La Couronne de Cuivre

Lothringen sourit de la mésaventure, avant de reprendre sa mastication.

"C'est idiot, mais c'était vraiment un peu de paix que je cherchais, en nous téléportant ici... Ici où nul ne nous connaît. A tout prendre, je préfère être embarqué dans des histoires qui ne me concernent que parce que je l'accepte, que de craindre à tout instant un ennemi invisible qui en veut personnellement à ma vie... ou à la tienne."

Il s'interrompit quelques instants, tandis qu'il se remémorait cette semaine entière durant laquelle ils avaient été beaucoup moins souvent chasseurs que chassés. Il avait rarement autant connu la peur. Il y avait sans doute d'autres périls, en ces lieux... Mais ils ne laissaient pas le même goût sur les lèvres.

Ils finirent bientôt leur repas. Lothringen se déplaça de quelques pas afin de se laver les mains et le visage au ruisseau. Ce repas de viande seule était assez déséquilibré s'ils ne tentaient pas de le compléter un peu...

"As-tu le courage de chercher des baies avec moi, ou préfères-tu faire la sieste ?"

"Ça devrait aller. J'ai souvent des difficultés à dormir en journée... et pour peu que tu reviennes et que d'autres elfes m'aient enlevé, et nous ne remettrons jamais les pieds ici, à force !"

Il se débarbouilla lui aussi, et ils reprirent leurs affaires qu'ils avaient délaissées pour manger. En cette saison, ils pouvaient espérer trouver des framboises et du sureau noir arrivés à maturité. Ils se mirent donc en quête d'une petite douceur.

Le terrain était accidenté, et ils profitaient d'un sentier creusé par le passage du gibier et d'occasionnels troupeaux. Dans les creux, à l'ombre, ils trouvèrent quelques bouquets de framboisiers, mais ceux-ci étaient vides de fruits mûrs. La période était pourtant bonne...

"Quelqu'un a dû passer avant nous... tant pis, allons voir plus loin."

Quelques centaines de mètres plus loin, ils arrivèrent en vue d'un groupe de gamins qui effectuait une cueillette méthodique des baies qu'ils trouvaient sur leur chemin. Décidément, la solitude était toute relative, même dans les contrées reculées...

La présence de ces enfants surprit le semi-drow : il n'avait pas conscience qu'ils étaient si près d'un village.

"Décidément, il est bien difficile de rencontrer la solitude, sur cette île... Tu crois que ma célébrité raciale aura eu le temps d'accoster ?"

Il caressait en effet l'idée de surgir, tous les deux, sous les yeux des enfants, juste pour leur faire peur et les éparpiller. Il y auraient gagné des framboises. Mais il y renonça bientôt. Il n'aimait pas tant que cela lire dans le regard des inconnus la terreur que son peuple inspirait. Et puis... Il n'avait pas envie de rencontrer d'autres vivants, ce jour-là. Il ne voulait pas partager Mornagest avec eux, si peu que ce soit.

"Je plaisantais. Nous pouvons essayer de les doubler, mais tant qu'à faire, je préfère chercher ailleurs. Cette forêt est tout de même longue de plusieurs jours de marche, pour ce que nous en avons constaté. On doit pouvoir trouver ailleurs..."

Le guerrier acquiesça. Autant ne pas se montrer. Les ennuis, ça allait un moment...

"J'espère que nous ne devrons pas marcher trois jours pour trouver un malheureux cassis..."

Ils partirent donc dans une autre direction, marchant encore pendant un bon moment avant de retomber sur une zone qui n'avait pas été écumée par les mômes du village. Ils découvrirent enfin des mûriers couverts de fruits juteux et sucrés. Ils en dévorèrent l'équivalent de quelques poignées chacun, avant de récolter une partie du reste pour les prochains repas.

Avec tout cela, ils avaient parcouru une belle distance depuis leur réveil, et Mornagest se sentait quelque peu assoupi. Mais heureux, l'espace d'un moment, au moins.

