La Couronne de Cuivre

« Non, je ne me sens pas des velléités de chamois, en effet. Je m’estimerai déjà heureux si je sais descendre au village et remonter au cottage sans perdre mon souffle et m’écrouler, vanné, dans le premier fauteuil. »
Il sourit
« Mais le programme n’était pas de discourir sur les cimes, la bruyère et ses créatures sauvages. Nous devions esquisser votre parcours lors de votre prochain voyage à la capitale, si je ne m’abuse. Posez-moi des questions, et je vous répondrai, dans la mesure de mon savoir. Malheureusement, je crains de ne pas être un spécialiste des aspects luméniens qui vous tentent le plus... Mais je ferai de mon mieux. »

-Mon prochain voyage ? s'esclaffa Elisa. Vous êtes du genre optimiste, messire ! Pour ma part, je présenterai les choses autrement : vous êtes un voyageur ayant arpenté des contrées si lointaines que, jamais, je n'y mettrai les pieds, et vous voulez bien me les décrire afin que je puisse en avoir une idée précise.. Alors, sans doute le mieux serait-il que vous me disiez à quoi ça ressemble. Quand on s'en approche. Puis quand on y pénètre. Dressez-moi, si vous en êtes d'accord, le tableau de notre brillante capitale.

« Je suis certain, pour ma part, que nous pourrions aisément convaincre votre père de vous laisser visiter Luménis à l’été. Mais vous avez raison… N’anticipons pas. »
Il prit une profonde inspiration. Luménis.
« Lorsqu’on arrive à Luménis par le nord, venant d’Eredhùn ou d’ici… Et bien… On circule en plaine pendant plusieurs jours, dans un environnement agricole ordonné, parsemé de villages… La cité, alors, se donne à voir de loin et longtemps. On en devine les murailles blanches, le soleil les rend lumineuses… Très peu de bâtiments sont plus élevés que cette enceinte, par temps clair, à la faveur d’une colline, l’œil avisé pourra apercevoir l’une ou l’autre flèche du palais présidentiel, l’arrondi obscur du temple de Mystra ou la tour du Fort, rien de plus. La route s’incurve ensuite pour amener le voyageur aux portes principales, qui pénètrent dans Luménis par l’est. A ce stade, et quelle que soit la saison, la circulation est dense, le flux des gens qui entrent et sortent de la ville constant… Il faut donc s’intégrer à la file et attendre patiemment son tour. Depuis la dictature morféenne, les contrôles à l’entrée de Luménis sont un peu plus inquisiteurs qu’auparavant, mais à peine… De manière générale, tout le monde est le bienvenu. Les portes en elles-mêmes sont un ouvrage d’art remarquable, pour qui s’intéresse à ce genre de choses. Personnellement, je les trouve un peu tape-à-l’œil, surchargées de dorures et de dessins divers, mais elles présentent les piliers de la vie luménienne : la vie quotidienne axée sur le commerce, en grande partie, la force de notre armée, l’importance de nos dieux tutélaires, Mystra pour la magie, et Lathandre, bien sûr. Pourquoi on y a adjoint des licornes, ma foi… Sans doute une lubie de l’artiste ou des dirigeants de l’époque, je n’en sais rien. Derrière cette magnificence, malheureusement, se trouve le quartier des taudis. La rue principale donne plus ou moins le change, mais le promeneur attentif ne s’y trompe pas. Il reste à Luménis une vaste zone abandonnée, sale, triste, extrêmement pauvre, une sorte de chancre, où survivent les moins nantis. Rénover et relever cette partie de la ville fait partie des priorités du gouvernement, mais Luménis est très affaiblie, aujourd’hui et… ce genre de grands travaux prend du temps, nécessite des ressources que nous n’avons pas, des énergies qui font parfois défaut… et une volonté politique unanime et constante. »
Il se tut brusquement. Les taudis avaient été sa priorité tandis qu’il siégeait au conseil luménien. A présent qu’il s’était enfui, il savait que personne ne reprendrait ce dossier avec la même flamme. Maelwedd voulait que Luménis soit capable de résister à toute attaque, intérieure ou extérieure. Longuehune avait à cœur de relancer un commerce qui avait souffert, générant par là une nouvelle prospérité. Dithazir pensait savoir et culture, désireuse de voir la capitale reprendre sa place de lieu de connaissance et d’innovation. Qui irait fouler la boue des bas quartiers ? Personne. Ils s’en chargeraient, certes, mais sans s’y investir comme il l’aurait fait. Il frissonna.
« Mais ce n’est certes pas l’endroit où vous aurez envie de vous attarder et sans doute pas celui qui vous intéresse le plus. »

