avait fait face une dernière fois.
Il ne reprit pas la parole durant le reste de leur voyage. Il n'en ressentait plus le besoin. Le geste tout simple de la jeune femme l'avait surpris, touché, et n'avait rien fait pour retirer sa main. Il n'était pas toujours besoin de paroles, et ce contact bref mais sincère valait tout les discours. Peut-être n'avait-il pas totalement tout gâché, en fin de compte. Peut-être n'aurait-il pas trop de remords, le moment venu.
Peut-être...

Ils atteignirent le cercle de pierres alors que l’horizon commençait à s’assombrir. Les chemins de traverse qu’ils avaient dû emprunter, ainsi que l’allure réduite de leur unique monture, les avaient retardés. En approchant, ils devinèrent cependant un petit filet de fumée qui s’échappait du temple à ciel ouvert et les deux ânes et la jument paissaient tranquillement dans la prairie voisine, entravés. Ils n’étaient plus qu’à une cinquantaine de mètres lorsqu’une silhouette colorée se détacha des monolithes et descendit jusqu’à eux. Reynald leur sourit.
« Juste à temps pour le souper ! » s’exclama-t-il avec entrain en prenant la bride de leur jument." Madame, c'est un plaisir..."

Taliesin sauta à terre, jeta un coup d'œil au cercle de pierre puis revint à Reynald qu'il salua silencieusement. Dès que Galathée eut à son tour déserté le dos de la jument, le clerc se proposa d'aller attacher cette dernière et, joignant le geste à la parole, il s'éloigna, la longe à la main.
-Je vais... rester près de la route, dit Taliesin après une courte hésitation. Rupert n'a pas apprécié la manière dont évolué les choses, et il vaut mieux rester vigilants tant que nous serons aussi proches de Fumeterre.
En réalité, il ne se faisait guère de souci à cause du prétendant frustré. Il ne se sentait tout simplement pas l'envie de gagner le camp, d'affronter le regard haineux de Victor, tout en se disant que le gosse avait le droit de profiter des retrouvailles avec Galathée sans l'ombre d'un monstre pour venir les ternir.

Galathée acquiesça sans rien dire, jetant un œil sur la route qui serpentait, déserte, entre les collines. Elle hésita une seconde, une deuxième, consciente que l’instant de silence qui se nichait entre eux devenait difficile.
« Te reverrai-je avant… avant que tu ne t’en ailles ? » demanda-t-elle finalement, à voix basse, sans le regarder.
Elle savait que retarder l’échéance n’avait pas de sens, mais elle ne voulait pas d’une disparition imprévue.
Je dois faire face, je n’ai pas le choix, songea-t-elle.
Mais lever les yeux était trop demander.

Taliesin ne répondit pas immédiatement. Il n'aviat pas vraiment envisagé de s'esquiver comme un voleur, ni ne l'avait totalement exclu. Mais maintenant que Galathée lui posait la question, il était bien obligé de trancher, peu désireux qu'il était de mentir, de tromper.
-Oui, je ne partirai pas ce soir, dit-il finalement.
Pourquoi ce délai ? Etait-ce parce que le départ l'effrayait, contre toute raison ? Ou bien voulait-il ménager la rôdeuse ? Ce qui était stupide : plus les adieux seraient brefs, moins les choses seraient difficiles...
-Je t'avais promis une journée,reprit-il d'un ton léger. Or, tu n'as pas pu réellement en profiter. Et puis, rien ne presse. Ce n'est pas comme si je pouvais manquer ce rendez-vous.
Des excuses ridicules, songea-t-il, presque amusé.

En profiter ? Etait-ce une plaisanterie ? Profiter de quoi ?
Elle le dévisagea une seconde, interloquée, mais toute rancœur disparut à l’instant même où elle croisa son regard.
« Merci. » fit-elle simplement. « Pour tout ce que tu as fait. »
Puis elle se détourna, fit quelques pas vers le cercle de pierres et Reynald qui l’attendait.
« Passe une bonne nuit… » ajouta-t-elle encore, avec un sourire furtif et douloureux, avant de s’éloigner plus rapidement.

