La Couronne de Cuivre

Après s'être dégagé une chaise, comme on l'y avait invité, Taliesin s'était assis, observant la jeune femme avec attention. Lorsqu'elle lui tendit la tasse, il l'accepta bien volontiers.
-Oh, c'est parfait, je n'ai rien contre la bergamote, fit-il en souriant. Enchanté de faire votre connaissance, Cerridwen. Pour ma part, mes connaissances des arcanes sont fort limitées, puisque je ne suis que barde... Ah, et je m'appelle Taliesin.

Lorsque Taliesin mentionna son nom, Cerridwen se figea et son visage pâlit. Elle lui décocha ensuite un regard furieux.
" C'est Nevyn qui vous a... Non, Nevyn ne plaisanterait pas avec de telles choses..." murmura-t-elle, à moitié pour elle-même.
Elle prit une chaise, le dévisagea à nouveau, elle s'était radoucie.
" Se pourrait-il que..." commença-t-elle, puis elle s'interrompit en secouant la tête. " Ce n'est pas un nom commun, parmi les elfes. Mais vous êtes trop âgé, beaucoup plus âgé que moi..."
Elle lui sourit doucement, sans le regarder plus d'une seconde.
" Pardonnez-moi. Je dois vous apparaître bien confuse. Mais il y a eu... un Taliesin dans ma vie, autrefois. Il y a une éternité. Sans doute vous ressemblerait-il, s'il était encore vivant. J'imagine que Nevyn a cru bien faire..."

Le barde avait observé les réactions de Cerridwen sans parvenir tout à fait à dissimuler son étonnement. Pourtant, les explications qu'elle lui fournit éclaircirent un peu les choses, et il lui adressa un sourire navré.
-J'imagine, oui... murmura-t-il. Je suis désolé de... du trouble que je vous cause. Je puis simplement vous assurer que mon nom est réellement Taliesin, qu'il ne s'agit pas là d'une mauvaise plaisanterie. Et... Que je crois être plus jeune qu'il n'y paraît. Je suis tout juste adulte, selon les normes de notre peuple...
Sans doute les épreuve qu'il avait traversées le vieillissaient-elles beaucoup. Il n'y avait pas vraiment fait attention, jusqu'ici, mais la chose semblait plus que probable.
-Cependant, si je vous avais déjà rencontrée par le passé, je m'en souviendrai... Enfin, sauf si vous m'aviez connu alors que je portais encore des langes.
Il avait prononcé ces derniers mots en manière de plaisanterie, sans penser à ce qu'ils pouvaient signifier. Cela, il le comprit après coup, et ses sourcils se haussèrent à nouveau.
Mais il secoua la tête, à son tour, chassant l'idée avant même qu'elle ait pu se former.
Il faisait face à une simple coïncidence. Étrange et particulièrement troublante, c'est vrai, mais une simple coïncidence tout de même.

La jeune elfe tressaillit et se recomposa un sourire.
« J’avais un frère jumeau qui portait ce nom. » dit-elle finalement. « Je ne l’ai pas connu, car nous avons été séparés alors que nous avions moins d’un an. Il est mort, avec ma mère, dans la destruction de notre cité. Ce sont de vielles histoires. »
Elle leva la main.
« Ne vous chagrinez pas. J’étais trop petite pour réellement en souffrir et c’est un esprit romantique qui m’a fait, parfois, espérer qu’il n’en fut rien. Vous savez comme nous sommes, nous autres elfes… Portés sur les dérives de nos âmes… Nous manquons du réalisme froid des autres races. »
Elle haussa les épaules, un peu embarrassée.