Il haussa un sourcil et s’efforça de sourire.
« Je les connais, oui. Mais ils sont bien plus mal fréquentés que vous ne l’avez ouï dire… Une jeune fille comme vous ne pourrait s’y rendre sans prendre des risques bien inutiles. Les tavernes du quartier portuaire sont moins dangereuses sans perdre pour autant de leur caractère distrayant. Croyez-moi, lorsque vous viendrez à Luménis, ne vous attardez pas dans les taudis. Et évitez d’insister sur leur existence auprès de votre père, si vous vous voulez qu’il vous laisse venir jusqu’à nous. Jusque là. »

Elle haussa les épaules.
-C'est plus raisonnable, mais moins excitant. Et puis, il me suffirait de me déguiser en homme pour pallier à bien des problèmes. Vous avez raison, cependant : ce n'est pas en parlant de ces quartiers et de mon attrait pour leurs tavernes que je vais convaincre mon père de me laisser gagner Luménis...
Elle soupira.
-Mais vous vous en êtes pour l'heure arrêté à cette seule partie de la ville, à la rue qui la traverse. Parlez-moi du reste. Une telle capitale ne peut se résumer à ce... chancre, comme vous l'avez nommé.

« Vous avez raison. » fit-il. « Et bien, selon votre humeur, vous prendrez au sud, au nord, ou continuerez vers la mer. J’imagine que vous continuerez vers la mer et gagnerez le quartier portuaire. C’est une zone qui a beaucoup souffert de la dictature morféenne, notamment des suites d’un incendie, mais qui s’est aussi reconstruite rapidement depuis… Le commerce est la base de l’activité luménienne et l’esprit tenace de nos marchands n’est pas une légende. Les entrepôts y côtoient des habitations modestes ou plus bourgeoises, suivant la fortune de ceux qui y résident. En poussant jusqu’au bout votre promenade, vous parviendrez sur les quais, dans le port, où croisent des navires de toute taille, du petit chalutier à crevettes à la caraque à quatre-mâts. Certains arpentent les côtes hélonniennes, transportant marchandises et voyageurs, d’autres traversent la mer jusqu’à Dorrandin, les derniers enfin viennent de bien plus loin sur Toril, ralliant les grandes cités de Féérune ou d’ailleurs. Il y a une activité incessante, dans les docks, un fourmillement d’hommes et de femmes qui embarquent, débarquent, transportent caisses et ballots, nuit et jour. L’esplanade accueille un grand marché quotidien, où l’on trouve de tout, et des commerces s’ouvrent un peu partout dans le labyrinthe de rues alentours. Seule la prison dénote un peu dans l’ensemble. C’est aussi dans ce quartier que se situe la Taverne de la Bienveillance, l’établissement le plus célèbre de Luménis… »
Il s’arrêta, le cœur au bord des lèvres, et relâcha son souffle.
« J’imagine que venant de Combeloup, vous pourriez en fait arriver à la voile, depuis Eredhun. C’est sans conteste le chemin le plus court et le moins hasardeux. »

-Mais il y a les tempêtes...répondit la jeune fille. Et qui dit tempêtes dit risque de naufrage. Je ne sais ce qui inquiéterait le plus mon père, de ce genre d'accident ou des attaques de bandits, si je voyageais par terre...Sans doute les deux perspectives seraient-elles égales, dans son esprit, pour motiver sa volonté de me voir demeurer ici.
Elle grimaça mais se reprit bien vite.
-La Bienveillance. J'en ai déjà entendu parler : Umberto y est passé, je crois... Mais qu'est-ce que cet établissement a de si particulier pour mériter une telle célébrité ? J'avoue que la description que m'en a donné notre maître du comptoir ne m'a pas paru particulièrement originale...