A peine eut-elle pénétré à l'intérieur du cercle de pierre qu'une exclamation - ou plutôt un rugissement - la fit sursauter.
-Galathée !
Victor bondit vers elle et, avant qu'elle ait pu esquisser le moindre mouvement, se jetait dans ses bras, déjà sanglotant.
-J'ai cru que tu reviendrais jamais... gémit-il, le visage pressé contre sa tunique. Il étreignit la rôdeuse de toutes ses forces, comme s'il craignait de la voir disparaître. Bien sûr, Reynald les avait prévenus que Galathée s'approchait, mais devoir attendre qu'elle arrive au camp pour courir vers elle lui avait paru insupportable et n'avait fait que décupler son émotion.

Galathée s’agenouilla pour se porter à la hauteur de l’enfant et nicha sa tête dans le creux de son épaule.
« Je suis là, maintenant. » murmura-t-elle.
Elle aurait aimé lui dire qu’il n’arriverait plus rien, mais la réalité était qu’elle avait été incapable de se défendre, que sans Taliesin, le gamin serait probablement mort, livré à lui-même en pleine campagne, et un grand vent d’angoisse la saisit soudain.
Je ne peux pas nous protéger, songea-t-elle avec terreur.
Elle ne parvint pas à articuler quoi que ce soit pendant de longues minutes, se contentant de trouver un certain réconfort dans les bras du petit garçon.
Reynald s’était poliment écarté. Tybert lisait plus loin, au coin du feu.
Galathée se détacha de Victor.
« Taliesin m’a raconté… combien tu avais été courageux… Je suis heureuse de te voir… en bonne santé… Je n’aurais pas supporté… qu’il te soit arrivé quelque chose… par ma faute. »

L'enfant la dévisagea un instant, interdit, puis s'essuya les yeux d'un poing rageur.
-Il t'a raconté que je croyais que c'était de ta faute ? glapit-il. Qu'est-ce qu'il t'a raconté, encore ?
Puis son visage se chiffonna et il réprima un sanglot.
-Je sais bien que c'était pas ta faute, fit-il d'un ton pitoyable. Je sais bien que tu as pas fait exprès de te faire enlever. J'étais en colère, j'avais peur, j'ai dit des bêtises...
Il chercha un instant le regard de la jeune femme, puis baissa les yeux. Un voile d'angoisse crispa ses traits, comme de douloureux souvenirs affluaient à sa mémoire.
-Ils... Ils t'ont fait du mal ? murmura-t-il enfin. Comme les gardes, à Luménis ? S'ils t'ont fait du mal, j'espère qu'il les a tous tués...

Galathée caressa doucement les cheveux de Victor, comme si ce simple geste pouvait le purger de toutes ses émotions difficiles. Elle se fit la réflexion qu’elle aussi aurait eu bien besoin d’une épaule solide pour s’y laisser aller. Mais elle devait jouer son rôle, envers et contre tout. La logique implacable des choses nécessaires.
« Je vais bien, Victor, ne t’en fais pas. Fumeterre est loin, et sera bientôt oubliée. Et je connais les mots que l’on prononce quand on a peur… Tu ne dois t’inquiéter de rien. »

Victor la dévisagea un moment, puis opina du chef.
-D'accord... murmura-t-il.
Il ne paraissait pas très convaincu, cependant. Galathée avait pour le moins éludé sa question, et il ne trouvait pas là matière à calmer son inquiétude. Mais il n'alla pas plus loin sur le sujet : une autre question venait de lui traversa l'esprit et il hésita quelques instants avant de la poser, d'une petite voix anxieuse.
-Il est revenu avec toi ? Il va rester ?

Galathée lui sourit doucement.
« Il est revenu avec moi, oui. Mais il a préféré… t’épargner sa présence. » fit-elle, tentant de dissimuler son trouble. « Et… non, il ne va pas rester avec nous. Je pense que nous sommes arrivés au bout de ce que nous pouvions tous supporter. »
Elle lui ébouriffa les cheveux.
« Ce sera donc juste toi et moi, et la route. »
Sa voix s’altéra sur ces derniers mots, comme l’appréhension la reprenait.
« Nous éviterons les chemins fréquentés pour éviter les mauvaises rencontres. En étant prudents… il ne devrait plus rien nous arriver. »

