[Ville] Erhedun

[Galathée]

" Je veux bien le petit déjeuner." fit le Luménien en se coulant sur une chaise. " Mais pas trop lourd... Votre hydromel est délicieux mais j'ai l'estomac fragile."
Il se saisit ensuite de la missive qui l'attendait. Vu sa provenance, il y avait fort à parier que Graham avait eu un empêchement. D'autant qu'il s'était à moitié attendu à trouver son vieux mentor l'attendant déjà dans la salle commune de l'auberge.

[Taliesin]

C'était bien un message de Graham. Et il avait effectivement un empêchement.

Cher Albérich.

J'espère que tu vas bien et que les souvenirs, que ton retour à Erhedun ne doit pas manquer de suscieter, ne sont pas trop douloureux.

Je suis vraiment désolé : je ne pourrai pas venir te rendre visite ce matin, ce qui me chagrine fort. Mais voilà : Molwen a convoqué tous les clercs d'un certain rang - dont les "vieux sages" de mon acabit - pour une réunion d'importance. Laquelle promet d'être longue et, même si je souhaite que ça ne soit pas le cas, houleuse.

Je ne peux malheureusement rien garantir quant à mes disponibilités à venir. Je ferai toutefois en sorte de passer dès que possible, et je t'enverrai une missive pour te prévenir, afin que tu ne sois pas cantonné à la salle commune du Silure dans les jours qui viennent

Encore désolé.

Graham

[Galathée]

En d'autres temps, Albérich ne se serait pas inquiété de ce genre de messages. Des réunions, il y en avait tout le temps : elles dévoraient le temps précieux des clercs en les coinçant des heures fastidieuses autour d'une table, pour ne déboucher, généralement, que sur des petites décisions inutiles. Lorsqu'il était aubemestre, à Luménis, Albérich avait veillé à les réduire au minimum, ne consultant la base que pour des questions cruciales et désignant un certain nombre de responsables, comme Marcus, auxquels il faisait une confiance aveugle pour prendre des décisions sur un peu près toutes les activités classiques de leur culte. Mais là, en l'occurrence, il se doutait que Molwen voulait sonder les autres Lathandrites à propos de la pièce de théâtre que son frère avait traduite. C'était mieux. Le temple était peuplé de gens intelligents et sages, le culte de l'aube aimait les arts, et Lathandre était un dieu connu pour son sens de l'humour. Si Molwen s'était aigri, il trouverait sans nul doute du répondant parmi ses ouailles. C'était à espérer, du moins.
Il petit-déjeuna, un peu désoeuvré, se demandant ce qu'il allait bien pouvoir trouver pour occuper son temps. Il ne pouvait décemment pas quitter la ville sans s'être assuré que tout irait bien pour Aubin. Il devrait probablement le rencontrer, aussi. Ce n'était pas exactement une perspective qui le réjouissait, mais il ne pouvait pas rentrer à Combeloup et annoncer à César qu'il avait sciemment évité son cadet. Bien sûr, il pourrait prétendre n'avoir pas su que le barde était à Erhedun. Mais ce genre de mensonges finissait toujours par se savoir et malgré ses réticences, Albérich tenait à rester honnête. Il irait donc au devant d'Aubin tôt ou tard, peut-être par l'entremise de Thibault, si le Sunite repointait son nez. A bien y réfléchir, le Luménien n'était pas certain qu'il le reverrait de sitôt. Vu ses frasques de la veille, il n'en était pas vraiment chagriné.
Lorsqu'il eut terminé de manger, il héla le tenancier.

[Taliesin]

Le gros homme, qui n'était guère débordé par ses clients qui s'éveillaient tout en mangeant, se trouva presque instantanément face à l'ancien aubemestre. Il avait l'air vaguement inquiet.
-Oui, messire ? s'enquit-il. Puis-je quelque chose pour votre service ? Serait-ce que vous trouviez le petit-déjeuner trop copieux à votre goût ?

[Galathée]

" Non, non, ne vous inquiétez pas. Tout est parfait, comme de coutume." dit-il avec un sourire affable. " Non, je me demandais si vous pourriez me renseigner... J'ai promis à un am... à mon père, d'essayer de lui rapporter de la bière d'Haradhar. Je dois avouer que mes souvenirs d'Erhedun datent quelque peu, et je serais bien en peine de savoir où chercher ce genre de breuvage... Je me disais que peut-être, vous pourriez m'aiguiller en la matière ?"