« La Bienveillance est célèbre… parce que c’est devenu, par le hasard des choses, le rendez-vous des visiteurs, j’imagine… On y mange bien, on y est bien reçu, les chambres sont confortables, la compagnie généralement plaisante… La musique est de qualité, l’alcool à l’avenant… Et tout ça pour une somme modique. C’est un des rares établissements où les natifs de Luménis et les voyageurs se côtoient, aussi. Difficile de vraiment trouver une raison. C’est un endroit chaleureux, je pense que cela suffit. »
Il haussa les épaules.
« Mais si vous préférez un troquet pour y jouer aux dés ou un restaurant à la pointe de la gastronomie moderne, vous les trouverez aussi à Luménis, ce n’est pas un souci. »

Elle acquiesça.
-Je n'en doute pas un seul instant. C'est une grande ville, et on doit pouvoir y trouver absolument tout ce que l'on désire. Remarquez, encore une fois, je serais mal placée pour juger de la qualité de tel ou tel endroit. Il n'y a pas d'auberge, à Combeloup. Tout juste la pension d'Ada... Et je n'ai logé que dans une seule hostellerie, à Eredhun. Déjà, j'avais l'impression de me retrouver dans un autre pays...
Elle jeta un regard par la fenêtre, songeuse.
-Vous parlez souvent de la dictature morféenne. Ici, on n'en a pas su grand chose, sinon qu'un tyran avait pris le pouvoir, fait régner la terreur... et était finalement tombé. Que s'est-il passé, en réalité ? Comment les Luméniens qu'on dit si... bons, si bien disposés ont-ils pu se laisser ainsi prendre ? Vu de l'extérieur, ça paraît impossible de s'emparer en un clin d'œil d'une telle métropole...

« Oh. » fit-il simplement.
Jusqu’ici, les émotions étaient restées serviles, il avait pu évoquer la cité comme un observateur extérieur, sans être balayé par le mal du pays. Pourtant, il le sentait non loin, petit pincement dans sa poitrine, légère migraine qui trahissait les pensées refoulées, et y songer, ne fut-ce qu’une seconde, s’interroger sur cet apparent détachement, suffit à le renvoyer à ce qu’il avait perdu, qu’il n’espérait jamais retrouver nulle part. Il avait été luménien. Il le serait toujours. Il savait la déchirure profonde, comme une plaie mal recousue qui suintait de temps en temps. La nuit, dans ses rêves. Parfois au détour d’une conversation, en entrapercevant un visage, au hasard d’une promenade, au cours d’une activité quotidienne. Imprévisible. Finalement, il était moins vulnérable quand il était préparé.
« Ça ne s’est pas fait en un jour… Loin de là. Un groupe de réfugiés, d’anciens esclaves, de Mélandis est arrivé à Luménis, et le futur tyran était parmi eux. Il a profité du mécontentement en ville… Les réfugiés s’attendaient à être rapidement accueillis en nos murs et les dirigeants de l’époque ont tergiversé… Plus la grogne des habitants des taudis, réduits à vivre dans des conditions inhumaines alors que les nobles et les puissants profitaient du luxe le plus écoeurant… Le ferment de la révolution était déjà en nos murs avant que Nwalk n’en fasse le combustible de ses ambitions… C’était un beau parleur, voilà tout. Il a suffi d’un rien pour que la population se soulève. Les choses ont été très vite. La force d’un peuple furieux est toujours surprenante… et je crains que les autorités n’aient été très naïves en la matière. Nwalk n’était pas un amateur, il a frappé d’abord les lieux de pouvoir, a fait arrêter les gens les plus dangereux, militaires, prêtres, en a exécuté une partie. Ses beaux discours avaient convaincu des gens à travers toutes les strates de la société. Ça a été un bain de sang, suivi d’un régime de fer… Le tyran a appliqué sa loi sans mesure, s’adjoignant les services de personnes sans scrupules… Il était trop tard pour revenir en arrière et il s'est arrangé pour satisfaire suffisamment de personnes... via d'autres mensonges et plus de menaces, encore. »
Il eut un sourire désolé, puis un léger frisson.
« Personnellement, je n’en ai pas vu grand chose : j’ai été arrêté dès les premiers heurts. »
Les images de la halfeline qui avait été son acolyte pendant les derniers mois au petit dispensaire des taudis lui revinrent en mémoire. Il avait fait son deuil, bien sûr, mille fois dans le noir de sa cellule. Mais Lathandre lui avait interdit de penser qu’elle avait bénéficié là d’une fin rapide, tandis qu’il devait croupir et craindre, plié au bon vouloir d’un ennemi qui ne se souvenait probablement même pas de lui. Et Lathandre avait eu raison : le soleil s’était levé.
« Il a fallu un certain temps pour que les survivants des purges s’organisent, du renfort est arrivé de Manost, des aventuriers de passage ont embrassé notre cause… Et puis, ce fut la contre-révolution, simplement. »