En d'autres circonstances, Taliesin aurait détrompé la jeune femme quant au "réalisme froid" des autres races. Du moins, quant à celui des humains. Mais, en l'occurrence, il n'y songea même pas. En réalité, c'était à peine s'il avait entendu ses dernières phrases, tant les premières l'avaient laissé pantois.
Il déglutit péniblement. Une coïncidence particulièrement troublante, hein ? Particulièrement effrayante, plutôt. Et dangereuse, vu ce qu'elle menaçait de faire ressurgir. Davantage à chaque instant.
Les dérives de l'âme avaient parfois inoffensives, si l'on était d'humeur romantique. Si, au contraire, on était d'humeur sombre, dans les problèmes jusqu'au cou... Mieux valait ne pas s'y abandonner.
Et mieux valait clarifier les choses au plus vite, histoire de tuer les idées folles avant qu'elles ne déploient leurs ailes.
-Ôtez-moi d'un doute... Si je vous dis... Cité idéale, vous ne me dites rien, n'est-ce pas ? lâcha-t-il alors, un peu plus brusquement qu'il ne l'aurait voulu.

La jeune elfe demeura silencieuse, le regardant droit dans les yeux, mais en même temps, un peu ailleurs, comme si elle fixait quelque chose au-delà de lui.
« Papa l’appelait la Cité Infernale. » finit-elle par murmurer, d’une voix atone. « Il disait que ceux qui l’avaient crue idéale étaient des imbéciles, des naïfs, qu’ils étaient responsables, tous, de la ruine qui leur était tombée dessus. »
Elle eut un sourire amer.
« Il ne voulait pas en parler, il disait qu’il ne fallait jamais exhumer les décombres d’une erreur qui avait coûté à tant d’entre nous. »
Elle porta une main tremblante à son front.
« Tu es mort, il me l’a dit. » lâcha-t-elle ensuite.

Taliesin sentit la panique naître dans sa poitrine, mais il la repoussa. Il s'agissait d'un concours de circonstances. Ils ne parlaient pas de la même chose. Faire fonctionner sa raison, ne pas se laisser divaguer.
Et décamper au plus vite.
-Je suis désolé, fit-il d'une voix blanche. Mais... Je crains que vous ne fassiez erreur. Ma mère m'a bien sauvé d'une ville en flammes. J'en garde encore quelques vagues impression. Pourtant, ce lieu n'avait rien d'infernal. J'ai pu croiser, par la suite, quelques survivants. Maître Hafgan, qui m'a appris son art. Une demi-elfe nommée Charis et un nain appelé Lorghar, à Mélandis. Tous m'ont parlé de la Cité Idéale avec émotion, m'ont décrit un lieu comme Toril en a connu fort peu. Jamais ils n'ont évoqué de... Cité Infernale.
Il secoua la tête.
-La vie aime à nous jouer des tours. Des tours cruels, souvent. Je suis désolé d'avoir été l'un de ses instruments. Mais je ne vais pas vous importuner plus longtemps...
Et il fit mine de se lever.

Cerridwen ne fit pas le moindre geste pour le retenir. Elle semblait trop ébranlée pour ajouter quoi que ce soit et elle ne le regarda même pas alors qu’il retraçait ses pas à reculons et franchissait à nouveau le mur d’eau. Le petit laboratoire lumineux et encombré disparut, noyé par l’onde, et le barde se retrouva, seul, dans la salle qu’il avait quittée peu auparavant. Victor et Nevyn n’étaient pas encore revenus et la seule issue visible demeurait l’escalier en colimaçon qui s’enfonçait dans le sol.

Le barde demeura un moment immobile dans la salle, avant qu'un profond soupire n'ébranle toute sa carcasse. Il s'en voulait d'avoir été aussi brusque, d'avoir ainsi battu en retraite. Mais la discussion avait réveillé des souvenirs douloureux chez lui aussi. Et c'était quelque chose qu'il ne pouvait envisager sereinement, surtout vu la situation actuelle. Autrefois, il aurait cru de toute force à la chose, aurait cherché à vérifier le moindre détail avant de reconnaître l'évidence. Aujourd'hui, il se rendait d'emblée à cette dernière : une coïncidence. Deux destins étrangement similaires. Douloureusement similaires. Deux cités ravagés, deux existences brisés. Mais lui venait d'un lieu de paix, de concorde, détruite par la jalousie d'êtres qui n'avaient rien compris. Et le frère de la jeune femme était mort. C'était bien la preuve - vivante, si l'on pouvait dire - qu'il ne s'agissait pas du même récit.
N'empêche. Peut-être aurait-il dû poser quelques questions supplémentaires. Rester un peu, au moins, pour apporter un semblant de réconfort à Cerridwen. Mais quel réconfort ? Celui d'un individu horriblement pareil à un frère mort depuis un siècle et demi ? Elle trouverait une main secourable auprès de ses amis, à n'en pas douter. Et lui... Il lui enverrait une lettre d'excuses. S'expliquerait quand à sa réaction...
L'idée de retraverser le mur le tenailla, tout à coup. Mais il la chassa et, pour rendre la chose moins aisée, il se mit en devoir de descendre l'escalier. IL fallait qu'il reste ancré dans le présent, préoccupé du seul sauvetage de Galathée. Et le meilleur moyen de se l'imposer à nouveau à l'esprit, de chasser les idées folles qui, contre totue logique, dansaient encore dans son esprit, rien de tel que de retrouver Victor. Après tout, l'enfant était le symbole du présent. Du futur. Le symbole de ce qui comptait vraiment.