Victor lui rendit un pâle sourire.
-Oui, on fera attention. Et on montera la garde. Comme ça, personne pourra venir sans qu'on le sache.
Il se rembrunit, grimaça.
-J'ai parlé avec Reynald de ce qui s'était passé pendant que tu étais pas là... J'ai pas été très gentil avec Taliesin, je crois, murmura-t-il. J'avais peur qu'il me fasse du mal, mais... il m'a donné son couteau pour que je sois rassuré, tu sais ? Il voulait même dormir par terre et me donner son lit, à l'auberge... Mais j'étais en colère et... Et je l'ai mis en colère. Reynald m'a dit qu'il aurait pas du me faire peur mais que... Ben, c'est comme quand moi je dis des choses sans réfléchir. Il le pensait pas. Il aurait rien fait...
Il se mordit les lèvres, l'air malheureux.
-C'est à cause de moi qu'il vient pas avec nous ? Il viendrais si je lui faisais des excuses ? Je veux pas que tu sois triste parce qu'il vient pas. Parce que j'ai été méchant.

« Oh, Victor… » fit la jeune femme, et elle ne put empêcher les larmes d’envahir ses yeux. Elle pinça les lèvres, se détourna une seconde, puis le serra plus fort contre elle.
« Ne t’en fais pas. Taliesin s’en va… pour mille et une raisons. Et ni toi, ni moi, ne sommes responsables de la plupart d’entre elles… »
Et ni toi, ni moi ne pouvons y changer quoi que ce soit.
« Il arrive juste que les voies… les voies divergent… »
Elle le regarda droit dans les yeux.
« Quand il sera parti… je serai un peu triste, oui. Je ne peux pas te mentir… Mais cela ne durera pas, je te le promets. Il faudra juste être un peu patient avec moi. Et ça passera... »

-Je... Je serai patient, souffla-t-il. Et sage. Et je ferai tout ce que tu voudras pour que tu sois moins triste. Je...
Il s'interrompit, décontenancé par le trouble de la jeune femme, ne sachant que dire pour l'apaiser. Puis, renonçant à trouver les mots, il se contenta de l'étreindre avec force et, se haussant sur la pointe des pieds, de l'embrasser timidement sur la joue.
Enfin, il jeta un regard autour de lui et, gêné tout à coup, recula d'un pas.
-Tu veux manger ? Reynald il sait pas juste chanter ou soigner, il sait aussi bien cuisiner ! On a du lapin avec des baies et plein de trucs. C'est très bon.

« Ça m’a l’air d’être l’homme idéal, ce Reynald… » dit Galathée en se redressant, un léger sourire aux lèvres. « J’arrive dans une seconde. »

La jeune femme alla déposer son sac là où Victor avait déballé le sien, et y fureta quelques secondes, le temps de trouver ses réserves d’herbes. Elle finit par dénicher ce qu’elle cherchait, feuilles séchées, réduites en poussière depuis longtemps, et en avala une petite poignée, qui la fit tousser quelques secondes. Elle rejoignit ensuite le feu pétillant, où l’attendaient les deux clercs et Victor.

Ce dernier n’avait pas menti : le dénommé Reynald savait accommoder le gibier, et la rôdeuse se demanda comment le gamin allait supporter de retourner à son ordinaire fadasse. Il faudrait qu’elle l’interroge sur ses secrets avant que leurs chemins ne se séparent. Loin de se contenter de ravir leurs estomacs, le prêtre de Milil anima également la conversation. Son interprétation très personnelle de la manière dont Victor avait participé à la confection du repas fit pleurer de rire l’enfant, alors que même l’inébranlable suivant d’Eldath esquissait un léger sourire. En les voyant partager cette connivence, Galathée se promit d’interroger Victor sur ses désirs, dès que l’occasion se présenterait. Elle savait qu’il se glisserait dans son ombre, coûte que coûte, mais l’opportunité semblait si belle.

En fin de repas, prise de coliques, elle s’esquiva quelques minutes à l’extérieur du cercle de pierres. Au loin, le feu tranquille de Taliesin brûlait. Elle se demanda s’il dormait. S’il veillait. Elle se demanda s’il pensait à sa mort imminente et s’il en avait peur.
Elle frissonna. Pourtant, posant la main sur son front, elle devina qu’elle avait de la fièvre.