Elisa l'avait écouté avec attention, si concentrée sur ses paroles qu'elle n'avait pas noté les expressions fugaces qui avaient pu traverser son visage. Pourtant, quand Albérich en vint à évoquer son emprisonnement, elle ouvrit des yeux ronds comme des soucoupes et le dévisagea un long moment. Avant de se détourner, les lèvres étirées en une grimace de gênée.
-Désolé... murmura-t-elle. Je... Je ne voulais pas vous rappeler de mauvais souvenirs. Si j'avais su, je me serai contentée de vous demander des descriptions...
Elle lui jeta un regard en coin. Son malaise était évident, non feint. Pourtant, on sentait autre chose, chez elle. De la curiosité. Elle mourrait d'envie d'en savoir plus, mais sa bonne éducation l'empêchaient de poser les questions qui lui brûlaient les lèvres.
-Merci pour le récit, en tout cas... dit-elle, presque à contrecoeur, pour clore le sujet. Elle ne chercha pas a en aborder un nouveau dans l'instant, désireuse de lui laisser le temps de repousser ses pénibles souvenirs.

« Il n’y a pas de mal… Je suis là pour le raconter, c’est que les choses ont bien tourné pour moi… »
A l’aune de ce qu’il avait subi aux mains des Sharites, la détention solitaire, puis en cellule commune, qu’il avait connue pendant le règne de Morféa apparaissait comme un détail. Bien sûr, les conditions dans lesquelles les indésirables avaient été parqués pendant des mois étaient intolérables, mais au moins, il n’avait été ni torturé, ni humilié, ni détruit au plus profond de lui-même. Il avait espéré et semé l’aube, comme il avait toujours pensé le faire. Finalement, paradoxalement, l’épisode l’avait peut-être laissé plus fort et plus déterminé. Sans Nwalk, il ne serait jamais devenu conseiller.
Et si tu n’avais pas été conseiller, tu n’aurais jamais été piégé par les Sharites.
La pilule était d’autant plus amère qu’il n’avait jamais été ambitieux. Il avait juste suivi la voie qui lui semblait la plus prometteuse pour servir les gens au mieux. Et il avait été violemment puni pour l’avoir fait. C’était une forme d’orgueil, sans doute. D’avoir cru être à la hauteur.
« Et quelque part, malgré la dictature, les nombreux morts, l’incendie de la moitié de la ville… Luménis a désormais un nouvel élan. Les gens se sont unis pour survivre et renverser le tyran, ils ont découvert les choses incroyables qui peuvent s’accomplir lorsqu’on regarde dans la même direction… »
Puis soudain, l’émotion le submergea et il se tut, la respiration bloquée et les larmes aux yeux.
« Je vous prie de m’excuser. » murmura-t-il, regagnant les bras protecteurs du mutisme.
Il prit deux profondes inspirations et tenta de sourire.
« J’aime ma ville. » ajouta-t-il. « J’ai le mal du pays. Ça me passera mais ça me surprend de temps en temps, sans prévenir. »
Oh si, tu étais prévenu, mais tu as voulu faire ton stoïque, voilà tout.