Taliesin trouva la pièce d’entrée de la tour aussi déserte que la salle d’eau, mais son attente fut de courte durée : Nevyn et Victor apparurent peu après, descendant un escalier brun qui semblait duveteux. L’enfant avait un sourire radieux, le mage était plus tranquille, et dévisagea Taliesin sans rien dire, curieux. Il ne posa cependant aucune question. Le petit garçon, lui, était plus volubile.
« Taliesin ! J’ai vu des wyvernes ! Elles étaient grandes comme ça ! » s’exclama-t-il en ouvrant les bras et en sautant sur place. « Elles étaient gentilles, cela dit. Apprivoisées, ils disent. Mais ça ne vaut pas un dragon, c’est sûr. »
Il sortit ensuite un objet rond, gros comme une pomme, de sa poche.
« C’est un œuf, Nevyn me l’a donné. Il dit que si je le chauffe bien, j’aurai une surprise. Tu crois que c’est un œuf de quoi ? Il veut rien me dire. Moi je voudrais bien un basilic ou un dragon, tu crois que ça sera ça ? »
Le mage sourit doucement, le regard, dirigé vers le barde, rassurant.

Taliesin lui rendit un sourire un peu tremblant, puis reporta son attention sur Victor.
-Aucune idée, bonhomme. Mais c'est sans doute mieux : sinon, ça gâcherait la surprise... Nous verrons bien ce qu'il en sort !
Il lui posa une main sur l'épaule, surtout pour se rassurer lui même, s'ancrer dans le réel, avant de se tourner à nouveau vers le mage.
-Je suis désolé... fit-il. Je crains que dame Cerrydwen n'ait été un peu secouée par notre rencontre. La ressemblance était troublante, la similitude de nos expériences également... Sans parler de mon nom.
Il secoua la tête, aussi désolé qu'il en avait l'air. Peut-être pas loin d'être troublé autant que la jeune femme.
-J'ai peur d'avoir réagi un peu brusquement, de m'être retiré alors qu'elle aurait eu besoin de soutien... Mais... Notre discussion a fait renaître chez moi aussi des souvenirs douloureux... Et puis, je pensais ne pas être le mieux placé pour la soutenir. Trop... de ressemblance avec le disparu. Cependant... Je vous serais redevable si vous acceptiez de lui présenter mes excuses... Si vous lui disiez de ne pas hésiter à venir me trouver, si d'aventure elle voulait que nous parlions à nouveau. Nous résidons au "Rendez-Vous-Des-Moins-Que-Rien"... Mais Victor et moi arpenterons souvent les rues de Loth Imarhil, je gage... Alors... Qu'elle n'hésite pas à m'envoyer chercher.
Il n'aurait su dire s'il souhaitait ou non une nouvelle rencontre; Si elle avait lieu, en tout cas, il ne manquerait pas de poser les dernières questions, pour clarifier les ultimes zones d'ombres. Ne serait-ce que pour, définitivement, avoir l'esprit tranquille. Non pas qu'il doutât réellement... Mais, tout de même, la chose était plus qu'étonnante.