Ils avaient longuement crapahuté sur des sentiers plus ou moins escarpés, en se frayant un chemin au milieu des ronces : Lothringen sentit que sa plaie tirait un peu, et que ce n'était pas l'effet de la cicatrisation. Il s'assit sur une souche, tout en écrasant contre son palais une dernière poignée de fruits juteux qui noircissaient ses dents. Le chêne avait été coupé un ou deux ans plus tôt par des bûcherons, de toute évidence, et ces derniers avaient laissé là une belle table de bois jeune. Non loin de là, Mornagest, depuis qu'il avait apaisé sa gourmandise et rangé une partie de leur cueillette dans leur havresac, évoluait avec des gestes plus lents et un regard plus vague, comme si la fatigue le gagnait.

"Faisons une pause... proposa Lothringen. Pas tant pour la digestion que pour ma jambe. Elle s'échauffe un peu..."

Ils s'étaient trop éloignés pour pouvoir retrouver l'endroit où ils avaient déjeuné, mais après tout, ils n'en avaient pas besoin. Ils avaient de la viande pour deux jours, des réserves d'eau et de fruits également. Le semi-drow prenait le temps d'observer en détail le guerrier qui était demeuré debout - comme s'il cherchait à tout graver dans sa mémoire, sa démarche, l'éparpillement de ses cheveux, les accrocs de sa tunique. Il sourit.

"Et si tu venais t'asseoir près de moi ? Il y a de la place, sur cette souche."

Il savourait le goût sucré et parfumé des mûres, tout en fermant à moitié les yeux. Sa mauvaise nuit l'empêchait de tenir le coup pendant toute la journée, et il ne refusa pas la halte que proposait Lothringen. D'autant que sa propre plaie devait lui demander beaucoup d'efforts pour marcher.

"Et si tu venais t'asseoir près de moi ? Il y a de la place, sur cette souche."

Il lui sourit, puis, comme s'il comprit seulement ce que le semi-drow lui disait, il s'approcha et s'assit sur la souche, juste à côté de lui.

"Désolé. Je suis un peu fatigué, je l'avoue... comment te sens-tu ?", dit-il en désignant la cuisse de son compagnon.

"J'aurais sans doute mieux fait d'avaler une gorgée de potion de soin tout de suite ; en retardant ce moment, je n'ai fait que tirer un peu plus sur la déchirure. Et je sens que mes chairs n'apprécient pas..."

Il sortit de son paquetage la bouteille achetée à Aigues-Douces et en but une longue gorgée avant de la reboucher maladroitement.

"Hum... Pas mauvais. Mais le marchand a oublié de préciser qu'il s'agissait de vin elfique. Cette médecine monte rapidement à la tête..."

Si rapidement, en fait, que le semi-drow avait un peu de mal à battre le rappel de ses idées. A quoi pensait-il, déjà ? Ah oui, Mornagest... Son tibia, tout fraîchement refait.

"Hem, et ton os, au fait ? C'est tout à fait oublié ? Sinon, voilà de quoi..."

Il n'acheva pas. En reportant son attention sur le guerrier, il avait remarqué que l'image de ce dernier suivait ses mouvements avec un curieux effet retard. Troublant.

Le guerrier sourit, amusé par les effets fulgurants de la potion que Lothringen avait ingurgité. Il n'avait pas souvenir que le semi-drow fût si peu résistant à l'alcool ; il fallait croire que le vin elfique était plus puissant et rapide qu'une boisson classique.

"Merci, mais ça ira. Et puis il vaut mieux que l'un d'entre nous reste sobre... tu devrais te voir", acheva-t-il en pouffant. Le manostien ouvrait grand les yeux, les clignait, les rouvrait... comme s'il avait du mal à se représenter ce qu'il voyait. Ajouté à cela, un demi sourire de béatitude mêlée d'incrédulité, et le tableau était plutôt cocasse.

"Restons là un moment, le temps que tu récupères."

Lothringen continuait de travailler des paupières, dans l'espoir de parvenir à une impossible mise au point.

"C'est un alcool... vraiment très fort... Pour désinfecter de l'intérieur, ou quoi ? Mais c'est très bon..."

Il se pencha sur son sac, où il chercha sa gourde.

"Je vais essayer... de délayer ça dans un peu d'eau..."