[Taliesin]

-Votre père aime les choses rares... J'ai entendu parler de cette bière, il y a longtemps, mais je n'y ai jamais goûté et serais incapable de vous dire si on en fait encore.
Il se frotta le menton, perplexe.
-Vous ne trouverez aucune taverne qui en serve, à Erhedun, j'en suis presque certain. De toute façon, si elles en vendaient, vous ne pourriez en obtenir qu'un verre... ou un tonneau complet. Pas d'intermédiaire. Le mieux, c'est sans doute que vous alliez aux "Mille Flasques". C'est là que je me procure les alcools fins dont j'ai besoin pour certains plats. Je ne garantis pas qu'ils en auront en réserve, mais c'est là que vous aurez le plus de chance d'en dénicher. C'est dans les beaux quartiers pas loin... du temple de Sunie.

[Galathée]

Le sarcasme était ténu mais Albérich s'empourpra malgré lui. Il n'avait pourtant rien à se reprocher, mais s'embarquer dans des explications ne pouvait qu'empirer la situation. Autant s'en tenir au silence. En le voyant souper seul les jours suivants, l'aubergiste oublierait probablement ses suspicions graveleuses.
" Bon, ça me fera une promenade." dit-il d'un ton tranquille. "Merci du renseignement."
La balade n'était pas problématique mais l'absence de manteau l'était. Il était hors de question qu'il en emprunte un à son hôte, mais peut-être pourrait-il glisser quelque chose sous son pourpoint pour lui tenir plus chaud. Le problème était que Thibault était un poil moins large que lui et que le vêtement le serrait déjà un peu aux épaules... Il remonta dans sa chambre avec une grimace, pourtant bien décidé à trouver une solution acceptable. D'autant qu'il se sentait un peu opprimé de la poitrine et qu'il avait toussé plus d'une fois depuis son réveil.

[Taliesin]

Quelques minutes plus tard, Albérich - qui n'avait trouvé meilleure solution qu'enfiler sa tunique sale sous les vêtements prêtés par Thibault - marchait dans la rue, sous un ciel qui tenait du patchwork de gris et de bleu. Et dans une atmosphère qui, insensiblement, se réchauffait.
Le canal des écrevisses n'étant pas encore tout à fait rentré dans son lit, il fallut à l'ancien clerc effectuer le détour prévu la veille, avant sa folle galopade. A la lumière du jour, il parvint cependant à se retrouver sans mal, à gagner les abords du temple de Sunie puis la boutique.
C'était un magasin plutôt luxueux, dont les vastes fenêtres impeccablement propres laissaient entrevoir des myriades de bouteilles, tonnelets et autres flasques. D'où son nom.
Quoi qu'à la place des "Mille flasques", l'enseigne affichait "Les mille Flaques", le s ayant été gribouillé par quelque plaisantin.
Un nom fort approprié pour la saison.

[Galathée]

Albérich espérait ne pas sentir trop mauvais. Il avait vraiment calculé trop juste au niveau vestimentaire et avec une tenue disparue chez les Sunites, il ne pouvait même pas en faire nettoyer une pendant qu'il portait l'autre. Il lui faudrait probablement renflouer sa garde-robe. Ce voyage allait lui coûter jusqu'au dernier sou. Vivre à Combeloup, où tout était affaire de troc et de bon voisinage, ne nécessitait pas grand chose. Mais il n'avait eu aucune rentrée et même si Marcus avait été généreux, l'insouciance allait toucher à son terme. Plus tard.
Il poussa la porte des Mille Flasques sans inquiétude et chercha des yeux le comptoir où il pourrait se renseigner.

[Taliesin]

Il finit par le découvrir, et avec lui, le tenancier, grand échalas à la barbe brune fraichement taillée et à la mise distinguée, autant que l'était sa boutique. Lorsqu'Albérich lui présenta sa requête, il acquiesça sans hésitation.
-Oui, nous en avons. Certains de nos clients en sont férus, et je dois avouer que ça notoriété est loin de refléter sa qualité. Nous la vendons en tonnelets. Puis-je savoir s'il vous la faut brune, blonde, ambrée ?

[Galathée]

" Alors là..." fit Albérich avec une grimace. " Je n'en ai aucune idée..."
Il se creusa la cervelle mais il lui semblait que César n'avait pas précisé.
" Vos tonnelets sont lourds ? Je ne voudrais pas décevoir la personne qui me l'a demandée... Mais je ne sais pas ce qu'elle préfère."
Si le poids était raisonnable, il chargerait un peu plus la jument. Le poids et le prix, évidemment...