Nevyn parut un peu pris au dépourvu, mais ne s’offusqua en rien. Au plus, une légère déception se trahit-elle un instant sur son visage, mais il la ravala aussitôt.
« Ne vous en faites pas. Si faute il y a, elle est mienne, et mienne seulement. » dit-il avec un léger sourire, un peu emprunté. « Vous connaissez le chemin du retour, je vais prendre congé. Bonne visite. »
Puis il s’inclina, poli mais manifestement pressé, et fila vers l’escalier d’eau.
« Qu’est-ce qui s’est passé ? » demanda Victor, interloqué.

Taliesin avait regardé le mage s'éloigner, plus mal à l'aise que jamais. Il avait l'impression d'avoir commis un nouvel impair... Pourtant, il n'y était pour rien : ce n'était pas sa faute s'il n'était pas le frère de la jeune femme. Et ce n'était pas la faute de Nevyn s'il avait cru au miracle. Oui, il ressemblait indéniablement à Cerridwen. C'était frappant... Et il portait le nom du disparu. N'importe qui s'y serait laissé prendre...
Et toi aussi, tu te poses des questions, n'est-ce pas ?
Il se mordit la langue. Il fallait arrêter de penser à ces vieilles histoires. Immédiatement. Cela ne servait à rien, sinon à se faire du mal.
-J'ai rencontrer une elfe du soleil... murmura-t-il. Elle... On nous donnerait un air de parenté, à nous voir. Vraiment. Et elle avait un frère nommé Taliesin, dont elle a été séparée quand elle était petite, alors que leur cité était mise à sac. Il est mort, mais... Tu vois, elle a toujours espéré qu'il n'en soit rien. Maître Nevyn croyait avoir la preuve que ses espoirs étaient fondés.
Il adressa à l'enfant un sourire malheureux.
-Je m'excuse, Victor; Je crois que je suis un peu chamboulé. Les coïncidences sont telles que j'ai failli me demander... Enfin, ça a surtout fait ressurgir des souvenirs douloureux. Tu sais, ma mère m'a aussi sauvé d'une cité en flammes...
Il grimaça.
-En fait non, tu ne peux pas savoir, je ne t'ai jamais raconté tout ça... Je le ferai, un jour, si tu veux. Mais je te préviens, ce n'est pas très joyeux. Au pire, on jouera du pipeau, avant. L'air qui donne l'impression que tout va bien et qu'on peut déplacer des montagnes.

Victor le regarda sans réellement comprendre. Il y avait là beaucoup d'informations en une fois. Il sembla sur le point de parler, deux fois, puis se contenta de prendre la main de l'elfe et l'attira vers l'extérieur. Lorsqu'ils quittèrent l'enceinte du tronc creux, le froid de l'hiver les gifla brutalement, les renvoyant à une réalité glacée.
" Viens, on va trouver une taverne ou quoi, pour que tu puisses te remettre." lâcha le petit garçon, en le tirant d'autorité au hasard des troncs.
Victor n'ajouta rien, lui jetant de temps en temps des petits regards soucieux, et finit par héler un elfe qui passait à proximité. Celui-ci regarda le gamin avec incrédulité, puis finit par secouer la tête : il ne parlait pas le commun et ne comprenait pas ce que le gosse lui voulait. Victor s'en remit aux gestes pour se faire comprendre, ce qui fit rire son interlocuteur, et il désigna un tronc voisin, ainsi que le ciel.
" Chouette, on va grimper !" déclara le petit garçon, avant de reprendre la main de Taliesin.

Taliesin serra entre les siens les doigts de l'enfant, pas mécontent de se laisser conduire. La rencontre avec sa congénère l'avait plus éprouvé qu'il ne l'aurait cru, et le contrecoup se faisait à présent sentir, d'autant plus fort qu'il était parvenu à se contrôler, sur le moment. Les pensées, les souvenirs, et même un doute irrationnel dansaient dans son esprit. Il tenta de les repousser, se concentra sur le froid piquant, sur la main de l'enfant, point d'ancrage dans le réel. et sur l'ascension, également. Ce n'était pas exactement le moment de faire une mauvaise chute...