Il but une longue corvée à sa gourde. Cela lui remit un peu les idées en place, mais à l'euphorie s'ajoutait désormais une sorte de somnolence. Il laissa reposer sa tête sur l'épaule de son compagnon, clignant régulièrement des paupières pour ne pas céder au sommeiL

"Hum... ça va passer. En tout cas j'ai sûrement une cuisse toute neuve..."

Le guerrier maintint Lothringen contre lui, l'enserrant doucement des deux bras. Il avait lui aussi envie de fermer les yeux et s'assoupir. Après tout, le temps était clément, les dangers dans la forêt semblaient inexistants... ils pouvaient se permettre de faire un petit somme.

Les yeux clos, il se laissa bercer par le murmure du vent dans les arbres, les craquements des branches, les bruits des animaux qui passaient non loin d'eux : écureuils, oiseaux divers, et ce qui semblait être une bête plus grosse, au vu du vacarme qu'elle fit en détalant soudain.

Le sommeil ne vint pas vraiment, mais ses pensées se faisaient moins ordonnées, fantaisistes, incohérentes. Il rouvrit douloureusement les paupières, et constata que Lothringen n'était pas dans un meilleur état que lui. Il les referma.

Est-ce qu'il dormait ? Sans doute pas, car de temps à autres la question lui faisait rouvrir les paupières, pour constater que l'après-midi s'avançait et que les ombres changeaient d'angle peu à peu. Il se laissait porter par la rêverie, songeant tantôt au bien-être de l'instant, tantôt aux passé et au futur proches ; et même sa mélancolie s'apaisait, comme vue de très loin : non-sens, aussi longtemps qu'il resterait lové dans la chaleur de son compagnon.

A ses côtés, Mornagest demeurait immobile, au point que l'on aurait pu croire que le sommeil avait triomphé de lui. Mais, si c'était le cas, aurait-il réussi à se tenir assis ? Le silence dura longtemps, très longtemps ; le semi-drow hésitait à parler, à bouger seulement, de crainte de rompre sa magie.

Il advint que le guerrier se laissa glisser plus profondément que précédemment dans le sommeil, et ne s'en extirpa que par un tressaillement qui les réveilla tous deux à demi.

"Tu tombes littéralement de sommeil... Tu te reposerais mieux allongé."

Il réprima un bâillement, puis secoua la tête pour se réveiller suffisamment.

"Et toi ? Tu as l'air bien parti pour dormir aussi... moi-même, je ne dirais pas non, je l'avoue."

Ses paupières se fermaient toutes seules, ses traits tirés par la mauvaise nuit qu'il avait passée étaient cependant détendus par le repos calme qu'il venait de prendre, et qu'il n'attendait que de poursuivre. Ils avaient du temps...

Il tenait toujours Lothringen entre ses bras.

Le semi-drow n'était pas en meilleur état. Il avait passé une trop grande partie de la nuit à veiller, et s'était réveillé trop tôt. Ses traits le tiraient, ses yeux le brûlaient, une sourde torpeur anesthésiait son esprit. Pourquoi lutter ? En plein jour, les risques étaient moindres.

"Inutile de nous forcer, alors. Nous avons passé une trop mauvaise nuit pour refuser un peu de sommeil, quand il veut bien venir."

Lothringen se leva avec une certaine hésitation, tant il était engourdi, cherchant des yeux un endroit favorable. Là, entre les racines, un peu moins en vue que sur la souche, en écartant les feuilles, ils seraient bien... Il y attira Mornagest et tous deux s'y allongèrent, prêts à reprendre la nuit interrompue. Un coude replié sous la tempe, Lothringen sourit à son compagnon, avant de refermer les yeux.

Le guerrier se sentait exténué, mais il ne parvint pas à réellement dormir. Il oscilla entre sommeil léger et conscience relative, sans jamais sombrer. Cependant, il profitait de l'instant : calme plat alentour, soucis expédiés loin d'eux, impression que tout cela serait éternel...

Ses pensées, incohérentes, ressassaient vaguement le fil de la journée. Chasse, marche, cueillette, rencontre évitée avec des gosses, et sieste... qui se mua enfin en sommeil plus profond.