L'adolescente avait ouvert plus grand les yeux, si semblable prodige était possible. Puis elle s'était détournée, au comble du malaise. Visiblement, elle n'avait pas l'habitude d'affronter le trouble d'autrui. Pourtant, elle finit par se ressaisir et par se souvenir de ses devoirs d'hôtesse.
-Voulez vous que je mande un serviteur pour qu'il vous apporte à boire ? Ou sortir un moment pour vous aérer ? L'air frais, ça fait du bien...

« Ça va aller. » dit-il doucement. « Je suis désolé de vous importuner de la sorte. Je vous avais promis Luménis… Je peux continuer. »
Il se leva, fit quelques pas dans la salle, s’étira lentement.
« Le quartier sud de Luménis abrite les villas et les manoirs des riches luméniens, quelle que soit la source de leur fortune. On y trouve toutes sortes d’architectures, des plus flamboyantes aux plus fonctionnelles, et les rues sont généralement tranquilles… C’est là que se trouve le Parc Verdoyant, le poumon vert de la ville… J’imagine qu’après toutes ces années passées au grand air, vous ne lui trouverez aucun charme… Cependant, bien des Luméniens en arpentent les allées tranquilles pour se ressourcer, quelques temps, sous le couvert des arbres. C’est là aussi que se trouve le sanctuaire de Lathandre. Là aussi, j’ai cru comprendre que ce n’était pas votre tasse de thé. Si vous cherchez à apercevoir l’élite de la jeunesse luménienne, la commanderie des paladins pourrait également attirer votre regard. Même si les paladins ne sont plus très nombreux, désormais… »
Il songea à l’escouade qui s’était perdue dans le vallon obscur, à la poursuite de fantômes, et qui avait connu une fin terrible. Erwan avait eu la chance de mourir, ses preux avaient été transformés en monstres avant de connaître enfin un juste repos. Bien sûr, en vérité, ils s’étaient rués dans le noir sans savoir ce qui s’y trouvait, mais Albérich se sentait immanquablement responsable.
« Reste le quartier nord, qui abrite nos institutions et certains des lieux les plus prestigieux de la ville : l’assemblée du peuple, le fort, le temple de Mystra, le palais présidentiel, l’université de la magie, la bibliothèque et surtout… votre amphithéâtre tant désiré. Peu de Luméniens y résident, c’est le lieu de l’art, du savoir, du pouvoir. Et les bâtiments affichent clairement leurs fonctions. Sauf le palais de justice, qu’on a rénové à minima, pour qu’il soit opérationnel le plus vite possible. »

La remarque sur l'amphithéâtre manqua faire rire Elisa.
-Oh, vous savez, le théâtre, j'en ai franchement rien à faire ! s'exclama-t-elle. Mais je l'ai mentionné parce que c'est l'un des rares trucs sur lequel mon père n'arrive pas vraiment à me contester. Aller au théâtre, c'est très convenable, pour une dame de la bonne société ! Plus que d'aller traîner dans les troquets...
Elle redevint brusquement sérieuse.
-Au final, ça fait quasiment quatre villes en une, chacune tout aussi intéressante que les autres... Je comprends que vous l'aimiez. Et que les Luméniens se soient rassemblés pour la défendre. J'imagine que tout le monde est prêt à défendre un lieu auquel il est attaché. Les gens d'ici le feraient... Mais ils pourraient être bien mieux ailleurs. C'est plus indiscutable de vouloir protéger une vrai cité comme Luménis. Qui veut dire quelque chose.

Albérich sourit.
« Je pense que Combeloup veut dire quelque chose aussi, pour les gens qui y sont attachés. Luménis doit avoir l’air un peu magique, comme ça, mais je gage que les cavalcades dans la broussaille, à dos de coursier, vous manqueraient. Vos soucis me semblent davantage liés aux limites qu’a placées l’inquiétude de votre père, qu’à une envie d’un ailleurs… »
Il hésita une seconde, vint se rasseoir près d’elle.
« La disparition de votre frère cadet est encore récente… Il est normal qu’il veuille vous protéger… Mais vos entraves se relâcheront avec le temps. Chacun exprime son deuil à sa manière. Et comme il vous aime, tôt ou tard, il comprendra qu’il ne peut vous préserver en bridant votre soif de mouvement. En échange, vous devrez vous montrer prudente… »
Son regard balaya la petite salle, lentement. Il aurait pu proposer de l’accompagner à Luménis ou de lui renseigner des personnes qui l’y accueilleraient. Mais c’était impossible. Personne ne devait retourner à ce passé qu’il avait fui. Pas aujourd’hui. Peut-être jamais. En même temps, il n’avait rien renié. S’il l’avait fait, il aurait prétendu être originaire d’Antelucas ou de Manost. Il aurait coupé tout lien. Il s’en sentait toujours incapable.