Lorsqu’elle reparut, Victor et Tybert étaient engagés dans un étrange jeu. Ils avaient tracé une sorte de damier à même le sol et déplaçaient des petits objets coniques à tour de rôle dans la poussière.
Reynald posa une main sur son bras.
« Victor vous expliquera. Vous verrez, c’est très simple. » dit-il à voix basse, pour ne pas déranger les joueurs.
Puis, doucement, il l’entraîna derrière lui. Galathée suivit, subitement lasse, et s’assit près de lui lorsqu’il le proposa.
« C’est un enfant courageux que vous avez là. »
« Je sais… » murmura-t-elle.
Elle posa une main sur son ventre comme un hoquet la traversait, puis sourit à Reynald, qui lui rendit un regard froncé. Il prit une profonde inspiration et se gratta le front.
« Galathée. Je ne veux pas me mêler de ce qui ne me regarde pas mais… vous avez l’air en mauvaise santé… Pendant le repas, je vous ai vue tressaillir à plus d’une reprise… Vous vous êtes esquivée il y a peu... sans doute pour vomir. Vous avez des spasmes. Et de la fièvre, aussi. »
Elle sourit.
« Ça passera. »
« Si je devais faire un pari… je dirais… crosses de fougère annelée… »
« Vous avez gagné. »
« C’est un remède hasardeux. Les effets toxiques sont nombreux… Vous risquez… »
« Je sais, mais ça passera. »
Reynald grimaça une seconde.
« Si vous voulez, je peux vous donner un contrepoison. »
« Pas avant que la fougère n’ait rempli son office, merci. »
Il se tut.
« Je suis désolé. » dit-il finalement, en pinçant les lèvres.
« Ne le soyez pas. Les choses rentrent dans l’ordre, et c’est aussi grâce à vous. »
« Cet ordre… Est-ce un ordre… positif ? »
« C’est une autre question. »
Il acquiesça, manifestement embarrassé, et expira avec bruit.
« Au sujet de l’elfe… et de Victor… » fit-il alors.
« Je sais. Mais ça n’a pas d’importance… Taliesin va nous quitter demain, pour suivre sa propre voie. Victor pourra... retrouver un semblant de tranquillité. »
Reynald passa une main sur son visage, un pli barra son front et il frissonna.
« C’est à ce point-là, alors ? »
« Oui. »
Le silence s’installa entre eux, tandis que Galathée lorgnait le ciel profond qui se couvrait d’étoiles. Le clerc lorgna les flammes vives qui brûlaient encore devant eux.
« Dans ce cas… Vous devriez peut-être songer à nous accompagner à Eredhùn. Tybert ne parle pas beaucoup, mais Victor l’aime bien et je ne pense pas être un mauvais compagnon de route… Une fois sur place… Je connais beaucoup de monde. Je pourrais vous trouver un endroit où vous installer, avec Victor, le temps que vous… vous sentiez plus forte… »
« Vous êtes gentil, Reynald. Vraiment. Mais j’aspire à la nature, désormais. A un endroit simple et reculé, à l’abri des gens… Ne vous inquiétez pas. Je prendrai mes précautions, désormais. J’éviterai les villages, les feux isolés… »
Elle sourit.
« La campagne est peuplée de créatures étranges, Galathée. »
« Je ne les crains pas. »
Ils se dévisagèrent une seconde.
« Mais je proposerai à Victor de vous suivre. Je peux faire ça pour lui et pour vous. »
Le clerc sourit, les lèvres pincées. Le silence revint, insidieux, tranquille. Galathée étouffa un bâillement, et ses paupières papillonnèrent une seconde.
« Vous avez besoin de dormir. »
Elle hocha la tête.
« Nous reparlerons demain. »
La rôdeuse posa la tête sur son épaule, tandis qu’il murmurait quelques mots à mi-voix, dessinant des symboles complexes de la main gauche, dans l’air tiédi par le feu. Elle s’endormit quelques secondes plus tard, et il passa un bras autour d’elle, songeur.