Un escalier de bois taillé serpentait autour du tronc que leur avait désigné l'elfe, et ils se mirent à grimper, Victor ouvrant la marche, Taliesin dans son ombre. La construction était entourée par une palissade faite de lierre et de houx tressés sur des rampes, et ils étaient donc protégés du froid, du vent et de tout risque de chute. Par contre, l'ascension promettait d'être des plus longues, ce qui expliquait probablement pourquoi si peu d'elfes étaient à terre : une fois en haut, on y demeurait.
Leur rythme ralentit au fur et à mesure qu'ils gravissaient l'obstacle, et ils finirent par déboucher sur une plateforme. Grâce au parapet, ils ne furent pas forcés de regarder vers le bas, mais ils avaient conscience d'avoir grimpé longtemps. Une porte s'ouvrait dans le tronc, et une enseigne tremblait dans le vent, entre deux branches, révélant que le nom de l'établissement était "La verte voie". Victor n'attendit pas que Taliesin fasse le moindre commentaire et l'entraîna d'autorité à l'intérieur. A cette heure matinale, la petite salle était presque déserte : tout le mobilier était en bois ouvragé, table et chaises. Une elfe en tablier s'approcha d'eux, repérant d'abord Victor, puis Taliesin. Elle s'adressa à eux en elfique, Victor haussa les épaules et se tourna vers le barde.
" Asseyez-vous. Qu'est-ce que je peux vous servir ?" dit-elle assez simplement.

Le barde s'arracha un sourire.
-Quelque chose de corsé pour moi, s'il vous plait. Et pour le garçon... Quelque chose de revigorant aussi, mais de plus adapté à son âge... Je vous fais confiance pour le reste.
Il se tourna vers VIctor et ajouta en commun.
-Dès qu'on en a fini avec le morceau de flûte, on passe à des cours intensifs d'elfique. Et je te préviens, j'attends de toi que tu maîtrises parfaitement cette langue avant notre départ de Loth Imarhil.

Victor dévisagea Taliesin un instant et sourit, sans doute rassuré de le voir prompt à la plaisanterie.
" Je comptais apprendre le gnoll, en fait." rétorqua-t-il avec sérieux.
Il prit une chaise et s'installa, observant la salle autour de lui, curieux. Des feuilles mortes couvraient le plafond, disposées en plusieurs couches, et de temps en temps, l'une d'entre elles se détachait et tombait en tourbillonnant. La lumière ambiante irradiait de multiples lampes posées sur les tables, mais il était difficile de discerner comment elles fonctionnaient : on n'y voyait pas de flammes.
" Ça va mieux ?" demanda l'enfant, une fois qu'ils furent assis.
La serveuse vint leur déposer deux verres, un fumant pour Victor, un remplit d'un liquide parfaitement transparent, apparemment froid, pour Taliesin, puis s'esquiva.

-J'avais l'air si mal en point que ça ? s'enquit le barde.
Il dévisagea l'enfant, un instant. Reprit sans attendre sa réponse.
-Ouais, j'avais l'air si mal en point que ça... Je suis désolé, Victor, je ne voulais pas de te causer du souci. Mais... Je crois que, quelque part, la rencontre a été éprouvante.
Il jeta un coup d'œil à son verre.
-Allez, m'est avis qu'une lampée ou deux, et je serai à nouveau d'attaque...
Et il se mit en devoir de joindre le geste à la parole.

L’alcool était fort, rude en gorge, avec une légère pointe fruitée pour en atténuer la brûlure. Il laissait cependant un goût subtil et agréable en bouche, et Taliesin se sentit immédiatement rougir, comme la chaleur de l’eau-de-vie revigorait son organisme transi et tendu. Victor goûta à son propre breuvage, grimaça une seconde, et jeta un coup d’œil dans le fond du verre. Puis il reposa les yeux sur Taliesin avec un bref haussement d’épaules. L’elfe devina que mille questions lui brûlaient les lèvres, mais il se retint d’ouvrir la bouche, et se contenta de laisser promener son regard autour d’eux.
« Qu’est-ce qu’on fait ensuite ? Tu as une idée ? » demanda-t-il d’un ton dégagé.