Il rêvait. De quoi, il n'aurait su réellement le dire. Il se voyait vaguement en train de marcher le long d'une plage, puis, l'instant d'après, se trouvait dans un cimetière - celui de Melandis ? - discutant avec Lothringen... de quoi ? De mûres ? C'était complètement idiot. Mais tout cela n'avait pas d'importance, il lui fallait maintenant éviter de se noyer. Il était à présent submergé par les flots, manquant d'air, se débattant, sentant l'eau entrer dans ses poumons...

... il se réveilla brusquement, le visage humidifié par la petite ondée qui tombait du ciel. Le temps devenait maussade.

Lothringen, le nez en l'air, avait l'air de défier la grisaille d'oser poursuivre son manège. Malheureusement, cette petite averse risquait de se prolonger, et il n'avait vu nulle part, au cours de leur périple, d'endroit où ils puissent s'abriter. A part peut-être la caverne des contrebandiers, sur la côte, ce qui n'était pas une excellente idée si l'on souhaitait éviter les ennuis...

Dire qu'il y avait des mages qui avaient des sortilèges exprès conçus pour ce genre de situations. Mais Lothringen ne les connaissait pas.

"Si ça se confirme, je peux nous téléporter à l'auberge d'Aigues-Douces, au moins nous serons au sec...", proposa-t-il tout en rabattant son capuchon sur sa chevelure. Il n'avait pas vraiment envie de retrouver la civilisation humaine, et encore moins de se voir confiné dans une chambre d'auberge. Mais c'était toujours mieux que de passer une nuit blanche à grelotter dans des vêtements humides...

Comme pour les forcer à se décider, la pluie s'intensifiait ; au loin, un grondement se fit entendre. L'orage... avec un peu de chance, il ne durerait pas très longtemps, mais il pouvait tout aussi bien stagner et les tremper jusqu'aux os pour le restant de la journée, voire de la nuit.

"Aaah... pas de chance. J'ai l'impression que nous n'avons pas tellement le choix. Bah, rien ne nous empêche de repartir dès que le temps sera remis au beau fixe !"

Sauf si Lothringen était trop fatigué pour lancer une nouvelle fois sa téléportation. Mornagest n'était pas vraiment conscient de la force que cela nécessitait, à vrai dire.

"Quand tu veux, pour ma part. Je suis prêt", dit-il en grimaçant et en se tenant le ventre.

Lothringen sourit en surprenant ce rictus de son compagnon. Il était indéniable que le semi-drow lui infligeait ce sortilège pénible avec une redoutable persévérance. A croire qu'une journée avec Mornagest n'était jamais vraiment finie tant qu'ils n'avaient subi de téléportation...

"Sois fort", plaisanta-t-il. "Et n'oublie pas ce que tu as dit à l'Emissaire de Tyr, tantôt : tu finiras bien par t'y faire. Fatalement."

L'elfe noir commença dès lors son incantation, sous la pluie de plus en plus serrée qui claquait sur leurs vêtements et couvrait à demi sa voix. Aigues-Douces n'était pas loin , heureusement ; la fatigue serait supportable. Quand il en eut fini avec la litanie des mots de pouvoir, en guise de contacta avant dématérialisation, il étreignit le guerrier.

Et si, au lieu d'Aigues-Douces, je le téléportais en quelque endroit d'où il ne pourrait repartir sans mon aide ? Si je l'enlevais pour de bon ? J'en ai le pouvoir... Et je le sens tellement... mal, tourmenté, fragile... que je ne suis même pas certain qu'il ne finirait pas par l'accepter. Quelle tentation, si tu savais...

Mais ils s'effaçaient déjà de la réalité, pour ne retrouver leur consistance que sur le quai d'Aigues-Douces battu par les bourrasques. Lothringen rattrapa de justesse son compagnon qui, déséquilibré, commençait de tomber en arrière. La tempête était trop violente pour discuter : dès qu'ils eurent retrouvé leurs esprits, ils se hâtèrent vers les lumières de l'auberge.