-Oh, mon père ne limite pas tant que ça mes mouvements... répartit la jeune fille. Du moins, tant que je reste à Combeloup. En dehors des parties de chasse, rien ne m'est vraiment interdit.
Elle fit la moue.
-En même temps, il y a tellement peu de choses à faire que m'interdire l'une des rares possibilités qui s'offre à moi équivaudrait à me cloîtrer purement et simplement. Et il n'en a pas envie : comme je vous l'ai déjà dit, il fait des efforts, d'autant que je ne suis pas une proie aussi facile que Tristan. Mais il demeure intransigeant quant au fait que mon destin est à Combeloup, et n'en sortira jamais. C'est ça, le souci. Je dois être baronne, me montrer prudente pour ne pas mourir avant d'avoir perpétué la lignée. Donc, pas d'ailleurs, pas de voyages, pas d'évasion. Cantonnée à ce village et à ses environs, toujours.

A cela, Albérich n’avait pas de réponses. Comme il le lui avait dit la veille, elle serait tôt ou tard la baronne, et en tant que telle, prendrait les décisions qui lui plairaient. Jusque là… En son for intérieur, il pensait qu’un seigneur qui exerce le pouvoir à contrecœur n’était probablement pas apte à faire grand chose, mais il n’allait pas suggérer la révolte à sa fille au sein même de leur donjon. Il secoua la tête.
« Je ne peux pas vous en libérer. » souffla-t-il simplement. « Je pourrais vous conseiller de mettre les choses à plat avec votre père. Ou de faire contre mauvaise fortune, bon cœur. »
Il se leva à nouveau.
« Changeons-nous les idées. »
Il lui fit face.
« M’apprendriez-vous à tenir une épée ? »

-Oh, j'ai déjà mis les choses à plat. Mais ça n'a servi à rien... grommela-t-elle tandis qu'Albérich se levait.
Sa demande l'arracha cependant à la morosité et lui fit froncer les sourcils.
-Heu... N'est-ce pas vous qui êtes censé m'enseigner des choses ? fit-elle, perplexe.
Mais l'idée sembla surtout l'amuser, et elle quitta le banc à son tour.
-Je m'étonne que vous ne sachiez pas en utiliser... fit-elle avec un sourire mutin. Je vous préviens, toutefois : si vous avez déjà manié une épée, je m'en apercevrai tout de suite. Et si vous espérez que je me livrerai plus facilement dans la fureur du combat, vous vous trompez : un bon escrimeur se tait et se concentre...

« Je n’avais pas l’intention de vous extirper quoi que ce soit… Et je vous jure sur mon honneur que je n’ai jamais tenu d’épée de toute ma vie. » fit-il avec le sourire en s’approchant du râtelier d’armes. « Je ne saurais même pas quelle arme choisir. »
Il sentait une légère raideur dans ses épaules, vestige de ses activités de la veille, mais il n’avait plus envie de songer à Luménis. Songer au destin de la jeune fille n’était pas plus passionnant : il était impuissant en la matière.
« Par contre, je me débrouille avec une masse. Je parie que je vais avoir plein de mauvais réflexes à corriger. »

-Vous ne préférez pas que je vous trouve une masse ? On doit en avoir quelque part... Et ce serait plus amusant, si vous savez vous débrouiller... Quoi que j'imagine déjà mon père pâlir...
Elle haussa les épaules puis marcha vers une armoire. Elle en tira un justaucorps de cuir et le lança à l'ancien aubemestre.
-Avant toute chose, vaut mieux enfiler ça... fit-elle en récupérant ses propres protections. Être prudent et ne pas provoquer père, c'est le meilleur moyen d'éviter qu'il ne me restreigne davantage. Même si ces fichus trucs ne sont décidément pas très pratiques.