-Non, aucune, répondit le barde, sincère. Nous n'avons aucune obligation, il faudra juste, en rentrant, prendre le temps pour les courses de Borgporkniel. En attendant, on peut faire ce que tu veux. Explorer les passerelles qui relient les arbres, aller voir le théâtre dont tu m'as parlé... Bref, ce que tu veux, vraiment.
Il observa le petit garçon, hésita une seconde puis, sur un hochement de tête, reprit.
-Bon... Je ne veux pas te contraindre à une longue discussion, si tu n'en as pas envie. Mais je voudrais quand même te dire que... Si tu as des questions, s'il y a des choses que tu veux comprendre, tu ne dois pas hésiter à me demander, d'accord ? Ça ne me dérangera jamais. Comme je l'ai dit à maître Nevyn, je n'ai pas de secrets pour toi... On est dans le même bateau, alors c'est normal que tu saches ce qu'il se passe...

Victor sourit à Taliesin, tranquille.
« Je sais bien que tu ne me dirais quoi, si je te posais des questions… Mais… je n’ai pas envie de parler de choses dont tu n’as pas envie de parler… Parfois, quand on a des trucs en tête… On a besoin d’être un peu tranquille, je sais ça. »
Il repoussa sa tasse.
« C’est dégueulasse, ce machin. On dirait des vieilles racines pourries avec de la terre. Faut bien être un elfe… »
Il baissa la voix.
« Pour aimer ce genre de boisson… »
Son visage se fendit d’un nouveau sourire.
« Si à un moment, tu veux en parler, alors je te poserai des questions. Sinon, ben… On peut encore se balader dans les arbres. Puis aller voir le Théâtre… Et il paraît qu’il y a une ville sous la surface du lac, pour les elfes aquatiques. Je voudrais bien voir un elfe aquatique, moi. »

-Excellent programme, répondit l'elfe. Il me convient tout à fait.
Parler, il ne croyait pas en avoir réellement envie. Il l'avait proposé à Victor, pour que l'enfant ne se sente pas exclu, pour qu'il puisse comprendre ce qui s'était passé. Il avait offert de lui raconter dans un souci d'honnêteté. Mais il préférait taire ce qui l'habitait, en réalité. L'évoquer à voix haute... Il avait la vague impression que ç'aurait été donner trop de réalité à ces idées folles, irrationnelles, qui le feraient sans doute rire s'il était moins éprouvé.
Qui le feraient rire demain. Se découvrir une sœur jumelle sur Hélonna, dans une cité où rien ne l'avait destiné à aller. Dit comme ça, la chose paraissait effectivement aussi sogrenue qu'incroyable... Il finirait bien par s'en convaincre.
-Je vais payer nos boissons, puis nous nous remettrons en route, ajouta-t-il.
Il finit son verre d'une traite, attendit que la brûlure, dans sa gorge, se soit dissipée, puis se leva et se mit en devoir de retrouver la serveuse.

Une fois leurs consommations payées, ils sortirent à nouveau sur la coursive qui encerclait la taverne. La disposition des lieux n’était pas sans rappeler le village des demi-elfes que Taliesin avait visité quelques temps plus tôt, dans la forêt maudite : de larges passerelles, certaines abritées, d’autres plus aventureuses, reliaient leur palier à d’autres similaires, dans les arbres voisins. On n’avait que l’embarras du choix quant à la destination. Plus que l’architecture ou les rencontres, ce qui intéressait Victor était la promenade. Circonspect au départ, limitant ses déplacements aux ponts les plus rigides et les plus protégés, il s’enhardit au fur et à mesure qu’ils avançaient et se mit à galoper sur des passages de plus en plus branlants. Taliesin repéra quelques regards interloqués, parfois curieux, parfois hostiles, sur les visages de ses congénères qui croisaient comme eux dans les hauteurs, mais personne ne fit la moindre remarque et Victor ne s’en soucia pas une seconde. Son énergie était, comme souvent, inépuisable, et il cavala avec félicité pendant plus d’une heure. De temps en temps, il attendait Taliesin à la fourche de deux branches ou sur un nouveau plateau, puis il repartait sans crier gare, ravi de jouer les écureuils. Ils finirent par dénicher le Théâtre, perché dans un hêtre gigantesque, mais Victor déchanta en réalisant que tous les spectacles qui s’y donnaient étaient en langue elfique. Il ne perdit pas pour autant sa bonne humeur, et détala ensuite vers les bords du lac, toujours via la cime des arbres, et s’arrêta à la rambarde d’un belvédère qui surplombait les rives et permettait de voir au-delà de l’eau. La vue était superbe.