Ce qui avait débuté comme une petite averse se révélait être un orage violent, à en juger par les rafales de vent qui les déséquilibrait à chaque pas, et aux trombes d'eau qui choyaient du ciel, presque en cataracte tant la pluie était dense. Ils titubèrent jusqu'à la porte de l'auberge, n'y voyant goutte au delà de quelques mètres.

Une fois à l'intérieur, ils purent se redresser et ôter en vitesse leurs vêtements détrempés. N'ayant pas d'affaires de rechange, Mornagest resta en tunique, qui lui collait à la peau par endroit. Fort heureusement, un bon feu flambait dans l'âtre, et une pièce de gibier était en train d'être préparée en cuisine, d'après ce qu'il put voir par la porte entrouverte.

La salle était à moitié remplie ; les gens venaient s'abriter ou se réchauffer en buvant quelque alcool fort.

"Holà, messires. Je vais vous chercher de quoi vous changer, sans quoi vous êtes bons pour la grippe !"

Et l'aubergiste de revenir, quelques minutes plus tard, équipé de vieux vêtements quelque peu poussiéreux, mais chauds et secs. Les deux aventuriers le remercièrent.

"Bah... j'ai l'habitude. Ce genre de grain, ça arrive de temps en temps. Ça surprend toujours, surtout quand on n'est pas du coin. Ce soir, il y aura de la soupe et du sanglier... si vous voulez manger, bien sûr."

À cette seule évocation, Mornagest releva légèrement la tête. Manger... malgré le morceau de viande qu'ils avaient mangé pendant la journée, il sentait son estomac se languir de ce bon repas en perspective.

Manger pour vivre, ou bien vivre pour manger ? A voir la capacité de Mornagest à s'emballer pour du sanglier après l'énorme quartier de gibier qu'il avait ingurgité au déjeuner, on pouvait se demander quel était l'ordre de ses priorités. Mais s'ils restaient dîner, cela décidait du reste de leur journée.
Grelottant dans ses vêtements humides, Lothringen ne désapprouvait pas forcément l'idée. Il faisait bon, ici...

"Prenons une chambre, alors.", finit-il par ajouter. "Nous avons besoin d'espace pour étendre nos vêtements et les mettre à sécher, de toute manière. Oh, et avec une cheminée qui tire bien, si possible", précisa-t-il à l'attention de l'aubergiste.

Le semi-drow pressait contre lui les vêtements que ce dernier leur avait prêtés. Il lui tardait de les mettre : sa chemise gorgée de pluie lui collait à la peau, pesant trois fois son poids ordinaire.

L'homme hocha la tête et leur fit signe de le suivre.

"Le feu n'est pas allumé, vous resterez en bas pour vous réchauffer, pendant ce temps-là il aura pris et vous aurez vos vêtements secs avant la nuit, je vous le garantis !"

Il s'affaira quelques instants pour lancer la flambée, puis laissa les deux aventuriers se changer.

La chambre était douillette. Les poutres apparentes surplombaient leur tête à moins d'un demi-mètre de celle de Mornagest. Les murs en briques étaient proprement jointoyés, et le parquet patiné était couvert, devant le lit, d'un petit tapis tout aussi usé, devenu doux au toucher à force d'être frotté et refrotté. Le lit lui-même appelait à la paresse tant il semblait moelleux. L'immense couette emplie de laine de mouton était un gage de nuit chaude et reposante. Un véritable paradis... restait à se réchauffer.

Mornagest ôta sa tunique en vitesse, et l'étendit comme il le pouvait sur un tabouret, laissant l'eau dégoutter sur le plancher.

"Impossible de la tordre dehors..." Il pleuvait encore à verse.

Lothringen hocha la tête sans mot dire. Ils risquaient de complètement décirer le parquet, mais ils n'avaient en effet pas réellement le choix. Sauf si... Avisant le meuble de toilette, il alla y prendre une bassine de céramique qu'il plaça par terre, sous la tunique, avant de tordre cette dernière une bonne demi-douzaine de fois. La bassine, bien que vaste, était à moitié pleine.

"Bon... ça n'est pas parfait mais ça limitera les dégâts."