[Taliesin]

Le tenancier s'en fut en réserve, et revint avec l'un des tonnelets. Lequel était de bonne taille, sans s'avérer, loin s'en fallait, intransportable... Mais en emmener trois, cela prendrait tout de même beaucoup de place.
-La Haradar brune est la plus ancienne... commenta le commerçant. Ils n'ont commencé la blonde il n'y a qu'une cinquantaine d'années, et la ambrée est toute récente. Moins de vingt ans.

[Galathée]

" Bon, c'est donc la brune ou la blonde... Quelle poisse. J'aurais dû me douter qu'il y aurait différentes recettes..."
Il pinça les lèvres, essaya de se remémorer ce que César buvait généralement.
" Donnez-moi un tonnelet de brune. Au pire, je sais que vous en avez, à présent."
C'était du hasard total, mais Combeloup n'était pas si loin, après tout.

[Taliesin]

Le boutiquier acquiesça, avançant que c'était sans doute là le meilleur choix, puis lui présenta la note. Pas aussi élevée qu'Albérich aurait pu le craindre, mais pas anodine pour autant.
Et c'est son tonnelet de bière sous le bras que l'ancien aubemestre regagna la rue. Les nuages semblaient s'être étiolés encore un peu plus, et le soleil les avait transpercés pour répandre ses rayons chaleureux sur la cité humide;

[Galathée]

Albérich décida de ramener le tonnelet au Silure avant de continuer ses achats. Les Combelupins s’étaient montrés pour le moins évasifs lorsqu’il avait parlé de choses à leur ramener, mais il n’imaginait pas rentrer au village les mains vides. Il connaissait une petite librairie bien achalandée près de l’esplanade où se trouvait le temple d’Oghma et avait l’intention d’y dénicher… un bon roman pour Elisa. Il devinait déjà la grimace que ferait la jeune femme lorsqu’il lui mettrait le bouquin sous les yeux, mais elle abhorrait tellement la lecture qu’il était urgent de lui conseiller des choses intéressantes. Il lui aurait volontiers ramené quelque chose d’un peu plus approprié, mais il n’avait aucune idée de ce qui pourrait plaire à la baronne, ses connaissances en matière féminine étant des plus limitées. Il songea, en remontant une nouvelle rue détrempée, qu’il aurait pu demander conseil à Thibault, mais anticiper les railleries de son ami le fit sourire et grimacer en même temps. Pas question. Il songea cependant au plaisir qu’aurait eu Elisa à aller voir une pièce de théâtre massacrant du clerc. Encore de l’eau à son moulin… Il lui prit les deux tomes des chroniques de la Reine Rouge, un récit d’aventures mettant en scène une jeune héritière délurée que les événements forçaient à prendre son destin en main. Le parallèle était facile, mais s’arrêtait aux premières pages. Il trouva aussi le précis d’intendance pratique qui, racontait-on, servait d’oreiller à Marcus au temple de Luménis. Barthélémy en avait entendu parler et avait supplié l’ancien clerc de le lui procurer. C’était chose réglée.
Une fois sorti de la librairie, il prit vers le Temple de Chauntéa et ses graineteries merveilleuses. Il y trouva de quoi faire pousser plusieurs plantes médicinales qui ne poussaient pas à Combeloup, ainsi qu’une herbe aromatique qui donnait un goût délicieux au thé et qu’on appelait « sucre des solaires ». Ada apprécierait.
Il retourna ensuite au Silure, tranquille. Il s’était acheté deux bons livres au passage et sentait qu’il devrait résister pour ne pas les entamer dès qu’il aurait franchi la porte de l’établissement.

[Taliesin]

L'aubergiste l'aida cependant à patienter un peu, car il l'interpella sitôt qu'il l'aperçut sur le seuil de son établissement.
-Tenez, c'est pour vous... dit-il, souriant largement, en tirant un paquet et une missive de sous son comptoir. Un jeune et charmant sunite les a déposés à votre intention, il y a... moins d'une heure.

[Galathée]

Albérich prit le paquet et le soupesa d'un air contrit. Son manteau, probablement. Peut-être le reste de ses vêtements. Il espéra qu'ils n'empesteraient pas un quelconque parfum fleuri dont les Sunites étaient friands. Mais Thibault avait fait vite, c'était le moins qu'on puisse dire.
" Je vous promets que je n'introduirai pas d'Helmite dans votre établissement." dit le Luménien au tenancier avant d'aller s'asseoir et d'ouvrir paquet et missive.