Pendant que Galathée et Reynald devisaient, Victor s’était éclipsé. Pris d’une impulsion soudaine, un peu irréfléchie, il avait décidé de porter à manger à Taliesin. L’enfant ne savait pas exactement ce qu’il allait dire ou faire, mais il avait l’impression que c’était une étape nécessaire. Si Taliesin devait partir, il fallait au moins qu’il se soit excusé. Sinon, il était persuadé qu’il en cauchemarderait à jamais. Il avait donc mis Tybert dans la combine, lui enjoignant de sonner l’alarme au cas où il ne reviendrait pas rapidement. Après tout, Taliesin avait menacé de le bâillonner avec ses chausses, et c’était une expérience qu’il n’était pas pressé de tenter.

Après le départ de Galathée, Taliesin avait cherché un lieu abrité, invisible depuis la route, et y avait allumé un petit feu. Il ne croyait pas réellement que Rupert ou quelque autre Fumeterrois les eut suivi ou se soit mis en chasse mais préférait parer à toute éventualité. Une fois le bois bien enflammé, il s’était installé aussi confortablement que possible et avait commencé sa garde, l’oreille tendue, le regard fixé sur les ténèbres, au nord, en direction du petit bourg où s’étaient déroulés les pénibles événements des jours précédents.
Peu à peu, comme rien ne venait, sa vigilance se relâcha, et l’ancien barde laissa dériver ses pensées. Sans vraiment s’en rendre compte, il se mit à jouer avec le petit paquet que lui avait remis Galathée, trois soirs auparavant. L’heure de s’en servir se rapprochait, mais il ne se sentait toujours pas serein. Peut-être le serait-il le lendemain, après les adieux. Peut-être. Il ne pouvait que l’espérer.
Des bruits de pas dans l’herbe haute l’arrachèrent à la somnolence où il avait finit par sombrer. Sans doute Galathée ou Reynald voulaient-ils lui dire un mot, avant les adieux du lendemain. Mais celui qui émergea des ténèbres fut tout autre.
-Victor ? s’exclama Taliesin, abasourdi.
Le petit garçon, visiblement inquiet, s’immobilisa aussitôt à la limite du cercle de lumière mouvant projeté par le foyer. L’ancien barde sonda les ténèbres, mais il n’y avait personne d’autre dans les environs, ce qui ne fit qu’accroître son étonnement. Compte tenu des circonstances dans lesquelles ils s’étaient séparés, il n’aurait jamais pu imaginer que l’enfant viendrait le voir. Seul, de surcroît.
Observant le gamin, il remarqua qu’il tenait une écuelle fumante. Ce n’était sans doute là qu’un prétexte – à quoi, il se le demandait – mais, trop décontenancé encore pour trouver mieux à dire, il se raccrocha à cet élément pour briser le lourd silence qui avait suivi son exclamation.
-Oh, c’est gentil d’avoir pensé à moi... dit-il du ton le plus tranquille qu’il put trouver. Et, du geste, il invita Victor à s’approcher.

Victor s’approcha et lui tendit l’écuelle, embarrassé.
« C’est Reynald qui l’a fait. » dit-il.
Puis il resta debout, lorgnant la nuit autour d’eux.
« Si… si tu as peur tout seul tu pourrais venir dormir avec nous. Dans le temple, on est bien protégés et personne peut nous voir de la route… » murmura-t-il d'une voix légèrement enrouée.

Taliesin prit doucement l'écuelle qu'il lui tendait, jeta un regard à son contenu - lequel ne fut pas sans éveiller son estomac affamé - puis releva les yeux sur Victor. Il se sentit alors traversé par un indicibl sentiment de gratitude. Que le petit garçon eut fait cette démarche de lui-même ou qu'elle lui eut été inspirée, cela n'avait pas d'importance. Il l'avait fait et, sans le savoir, lui offrait la possibilité de mettre certaines choses au clair avant son départ, d'être aussi en paix que possible avec sa conscience. Il devait juste réfléchir à la manière dont il aborderait le sujet... Mais, pour l'heure, le gamin attendait sans doute une réponse à son offre.
-D'accord, dit-il en lui adressant un sourire chaleureux. Je pense que je vais monter la garde encore un petit moment. Il y a peu de risques mais... je préfère être prudent. Et quand je serai sûr que personne ne nous a suivi, je viendrai vous rejoindre. Je crois qu'on a rien à craindre, dans ce temple. La déesse veillera sur nous... Sans parler de Reynald et de Tybert.
Il n'avait pas réellement envie de rejoindre le camp, pas envie de discuter avec les clercs... Mais il se refusait à repousser l'offre de l'enfant. Il viendrait donc, une fois tout le monde endormi.