Il se déshabilla à son tour et étendit chemise et braies sur le dossier d'une chaise. Il lui fallut les essorer aussi. Le semi-drow aurait bien aimé pouvoir se tordre de même afin de se sécher plus rapidement : il avait l'impression d'être sur le point de déteindre en noir sur le plancher.

Ils enfilèrent rapidement leur tenue de rechange. Celle de Lothringen était trop large, il aurait pu y tenir en double et les bras de chemise pendaient comme des ailes de chauve souris qu'il agita deux ou trois fois d'un air spectral avant de sourire, amusé.

"Hum, je crois que je me ferai mettre dehors au prochain bal de l'ambassadeur. Enfin, si je rajoute la ceinture, ça ne me tombera plus sur les chevilles, déjà ça de pris..."

L'accoutrement de Mornagest n'était pas meilleur ; trop petite, la tunique lui laissait une bonne partie des poignets à nu, de même que ses chevilles, qu'il s'empressa de cacher dans ses bottes pas trop humides.

"Je pense que je ne suis pas beaucoup plus présentable. Mais bon ! Au moins nous sommes au sec, à défaut d'être recevable à un concours de tenues mondaines."

Ils étaient prêts à descendre. En bas, le feu crépitait joyeusement dans l'âtre, et ils allèrent se réchauffer et se sécher devant avec une certaine satisfaction. Leurs cheveux étaient trempés, et Mornagest frissona malgré lui alors que l'eau coulait le long de son cuir chevelu. Il essora tant bien que mal sa tresse, puis s'essuya les mains sur sa tunique sèche.

Le cuisinier apporta alors, aidé d'un marmiton, la broche sur laquelle trônait un beau sanglier prêt à être rôti. Une soirée agréable en perspective.

"Tu avais d'autres projets en tête, j'imagine..." glissa Mornagest à son compagnon.

Le regard de Lothringen commençait à se perdre, comme souvent, dans les flammes, quand il fut rattrapé par le commentaire de son compagnon. D'autres projets ? Que voulait-il dire ? Le semi-drow aurait préféré ne pas avoir à rejoindre la civilisation, c'était certain, mais maintenant qu'ils étaient là, autant en profiter au mieux et passer un moment agréable en attendant que tous deux soient enfin secs et que le repas et la chambre aient eu le temps de se réchauffer.

"Aucun", répliqua Lothringen en relevant la tête. Son regard s'alluma tandis qu'il fixait son compagnon.

Depuis que je suis venu te rejoindre à Mélandis, tu as été mon unique projet. Etre avec toi, mieux te connaître, t'aider à avancer, approfondir notre relation. Voici la seule raison de ma présence ; et pour ce faire, peu m'importent au fond le décor, les figurants et les parfums... Ne l'as-tu compris ?

Ils avaient pris place sur un banc, juste devant le foyer. Lothringen se frottait régulièrement les mains, les cuisses - de moins en moins souvent, cependant, à mesure que le temps passait. Sa natte, qu'il avait ramenée sur l'avant, laissait échapper des coulées d'eau de pluie qui se glissaient contre sa poitrine et jusque sur ses chausses, mais la flambée vigoureuse de l'âtre ne tarderait pas à les tarir tout à fait. De son côté, Mornagest paraissait développer un intérêt irrésistible pour le gibier sur sa rôtissoire.

"Prenons un verre ici en attendant d'être tout à fait réchauffés. Puis nous pourrons dîner en salle ou dans la chambre, à ton gré. Mais tu sais ce que je pense des bains de foule... Le bruit me fatigue, à la longue.",

La salle n'était pas tout à fait pleine, mais le volume sonore montait progressivement, à mesure que le soir approchait et que les clients s'imbibaient d'alcool. Ils quittèrent bientôt l'âtre pour s'attabler un peu plus loin. Mornagest commanda une bière, et Lothringen, un vin chaud. Il crut surprendre un regard amusé du guerrier.

"Ce vin elfique, tu aurais dû goûter, ça valait un braegh, c'est-à-dire dix vins chauds... Aucun risque que je ne perde pied, crois-moi."