[Taliesin]

Pour toute réponse, le tenancier se contenta de lui sourire, amical.
Le paquet contenait sa tenue de la veille, propre, fraîche, embaumant légèrement la lavande. Et un manteau. Mais pas le sien : un regard à la coupe élégante - et à la teinte bleu nuit - suffit à l'en convaincre.
L'explication, il la trouva dans la lettre :

Cher Alby,

J'espère que tu es bien rentré. D'après le novice que tu as traumatisé en partant, tu tenais debout, ce qui est déjà bon signe.
Voici tes frusques. Pour le manteau, je suis désolé, mais la lavandière a refusé de le laver, arguant qu'il était trop sale, trop élimé, bref, perdu pour la cause. J'ai donc pris sur moi de te donner l'un des miens, en réparation. J'espère que tu ne le trouveras pas trop voyant.
Je voulais aussi te dire qu'on remet ça quand tu veux : c'était chouette de te revoir. Et puis, égoïstement, j'avoue que les conseils d'un expert en matière de guerre civile - ben oui, écrire un livre sur le sujet fait de toi un expert, du moins à mes yeux - seraient les bienvenus. Parce qu'on y est, là, au bord de la guerre civile.
Enfin presque !

Dis-moi quand - et si ! - tu es disponible.

Thib'.

[Galathée]

Albérich regarda le manteau d'un air critique. Trop étroit aux épaules. Il allait falloir qu'il le rende au Sunite et qu'il aille s'en acheter un autre. C'était le deuxième manteau qu'il détruisait cet hiver, sans compter celui qu'il portait le jour où les Sharites l'avaient enlevé. Trois manteaux en trois mois. Belle réussite.
Il monta dans sa chambre pour aller rédiger une réponse rapide à son ami.

Cher Thibault,

Je suis désolé de t'avoir faussé compagnie aux petites heures mais nous n'avons pas exactement les mêmes rythmes, ce n'est pas une nouveauté. Je te remercie pour l'asile de cette nuit et pour le retour de mes vêtements. J'en avais bien besoin.
Comme je te l'ai dit, je ne compte pas quitter Erhedun avant que les choses dont nous avons parlé ne soient réglées. Je n'ai pas non plus d'engagements particuliers. Donc, si tu as besoin de moi, n'hésite pas. Je peux me déplacer au besoin.
Bien à toi,

Albérich

PS C'est gentil de te soucier de mon allure, mais je fais au moins un pouce de plus que toi au niveau des épaules. Je ne vais parvenir qu'à faire craquer les coutures.

Il réalisa qu'il n'avait rien dit de la soirée qu'ils avaient passée ensemble avant ses déboires humides de la nuit. Il hésita à rajouter quelque chose, puis se ravisa. Thibault savait qu'il n'était pas démonstratif. Il lirait entre les lignes.
Ensuite, avec un regard mi-entendu, mi-désolé, il confia ensuite son pli au tenancier du Silure.

[Taliesin]

L'homme accepta le pli sans s'offusquer le moins du monde.
-Terence va vous bénir une fois encore ! dit-il, joyeux. Vous lui avez offert l'opportunité, pour la première fois de sa vie, d'assister à une pièce de théâtre - il ne s'attendait pas à ce que ce soit si animé ! -, et maintenant, vous lui donnez encore une bonne raison de pouvoir se balader en ville... Les marmitons vont finir par regretter d'avoir par trop craint la pluie pour vous rendre service...

[Galathée]