Victor acquiesça. Il n’était pas certain d’avoir vraiment envie que l’elfe les rejoigne mais maintenant qu’il avait fait son ouverture, c’était difficile de faire marche arrière. Et Taliesin avait raison : Tybert et Reynald pourraient le protéger, si jamais l’ancien barde décidait subitement de le tancer à nouveau. Et puis Galathée était là, aussi, elle avait promis de le défendre.
Il sourit finalement.
« Merci d’avoir été chercher Galathée. »

Taliesin secoua la tête.
-Ne me remercie pas. C'était normal... Tu sais, elle... Elle a tué le monstre. Elle m'en a débarrassé. De ça, je lui serai toujours redevable, et le moins que je pouvais faire était de... l'aider quand elle en avait besoin. Et, en fait... elle m'a encore aidé, en quelque sorte. Cette histoire m'a permis, peut-être, de... faire quelque chose de bien...
Il soupira. Le gamin ne comprendrait pas grand chose à ce qu'il venait de dire. Mais il avait l'opportunité de parler, et il comptait bien la saisir. Même si le gosse ne comprenait pas tout, peut-être en reparlerait-il à Galathée, à l'occasion. Alors, tout cet étrange discours ne serait peut-être pas perdu.

Victor le dévisagea une seconde, sans comprendre, puis il rougit et baissa les yeux.
« Tu sais… Je ne pensais pas vraiment qu’elle l’avait fait exprès de partir. J’ai dit ça parce que… j’étais fatigué et j’avais peur. »
Il releva les yeux.
« Comme Galathée m’a dit que tu allais partir… je voulais te dire que j’avais été désolé d’avoir été si méchant. Et que j’espère que tu ne garderas pas un trop mauvais souvenir de moi. C'est tout. Je ne voulais pas te déranger. »
Il sourit.

-Mais tu ne me dérange pas, Victor. Pas du tout, fit l'elfe en lui rendant son sourire. Et ne sois pas désolé : c 'est moi qui le suis. C'est normal que tu aies eu peur de moi, que tu te sois méfié. Tout à fait normal. Et je n'aurais pas dû te menacer ou t'humilier comme je l'ai fait. J'étais fatigué, inquiet... en colère, mais cela n'excuse rien. Ta réaction était normale et je te demande pardon pour... cette affaire.
Il dévisagea l'enfant secoua la tête puis poussa un profond soupir.
-Je ne garderai pas un mauvais souvenir de toi. Au contraire. Tu es un garçon très courageux. Je crois... Je crois que Galathée et toi vous êtes bien trouvés.

« J’espère. » dit Victor, embarrassé. « Mais je vais te laisser manger. J’ai dit que je rentrerais vite. Je ne voudrais pas qu’on s’inquiète. »
Il jeta un coup d’œil derrière son épaule. Taliesin suivit son regard et distingua, facilement identifiable, la silhouette silencieuse du prêtre d’Eldath, qui attendait en lisière des rochers, immobile. Victor plissa les yeux, incapable de distinguer quoi que ce soit dans les ténèbres, mais comprit que l’elfe avait vu quelque chose.
« Bonne nuit alors. Et à demain… » fit encore l’enfant, avant de détaler dans l’herbe sèche, comme s’il avait le diable au corps.

Taliesin observa l'enfant s'enfuir puis reporta son attention sur le contenu de l'écuelle et se mit à le dévorer avec appétit. Il se sentait beaucoup plus serein, tout à coup, presque apaisé. Bien sur, il y aurait les adieux, le lendemain, mais au moins partirait-il sans être en mauvais termes ni avec Galathée, ni avec Victor. Cela lui importait plus qu'il ne l'aurait cru mais, en y réfléchissant, ce n'était pas si étrange. Après tout, la jeune femme et l'enfant étaient la preuve vivante que, peut-être, sa vie ne s'était pas conclue que par de mauvaises actions. IL n'avait pas racheté toutes ses fautes, loin de là... Mais il avait tenté de bien agir, il ne s'était pas défilé. Ils lui avaient offert l'opportunité de faire quelque chose dont celui qu'il avait été autrefois
n'aurait pas rougi. Oh, pour cela, il avait dû endosser à nouveau le rôle du monstre. Mais nul acte sanglant n'avait suivi ses menaces. Et il avait pu demander pardon pour ses dérapages.
Probablement n'aurait-il pas pu escompter mieux, pour ses dernières heures.