Quand les consommations leur eurent été apportées, ils burent quelques instants en silence, et le semi-drow savoura les épices qui parfumaient son vin. Il repensa alors à la dernière conversation de fond qu'ils avaient eue, à la Crique aux Fous... Les mains posées en coupe autour du récipient pour mieux profiter de sa chaleur, il reprit.

"Il y avait une question que je voulais te poser... Tu m'as un peu raconté ton passé, ton errance, tes rapines, tes... meurtres... Mais à t'entendre tu n'as jamais eu d'emploi régulier avant de devenir ambassadeur. Je veux dire, n'as-tu vraiment jamais appartenu à une armée, une milice ou une guilde ? Cela m'intrigue à cause de ta maîtrise de l'épée. Ce n'est pas ton tuteur qui a pu à lui seul t'apprendre à la manier ainsi..."

Il sirotait paisiblement sa bière, écoutant sans vraiment les entendre les conversations autour d'eux, la plupart concernant le temps de chien qui s'abattait sur eux, et le fait de ne pas pouvoir reprendre la mer avant quelque temps.

La salle était presque remplie. Ce genre d'ambiance qu'il aimait aussi, conviviale, tranquille, avec un bruit de fond lié à la préparation du repas à venir, et des conversations simples. Le contact avec les gens l'attirait, et le repoussait à la fois. Selon son humeur, sans doute... et les gens en question. Il ne répugnait pas à se promener dans les rues de Melandis, ou rester assis comme maintenant dans une bonne auberge. Mais d'autres lieux le rendaient plus mal à l'aise. Les temples, les salles de réunion à l'antichambre... qu'allait-il faire dans cette galère ?

La question de Lothringen le ramena à la réalité présente.

"J'ai eu plusieurs fois l'occasion de rester dans quelques bourgades. Je travaillais à gauche, à droite... souvent comme garde du corps. Je dépensais mes économies en apprentissage du combat. Et un peu d'équipement. Notamment l'épée que j'ai perdue face aux elfes, l'autre jour... elle ne m'avait pas quitté depuis longtemps, tiens. J'en rachèterai une autre. Je n'ai pas la chance d'avoir deux haches comme les tiennes", conclut-il en souriant. Puis, laissant passer le temps de boire une gorgée, il poursuivit : "J'ai appris plusieurs façons de me battre. Dans la rue, épée au poing, à l'arc, à mains nues... rien de très académique, mais cela m'a permis de m'en sortir... à partir du moment où la magie n'entre pas en ligne de compte. Là, je suis submergé." Il n'y avait probablement aucun moyen de se prémunir de ses effets sans l'étudier elle-même et user de sortilèges de protection. Chose qu'il ne pourrait jamais faire.

Lothringen hocha la tête. Il admirait la maîtrise de Mornagest, mais ses limites n'étaient pas négligeables.

"Pourtant, on ne peut l'ignorer : la magie est partout... entre les mains des prêtres autant que celles des mages. A quoi bon être le plus grand des guerriers quand il suffit d'un sortilège d'enchanteur pour retourner votre lame contre vous-même, ou d'un peu de poison..."

Il s'interrompit, le temps de se reprendre. Il venait de resonger à l'attentat de l'Antichambre, et il ne voulait pas laisser sa pensée errer dans cette direction.

"Pour ma part, j'ai pris le risque de la polyvalence, plus par contrainte que par réelle vocation. Sans magie, malgré l'enchantement de mes haches, tu me bats quand tu veux. Mais avec elle, mmmhh... Tu ne verrais même pas venir le coup."

Le semi-drow souriait doucement, amusé. L'idée d'un combat entre eux deux, dans son esprit, ne relevait que du cas d'école. Il n'en était que plus divertissant d'envisager l'improbable. Il marqua une pause, le temps de vider à petites gorgées la majeure partie de son gobelet.

"Les guerriers les plus célèbres ont très souvent bénéficié de puissantes protections magiques. Quand ce n'est pas le cas, il est possible de se prémunir par l'entraînement, notamment contre les sorts mentaux ou les illusions. La plupart des exercices que je pratique avec Eloern pourraient s'appliquer à quelqu'un ne connaissant rien des arcanes. Évidemment, il faut trouver quelqu'un avec qui les mettre en pratique... En cela, je ne peux t'aider : je ne peux lancer de sorts mentaux."