" J'imagine qu'il viendra des moments où il sera appelé aux écuries..." fit l'ancien clerc avec un calme sourire. " Mais puisqu'il va se promener de par les rues, je vais en profiter pour sortir mon cheval."
La journée était déjà bien entamée et Albérich avait sauté le repas de midi, mais son estomac était encore passablement barbouillé. L'aubergiste lui confia cependant quelques pains fourrés avant qu'il ne puisse s'échapper vers la campagne environnante. Douce était restée sagement à l'écurie depuis plusieurs jours et puisqu'il faisait beau, c'était l'occasion de lui offrir un peu d'espace et de détente. Albérich revêtit sa tenue froissée, passa le manteau du Sunite par dessus (celui-ci s'avéra parfaitement à sa taille et il jura mentalement en songeant aux excuses qu'il devrait à Thibault) et fila panser sa monture. Il sourit à l'idée d'une Elisa ébahie qu'il aille volontairement chevaucher dans la broussaille et se demanda s'il glisserait la chose au détour d'une conversation. Il prétendait sortir pour dérouiller la pauvre jument mais en réalité, au fond de lui-même, il n'était pas complètement mécontent de pouvoir quitter un temps l'enceinte d'Erhedun. Il avait envie de s'aérer l'esprit, de faire sens d'émotions diverses qui y bouillonnaient. Ses emplettes l'avaient distrait un temps. Juste un temps. Il repensait à la tombe d'Euryale, au débarquement de Thibault, à sa crise de panique nocturne, dans l'ordre, le désordre, parfois des détails insignifiants, la couleur de la corolle d'une fleur de lune, la manière dont Thibault faisait tourner le vin dans son verre pour ponctuer son discours, l'odeur de poisson pourri qui émanait du quai où il s'était échoué, parfois des impressions diffuses, chagrin, angoisse, tension, soulagement, impatience. Il n'avait pas envie de se plonger dans des réflexions critiques. Il y avait Aubin aussi. Thibault avait parlé d'une guerre civile. Il était prompt à exagérer mais cela signifiait une escalade... Et s'il devait se mouiller dans cette affaire... Cela se saurait d'Antelucas à Solarcis. Il ne voulait pas y penser.
Comme il l'avait escompté, Douce était ravie des projets de petite promenade. Elle se montra patiente tout au long du pansage, accepta son harnachement sans rechigner, et demeura fidèle à elle-même, docile sous la selle, quand ils quittèrent les écuries du Silure et s'engagèrent dans les rues pourtant animées d'Erhedun. Albérich l'emmena vers le Nord, à l'écart de la rivière, pour y trouver des terrains moins humides et plus praticables. A peine eurent-il franchi la muraille de la cité que la jument manifesta des signes d'impatience, discrets. Des prairies vert éclatant s'étendaient tout autour d'eux, entrecoupées par la terre noire des champs retournés. Certains étaient déjà couverts de pouces tendres. Il hésita. Douce renâcla. Il était loin d'être un cavalier émérite. Le manteau de Thibault était tout neuf. La jument secoua la tête et encensa, comme si elle lui posait une question.
" Très bien." dit-il. " Mais je dois pouvoir te faire confiance."
Sa monture souffla, dégageant un nuage de buée qui s'envola dans le ciel clair. Albérich qui n'y connaissait rien en chevaux ne put bien sûr pas interpréter ce genre de comportement. Il haussa les épaules, se délesta du manteau qu'il plia soigneusement et glissa dans ses fontes, puis il se redressa sur la selle, contempla l'horizon bleu et glacé et soupira. Il frissonna une seconde. Puis il claqua de la langue, desserra ses doigts sur les rênes et talonna légèrement sa monture. En un instant, Douce avait pris le galop. Elle bondit dans les prés, ventre à terre, fila, fila, fila, sans entraves, ravie de retrouver un semblant de liberté, déboula entre deux collines, traversa la route principale sans se soucier des chariots qui y cheminaient, s'engagea dans un ruisseau en soulevant des gerbes d'eau froide, franchit le suivant d'un bond nerveux, et Albérich, cramponné à sa crinière, espérant qu'elle ne trébucherait pas sur une racine et ne se mettrait pas à ruer, se demanda si elle se souvenait qu'elle avait un cavalier sur le dos. Lui, en tout cas, n'avait pas la moindre idée de comment arrêter l'animal, et maudissait son initiative conciliante. S'il tombait, se rompait quelque chose, il en serait pour ses frais, incapable de se soigner et à la merci d'un promeneur incertain. S'il avait encore cru en quelque chose, il aurait probablement prié. Il ne lui restait plus qu'à serrer les genoux et tenir cette crinière de toutes ses forces. Douce semblait infatigable.
Le tout se termina par une chute, comme de bien entendu. Douce commençait à ralentir, mais elle dérapa dans une flaque, fit un écart et se délesta élégamment de son cavalier, lequel fit connaissance avec l'herbe humide d'un peu trop près. Le sol était meuble, le choc ne fut pas trop violent, mais Albérich se retrouva couvert de boue de la tête au pied. Le souffle coupé, il resta étendu quelques secondes et vit le chanfrein de Douce rentrer dans son champ de vision. D'une main maladroite, il saisit les rênes.
" C'est fini pour aujourd'hui." annonça-t-il en prenant appui sur un coude.
Il n'avait rien de cassé mais il n'échapperait pas à quelques bleus, sans compter les multiples courbatures et autres crampes qui ne manqueraient pas de lui rappeler qu'il n'avait plus vingt ans.
Pour obéir à son professeur d'équitation par delà la distance, il enfourcha Douce dès qu'ils eurent rejoint les abords de la route qui rentrait à Erhedun. Le ciel commençait à s'assombrir et le fond de l'air s'était encore refroidi, si c'était seulement possible. Ils repartirent tranquillement vers la cité et Albérich soupira en songeant à la mine que ferait son aubergiste en le voyant débarquer. Il fallait croire qu'il était incapable de se faire petit, décidément.
En tout cas, l'escapade avait empli son rôle : pendant plusieurs heures, il n'avait songé à rien.
Et il ne se promit même pas de ne plus jamais remonter sur le dos capricieux d'un canasson.