Quelques minutes seulement plus tard, le bruit de pas dans l’herbe le dérangea à nouveau dans sa veille somnolente. Le visiteur ne tentait pas de se dissimuler et venait lui aussi du cercle de pierres. C’était Reynald, et il marchait tranquillement, même si Taliesin lui découvrit une mine pensive. Il sourit légèrement en atteignant le cercle de lumière mourante.
« Je suis désolé de vous déranger une fois encore, mon ami. Mais si vous avez une minute à m’accorder… J’aurais aimé m’entretenir avec vous. »
Comme Taliesin lui faisait signe de s’asseoir, le clerc s’exécuta.
« Je suis heureux de voir que vous avez pu ramener Galathée vivante et en relative bonne santé. Victor m’a beaucoup parlé d’elle et… sa perte aurait été un choc terrible pour lui. »

L'elfe déposa son écuelle vide sur l'herbe puis acquiesça silencieusement.
-Il a déjà énormément perdu mais... il s'accroche courageusement. Il ne méritait pas un nouveau drame. Cela aurait été par trop injuste. Il a besoin de Galathée et je crois... qu'elle a aussi besoin de lui. Elle n'est pas sans avoir eu sa part de souffrances, et... Enfin, je ne sais pas, mais j'imagine qu'il peut la réconforter, à sa manière.

" Sans doute..." murmura Reynald.
Il se pinça les lèvres, les sourcils froncés, hésitant une seconde.
« A ce sujet… Je ne sais pas de quoi sont faites vos journées à venir. Je n’en veux rien savoir. Mais si vous avez le loisir de reporter certains actes… je vous suggérerais de tenir compagnie à ces deux-là pendant quelques jours encore… Je vois bien que ni vous, ni eux ne le désirent ardemment, mais la jeune femme est très faible et… Je ne l’imagine pas tenir à tête à un chien sauvage, si vous voyez ce que je veux dire... Cela ne devrait durer que deux jours, au plus, après quoi elle reprendra sans nul doute du poil de la bête… mais si c’est de l’ordre du possible… Je pense que cela constituerait… la chose à faire. Je lui ai bien proposé de se joindre à nous, mais elle ne veut rien entendre. Et je ne peux plus retarder mon retour à Eredhùn... »
Il leva les yeux sur l’ancien barde, embarrassé mais nullement défiant.

Taliesin le dévisagea, interdit.
-Elle est si mal en point que cela ? demanda-t-il après un instant de silence. Je... Je ne l'avais pas trouvée particulièrement fringante, mais pas non plus...
Il s'interrompit, grimaça. Galathée avait envisagé de rester à Fumeterre. Avec ses ravisseurs. Avec l'homme qui l'avait gagnée à un stupide concours... C'était bien signe qu'elle n'était pas au mieux.
Tout à coup, une pensée sinistre lui traversa l'esprit.
-Aurait-elle été maltraitée durant sa captivité ? s'enquit-il d'une voix sourde. Elle ne le paraissait pas, mais...

Reynald dévisagea Taliesin une seconde, s’humecta les lèvres puis soupira.
« Elle a pris de la fougère annelée. Sans doute en rentrant ici. C’est une plante assez rare, mais puisqu’elle est versée dans ce domaine, il est possible qu’elle en ait eu avec elle… C’est un végétal qu’on utilise peu, pour ne pas dire jamais, en herboristerie, car il est toxique. Pas au point de causer la mort, je vous rassure, mais il agit sur le système nerveux, sanguin et digestif. C’est surtout… »
Il s’interrompit.
« Je ne devrais pas vous dire ceci. Si elle ne vous en pas parlé… »
Il secoua la tête.
« Disons qu'elle a voulu remédier à certains effets de sa captivité. Et son organisme va... va prendre un peu de temps pour retrouver son état normal. Pendant ce temps... Je serais rassuré de savoir qu'elle et Victor sont... protégés. »

La Couronne de Cuivre

[Quête] Par monts et par vaux

[Quête : Tentatives]

Quête: Tentatives.

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