-J'ai compris ta technique... lança joyeusement Taliesin en le rejoignant. Tu as cavalé de partout histoire d'avoir bien chaud... et de profiter au mieux de notre rafraichissante virée chez les elfes aquatiques...
Il s'abîma un instant dans la contemplation de l'impressionnant panorama. La marche parmi les cimes, en plus d'être agréable, avait eu le mérite de lui aérer l'esprit. De le libérer des brumes - légères mais réelles - de l'alcool, du sentiment d'oppression et de malaise qui l'habitait depuis son départ de la tour des mages.
A la lumière du jour, dans ce monde bien réel, les souvenirs avaient reflué. A contrecœur, mais reflué tout de même. Il savaient qu'ils reviendraient : laissés de côté des mois durant, oubliés, presque, ils n'étaient pas prêts à lâcher prise si facilement, maintenant qu'ils étaient de retour. Ils le hanteraient à la nuit tombée, au détour d'un vague relent de tristesse. Mais il savait dominer la chose...
Et il avait bien plus urgent à l'esprit que ces vestiges d'un passé qu'il avait laissé derrière lui. Sa vie, ce n'était pas la cité idéale, ce n'était plus cette quête insensée de survivants épars. Sa vie, c'était l'avenir. C'était Galathée et Victor. Les siens, les vrais. Pas ces insaisissables fantômes du passé.

Avant de descendre vers les berges, Victor insista cependant pour qu’ils procèdent aux emplettes que l’aubergiste leur avait demandé de faire. En effet, une fois en bas, l’enfant n’était pas sûr de trouver le courage de remonter, du moins pas ce jour-là. Ils flânèrent donc dans quelques boutiques, lesquelles étaient bien utilement rassemblées dans un bosquet serré d’aulnes magnifiques. Les courses de Borgporkniel étaient principalement culinaires : des condiments bizarroïdes, des farines étranges et même un ustensile à la fonction douteuse, que Victor baptisa « schmilblick », faute de mieux.
Ils regagnèrent ensuite le plancher des vaches et cheminèrent dans la neige jusqu’aux abords du lac. Plusieurs arbres y plongeaient leurs branches, comme pour inviter les constructions à les suivre, mais il leur apparut rapidement que les maisons sous-marines n’étaient pas faites de branchages. On les devinait sous la surface, profondément enfouies, à peine visibles, et Victor se pencha avec une grimace de déception, jusqu’à ce que surgisse un visage hors de l’eau. L’être avait des allures elfiques, mais sa peau était uniformément bleue, à l’exception de quelques marbrures blanches sur les joues. Il avait des cheveux sombres, coupés court, et il dévisagea Victor avec autant de surprise que Victor le regardait. Puis il replongea.
« Oooooooh ! » s’exclama l’enfant, à la fois déçu et excité.

Taliesin n'était pas loin de partager le même état d'esprit. Il n'avait jamais croisé d'elfes aquatiques, espèce assez rare, peu répandue. Il avait encore moins visité leurs demeures sous-marines. N'y avait jamais vraiment songé, jamais éprouvé de réelle curiosité les concernant. Pourtant, en l'instant, il ressentait l'envie d'aller jeter un œil... Avec d'autant plus de force, peut-être, que cette distraction achèverait de lui faire oublier l'étrange discussion de la matinée.
Il y avait un problème, cependant...
-Je ne sais pas comment on peut s'y rendre... murmura-t-il. Ni s'il est possible de s'y rendre, en fait, lorsque l'on n'est pas un elfe aquatique...
Il s'était vaguement imaginé un tunnel, une branche creuse, des couloirs au sec où les voyageurs pourraient évoluer sans se mouiller. Sans devoir faire de l'apnée. Mais peut-être n'avait-ce été là qu'une vue de l'esprit...