[Taliesin]

Tandis que le garçon d'écurie - un adolescent d'environs seize ans épargné par l'acné, petit miracle en soi - prenait en charge la jument, non sans avoir amplement remercié Albérich pour ses bonnes grâces, celui-ci gagna la salle commune de l'auberge, où le tenancier haussa un sourcil en le découvrant crotté des pieds à la tête, mais se garda de tout commentaire, lui proposant seulement de lui faire préparer un bain, s'il en avait l'envie.

[Galathée]

Ce que l'ancien clerc accepta avec chaleur. Une fois dans l'intimité de sa chambre, le bain fumant à ses côtés, il se déshabilla pour examiner avec une grimace les dégâts que la journée et la nuit précédente avaient occasionnés à son anatomie. Après quelques secondes d'examen, un poil atterré, il se surprit à sourire. Il avait l'air d'un gosse qui a trop cavalé, les genoux écorchés, les tibias marbrés de taches violettes, le visage moucheté de terre humide. Bon, il y avait cette raideur dans le dos qui n'avait rien de juvénile et des élancements discrets à l'arrière des cuisses qui auguraient une nuit agitée, mais dans l'ensemble, il se sentait plutôt étrangement ravi. Il prit le temps de fondre dans son baquet, refusant de prendre acte de la couleur répugnante de l'eau. Une fois propre, il sortit des lanières de tissu blanc de son sac et entreprit de se bander l'épaule droite. Il en avait eu l'intention depuis son départ de Combeloup, mais n'avait pas encore pris le temps d'agir. A présent qu'il soufflait un vent de problèmes sur Erhedun, il avait l'impression qu'il était nécessaire de se protéger. D'une manière ou d'une autre. Avec sa chance, il en viendrait à tomber la chemise à un moment inopportun.
Ensuite, il passa ses vêtements à la lavande, un peu désemparé par cette odeur pour le moins particulière, puis descendit souper. Il faisait nuit, il avait faim, et puis envie de se réfugier dans son lit avec un bon livre pour terminer la soirée.

[Taliesin]

Rien ne vint s'opposer à ses envies du moment : aucune lettre n'arriva tandis qu'il mangeait, ni alors qu'il s'attardait quelques instants supplémentaires. Nul clerc, de Lathandre, de Sunie ou de quelque autre culte ne débarqua. Thibault ne ne déboula pas dans la salle commune, flamboyant, vitupérant... Si ce dernier devait passer le voir, ce n'était pas ce soir. Ou alors très, très tard.

[Galathée]