Il s’en saisit et commença à s’en revêtir. Il lui semblait n’avoir plus porté d’armure depuis une éternité. Il essaya de se souvenir de la dernière fois, sans succès, et capitula.
« Non, non, l’épée me va très bien. A vrai dire, un compagnon de route m’en a offert une il y a peu, et je ne sais même pas par quel bout la prendre. »
Il termina de fermer le justaucorps.
« De toute façon, je n’étais pas très bon à la masse. Soyez indulgente avec moi. »

Elisa sourit.
-Sire Hugues dirait que l'intransigeance est la seule voie vers la perfection. Mais puisqu'il s'agit ici de se distraire, je pense que l'indulgence fera l'affaire.
Elle rejoignit Albérich près du râtelier et examina celui-ci avec attention.
-Prenez celle-là,fit-elle en lui désignant une arme. Je ne vous dis pas par quel bout la saisir. Si vous vous trompez, vous vous en rendrez compte aussitôt, et j'irai vous chercher une épée de bois qui sera plus... adaptée à vos compétences.

Albérich ne poussa pas la plaisanterie jusqu’à feindre d’hésiter et se saisit de l’épée qu’elle lui proposait. La soulever lui fit une curieuse impression, mais il se complut dans la lente métamorphose de ce qu’il était. En même temps, une partie de lui-même était consciente qu’il ne guérirait pas en ensevelissant le passé sous la neige. Mais l’hiver était une parenthèse, un moment de pause, pour reconstruire le corps à défaut de l’esprit. Il fallait qu’il parvienne à le voir comme ça : une hibernation temporaire. Ensuite, il irait à Eredhùn.
Il regagna le centre de la salle, gardant la pointe de l’épée vers le sol, au hasard. Vu sa maladresse proverbiale, il était plus ou moins certain de pouvoir se blesser avec sa propre lame.
« Ne me surestimez pas. » lui demanda-t-il alors qu'elle le rejoignait.

L'adolescente secoua la tête.
-Vous m'avez dit que vous n'aviez jamais brandi une épée : je vous estime donc ainsi, ni plus, ni moins.
Elle observa la façon dont il tenait l'arme. Fit la grimace.
-Et aurais-je des illusions que je serai vite détrompée... Si vous conservez une telle prise, vous serez désarmé en une fraction de seconde. Regardes...
Et elle se mit en devoir de lui montrer, patiemment, la manière dont il convenait d'empoigner l'épée.

Une fois satisfaite de la prise d'Albérich - elle le corrigerait fréquemment au cours de la séance, insistant bien sur le fait qu'il s'agissait là d'un point crucial - l'adolescente lui montra les positions de base : se mettre en garde, parer, se fendre. Elle expliquait les choses de manière claire, sans s'énerver. Et si la maladresse de l'ancien aubemestre ou son inexpérience l'agacèrent parfois, elle n'en laissa rien paraître, soit qu'elle eut l'habitude de dispenser un tel enseignement, soit qu'elle imitât l'attitude de son propre professeur. En tout cas, ce ne fut que lorsque la technique de base fut suffisamment maîtrisée qu'elle passa de la théorie à la pratique, croisant le fer avec son adversaire, l'engageant à attaquer, puis à parer. Jamais, elle ne chercha à l'impressionner, à faire montre de ses propres talents. Pourtant, ceux-ci transparaissaient, ne serait-ce qu'à travers son aisance, son aplomb.
-Si apprendre l'escrime vous intéresse vraiment, je pourrais vous prêter un livre... fit-elle au bout d'un moment, alors que la parade trop haute d'Albérich lui avait permis de le toucher aisément. Lui aurait permis de l'estourbir proprement, s'il avait s'agit d'un véritable combat. Ce n'est pas un truc très compliqué : c'est plutôt pour les enfants, même. Mais les images sont explicites, ça permet de bien apprendre les positions. Ici, on s'en est tous servis...