Malheureusement, les inquiétudes de Taliesin se révélèrent fondées : il n’était pas possible de descendre dans la partie aquatique de Loth Imharil à moins d’user de sortilèges particuliers. Les elfes de l’onde, par contre, sortaient de temps en temps de leur repaire pour arpenter la cité arboricole et rencontrer les autorités pour convenir de causes communes. En cette saison, cependant, leur apprit un des elfes « normaux » que le barde interrogea, ils sortaient peu, n’affectionnant pas particulièrement les frimas. Il fallait donc se contenter d’imaginer ou aller consulter les grands tableaux représentant les fonds du lac, qui étaient exposés dans le hall communautaire de Loth Imharil. Victor était semi-intéressé par les vieilles croûtes.
« Si je lance du pain, ou quoi, tu crois qu’il y en a un qui va remonter à la surface pour manger ? » demanda-t-il avec sérieux.

Le barde le dévisagea un instant, incrédule, puis éclata de rire.
-Hé, bonhomme, ce ne sont pas des canards ou des poissons ! M'est avis qu'ils ont des réserves, qu'ils cuisinent et mangent à table, avec serviettes, couverts et tout le tintouin. Si tu jettes du pain, je crois qu'ils ne comprendront pas... Ou qu'ils seront vexés. Les plus taquins te rendraient peut-être même la pareille en te tendant un morceau de sucre ou une carotte, comme si tu allais venir leur manger dans la main...

Victor eut l’air déçu et s’immobilisa sur la berge. Il s’adossa à un arbre et croisa les bras.
« Alors j’attends. » grommela-t-il.
Mais une demi-heure plus tard, alors qu’il n’avait toujours rien vu venir et que le froid les pénétrait jusqu'à la moelle, il changea brusquement d’idée.
« C’est l’heure de manger ! Trouvons-nous une auberge… au sol ! »
Il prit la main du barde et l’entraîna entre les arbres. S’ils ne dénichèrent pas d’établissement ayant pignon sur racine, ils débouchèrent soudain aux abords de la vaste clairière printanière. Victor s’immobilisa. Il y régnait apparemment une certaine activité : c’était jour de marché.
« Tu crois que je peux entrer là ? »

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Loth Imarhil

Quête : Les Squelettes du Placard, chapitre 5.

Quête : Les Squelettes du Placard, chapitre 5.

Quête : Les Squelettes du Placard, chapitre 5.

Quête : Les Squelettes du Placard, chapitre 5.

Quête : Les Squelettes du Placard, chapitre 5.

Quête : Les Squelettes du Placard, chapitre 5.

Quête : Les Squelettes du Placard, chapitre 5.

Quête : Les Squelettes du Placard, chapitre 5.

Quête : Les Squelettes du Placard, chapitre 5.

Quête : Les Squelettes du Placard, chapitre 5.

Quête : Les Squelettes du Placard, chapitre 5.

Quête : Les Squelettes du Placard, chapitre 5.

Quête : Les Squelettes du Placard, chapitre 5.

Quête : Les Squelettes du Placard, chapitre 5.

Quête : Les Squelettes du Placard, chapitre 5.

Quête : Les Squelettes du Placard, chapitre 5.

Quête : Les Squelettes du Placard, chapitre 5.

Quête : Les Squelettes du Placard, chapitre 5.

Quête : Les Squelettes du Placard, chapitre 5.

Quête : Les Squelettes du Placard, chapitre 5.

Quête : Les Squelettes du Placard, chapitre 5.

Quête : Les Squelettes du Placard, chapitre 5.

Quête : Les Squelettes du Placard, chapitre 5.

Quête : Les Squelettes du Placard, chapitre 5.

Quête : Les Squelettes du Placard, chapitre 5.

Quête : Les Squelettes du Placard, chapitre 5.

Quête : Les Squelettes du Placard, chapitre 5.

Quête : Les Squelettes du Placard, chapitre 5.

Quête : Les Squelettes du Placard, chapitre 5.

Quête : Les Squelettes du Placard, chapitre 5.