Albérich ne s'était en vérité pas attendu à autre chose, même s'il sursauta plus d'une fois lorsque la porte s'ouvrit sur des clients affamés. Dès qu'il eut terminé son repas, il commanda une tisane digestive qu'il emporta dans sa chambre. Il avait empaqueté quelques plantes de sa réserve personnelle et put se confectionner un mélange spécial courbatures qui, l'espérait-il, amoindrirait les effets néfastes de l'âge et de l'exercice. Il se mit en tenue de nuit, releva son oreiller, remonta les couvertures jusqu'à son ventre et avec un soupir d'aise, s'attaqua à son premier livre. C'était un compte-rendu documenté des conflits inter-cités qui avaient ravagé la Côte de la Lumière avant que Luménis ne s'impose finalement capitale de l'île. La prose de l'érudit qui l'avait rédigé était alerte, incisive, et il y prit un plaisir certain, jusqu'à ce que la fatigue ait raison de lui en milieu de troisième chapitre. Sans arrière pensée, il souffla la bougie et se retourna dans son lit pour y trouver le repos. Celui-ci ne l'évita pas longtemps et il sombra alors que la salle commune de l'auberge devait être encore pleine.
Il s'éveilla au milieu de la nuit. Il n'y avait aucun bruit, juste les craquements habituels de la nuit. Un léger ronflement lui parvenait du couloir. Un chat miaula dehors. Une goutte de pluie tombait sur la corniche, mais il ne pleuvait pas. Tout ce silence. Il ne se sentait plus vraiment fatigué. Il ne savait pas bien ce qui l'avait arraché à sa torpeur, aucune image ne lui revenait. Mais il se sentait triste. Pas de ces grands affres destructeurs, torrents de larme, détresse insondable. Non. Juste un peu chagrin. Mélancolique. Il pensa aux Temples d'Erhedun, leurs dortoirs, leurs réfectoires, leurs veilleurs se promenant dans les couloirs, leurs novices en maraude, leurs clercs confirmés devisant ou rêvant, toute cette vie derrière les façades de marbre et de granit, derrière les statues, les tapisseries, dans les alcôves, les chambres, les cuisines, les couloirs... Ces microcosmes juxtaposés, chacun régit par ses propres règles, des univers de solidarité, de jalousie, de progrès, de tradition. Des ouvertures spirituelles sur le monde bassement matériel autour d'eux. Des endroits où l'on est jamais seul. Parfois pas assez seul, car toute l'existence dépend des autres, horaires, activités, repas, sens, même, parfois.
Albérich sentit que le sommeil ne reviendrait pas. Il se retourna une fois, une seconde, tenta de faire le vide, mais les souvenirs des jours heureux affluaient en flots continus. Erhedun, les campagnes de la Vallée du Nirvana, jusqu'à Solarcis, Luménis, bien sûr, il semblait y avoir assez de fragments pour remplir une vie. Et pour cause, c'était exactement ce qui s'était produit... Au début, il les laissa affluer, mais il se rendit bientôt compte que non seulement il ne se rendormirait pas, mais qu'en plus, son humeur en prendrait un coup. Il ne se sentait déjà pas franchement joyeux, mais la nostalgie des jours anciens était traître, surtout lorsqu'il en vint à se remémorer de très vieux clercs qu'il avait connus enfants et qu'il se souvint avoir toujours cru qu'il finirait comme eux, éminence grise, tranquille, satisfaite de sa voie. Il ralluma sa bougie, reprit son livre et y trompa son vague à l'âme. L'épuisement eut à nouveau raison de lui, beaucoup plus tard, alors que le ciel gris sombre annonçait un jour nouveau. Il se leva une heure plus tard, passablement épuisé, perclus comme prévu, et clopina jusque dans la salle commune pour prendre son petit déjeuner. Ensuite, il retournerait sans doute courir les rues, si le temps le permettait.

[Taliesin]

Il avait dû pleuvoir tandis qu'Albérich s'était à nouveau enfoncé dans le sommeil car, au travers des vitres, la rue semblait détrempée. Cependant, la couverture nuageuse s'était déjà déchirée, révélant des pans de ciel bleu, et il semblait qu'aucune averse ne soit à l'horizon. Du moins, dans les heures immédiatement à venir.
-Votre ami est passé, hier soir... fit l'aubergiste en lui apportant son petit déjeuner. Mais quand je lui ai dit que vous vous étiez retiré, il n'a pas voulu vous déranger, a déclaré qu'il était venu au cas où, et qu'il repasserait sans doute à des heures moins tardives. Il n'a pas laissé d'autre message.

[Galathée]

Ainsi, Thibault s'était à nouveau déplacé jusqu'au Silure. Les choses devaient chauffer pour Aubin et le dramaturge étranger. En même temps, il n'avait laissé aucun message, c'était sans doute que la situation n'était pas encore critique. Bien sûr, Albérich était conscient que sa nécessaire curiosité n'en faisait pas un acteur dans les troubles qui bouillonnaient derrière la façade des temples. Il n'était que témoin, même pas de première main, et le Sunite avait bien mieux à faire que de courir l'informer des développements d'une affaire qui le dépassait et ne le concernait qu'indirectement. Enfin, c'était quand même son frère qui avait des ennuis... Mais il n'arrivait même pas à se le représenter. Un ersatz de Thibault en un poil plus jeune. Si ça voulait dire quelque chose.
En dépit du ciel dégagé, le Luménien ne quitta pas l'auberge. Il était moulu. Malgré ses décoctions végétales de la veille, il sentait que marcher était contre-indiqué et sa nuit chaotique n'avait pas arrangé les choses.
Au début, il tenta de rester lire dans la salle commune mais bientôt, le bois du banc où il s'était réfugié commença à lui faire vraiment mal aux fesses. Il ne parvenait pas à trouver une position confortable, qui lui soulage les épaules ou les reins. Vaincu, il remonta dans sa chambre et trouva satisfaction en allant s'écrouler sur son lit. Il lut, sommeilla, lut encore, et constata, vers midi, qu'il avait pratiquement terminé son volume. Il était cependant curieux d'en connaître le dénouement et descendit déjeuner sans abandonner sa lecture.

[Taliesin]

Une fois encore, aucun message ne l'attendait, aucun visiteur n'était venu s'enquérir de lui auprès de l'aubergiste. L'ancien aubemestre put dont s'attabler tout en poursuivant sa lecture. Cependant, aussi passionnante que fût celle-ci, il ne put manquer de remarquer l'animation peu ordinaire qui régnait dans la salle commune. Les conversations allaient bon train entre des clients moins attentifs que de coutume à la nourriture qu'ils engloutissaient et, bien que le brouhaha fût trop grand pour qu'il pût saisir la teneur exacte des propos échangés, il n'était pas très difficile de comprendre qu'ils tournaient autour de la pièce et des remous qu'elle suscitait. Ces derniers étaient assez importants désormais pour détourner, au moins en partie, les gastronomes gloutons de leur activité favorite.

[Galathée]

Albérich ne pouvait décemment pas s'inscruster dans une conversation d'étrangers pour en apprendre plus. Il attendit donc, la mort dans l'âme, que la salle se dépeuple et que le tenancier ait un peu plus de temps à lui consacrer, pour lui faire signe. Il avait sincèrement espéré que les choses se tassent. Il se doutait que Thibault, tout à son enthousiasme, avait minimisé les contenus polémiques de la pièce. Certains clercs d'Erhedun étaient obtus, mais c'était une minorité, et il ne pouvait pas croire qu'il se dégagerait un consensus pour condamner une pièce de théâtre inoffensive. Pas dans une ville où tant de dieux louant la créativité humaine avaient pignon sur rue. Sunie, Liira, Milil, Lathandre, Oghma, Gond, ils étaient nombreux à soutenir les vagabondages de l'esprit humain, à se réjouir de sa finesse, de son humour. D'autant que la pièce était apparemment dirigée contre les prêtres, pas les dieux. Ceci expliquait peut-être cela. Néanmoins, il restait que les clercs d'Erhedun étaient majoritairement des hommes et des femmes sages, c'était inhérent à leur formation, nécessaire à leur activité. S'ils s'emportaient contre un spectacle, c'est que celui-ci était vraiment dangereux.
Il imaginait déjà la situation. Il allait être forcé, par des liens familiaux inexistants, à prendre parti pour un énième bouffeur de clercs. Lui qui avait horreur de ça. La dernière fois qu'il avait été amené sur ce terrain glissant, cela s'était terminé par des claquages de portes et des pensées confuses. Il fallait qu'il se détache. Qu'il espère que Thibault parviendrait à régler ça tout seul, et sans son aide. Il allait détester cet Aubin avant même de le rencontrer. Ne pouvait-on jamais s'en prendre à une autre corporation ? Une qui, par exemple, ne dévouait pas sa vie entière aux autres ? Etait-ce de la jalousie ? Une incapacité à voir la générosité pure ailleurs, le besoin de l'imaginer viciée et intéressée pour se sentir mieux avec soi-même ? Mais Aubin était fantasque, Thibault l'avait dit. Sans doute une envie de créer le scandale pour se mettre en lumière. C'était réussi. Décidément, il avait mal choisi son moment pour venir à Erhedun.
En attendant que le tenancier puisse lui consacrer cinq minutes, répondre à des questions dont en réalité, il aurait aimé ne jamais avoir la réponse, il songea à la dictature morféenne, aux événements qui l'avaient précédée, à l'état de Luménis, la corruption, les excès de la noblesse, la crasse puante des taudis, l'égoïsme, la violence larvée, les inégalités. Plus d'une fois il s'était demandé comment les dieux toléraient une telle situation. Plus d'une fois, il avait craint que les dieux n'aient abandonné Hélonna, tout simplement. Et pour cause... S'il ne restait plus personne pour les prier, comment même auraient-ils pris conscience de l'existence de cette île maudite ? Peut-être était-il trop tard pour eux... Il soupira comme l'aubergiste s'approchait et se recomposa une mine moins dépitée.
" On dirait que vos habitués bruissent d'excitation... Aurais-je du me rendre à cette pièce de théâtre ?"

[Taliesin]

-Tout dépend à quel degré vous appréciez les ambiances tendues et sulfureuses, messire... fit le gros homme. Si vous les aimez peu, vous avez sans doute bien fait de vous abstenir. Si vous les trouvez à votre goût, en revanche, vous avez probablement manqué quelque chose. Mais je crains, dans ce cas, qu'il ne soit trop tard pour y remédier... Si le Conseil informel d'hier n'a pris aucune décision, celui d'aujourd'hui, extraordinaire et élargi, va probablement l'interdire.