C'était la contrepartie de sa spécialisation dans les sorts divinatoires. Il était rare qu'il en vienne à le regretter, et il nota mentalement cette circonstance.

Mornagest hochait pensivement la tête. Il avait déjà constaté plusieurs fois à quel point la magie pouvait être dangereuse. Par deux fois, Lothringen lui-même avait perdu ses moyens pendant un combat, et représentait alors un danger mortel ; bien que la seconde fois, cela s'apparentait davantage à une perte de contrôle qu'à un charme quelconque. Néanmoins, l'appui d'un magicien au combat était un atout précieux. Lorsqu'il se battait seul, Mornagest souffrait plus de blessures qu'accompagné, c'était indéniable.

"C'est une idée qui a son charme, c'est le cas de le dire", dit-il en souriant. "Reste à savoir qui pourrait m'aider à acquérir une certaine résistance aux sorts de contrôle. Et à savoir si c'est réellement efficace." Il se remémorait sinistrement l'épisode de la clairière du bosquet de pierre, alors que Lothringen l'attaquait avec une lueur froide et éteinte dans le regard, comme s'il était devenu un automate. Avait-il alors reçu un entraînement ? Il lui posa la question, ajoutant : "Il n'y a probablement aucun moyen sûr d'être immunisé contre ce genre de sortilège... je me trompe ?"

Lothringen se rembrunit légèrement, un peu gêné. Il avait tout à fait oublié leur mésaventure du Bosquet. Il fallait dire qu'il n'avait qu'un souvenir très vague de ce qu'il s'était passé...

"Non, au moment où le Gardien m'a lancé ce sort de charme, je n'avais reçu aucune formation pour y résister. Cela faisait des années que je n'apprenais plus rien en magie. Je ne m'y suis remis que récemment..."

Il baissa les yeux sur son gobelet. Il avait de plus en plus l'impression qu'il aurait mieux fait de ne pas aborder le sujet.

"Pour immuniser tout à fait, je ne connais que les objets magiques ou des sorts de haut niveau ; pour les sortilèges les plus simples, la protection contre le mal suffit... Quant à savoir si ces exercices sont efficaces, au vu de mes progrès auprès d'Eloern, je dirais que oui. Aujourd'hui, j'aurais su résister à ce sort."

Nouveau silence.

"Je ne sais qui pourrait t'aider. Un mage ou un clerc compétent suffirait, sans doute... Ta nouvelle position devrait te permettre d'en rencontrer davantage qu'auparavant."

"Nous verrons bien. Logiquement, oui. Reste à savoir s'ils seront disposés à m'apprendre ce genre de choses. On peut aussi penser que ma position me rendra moins facilement accessible aux éventuels assaillants... il faut quand même se dire que si j'ai autant combattu jusqu'ici, c'est en partie de mon fait."

Il se voulait rassurant ; il savait que Lothringen craignait pour sa sécurité, surtout maintenant qu'il allait devenir quelqu'un connu de tous les mélandiens, et plus encore. Mais il disposait justement de cet avantage particulier : se savoir menacé. Et en restant vigilant en permanence, il pourrait éviter le pire.

"Mais je te promets de faire ce que je pourrai pour entamer un entraînement dans ce sens", conclut-il avec un sourire encourageant.

Dans la salle, une odeur de viande rôtie commençait à se répandre. Le sanglier était régulièrement tourné au-dessus du feu, qui crépitait de plus belle dès qu'un peu de graisse tombait sur le foyer. Le spectacle des flammes dansant par-dessus les bûches avait quelque chose de fascinant. Il fixa son regard sur la base du feu, presque incolore, tandis qu'au-dessus s'élançaient, gracieuses, les émanations chaleureuses du bois en combustion, en perpétuel mouvement, exécutant une gigue complexe et raffinée.

Lothringen rendit distraitement le sourire, mais le cœur n'y était pas vraiment. Mornagest avait une extraordinaire faculté à oublier ce qui le gênait – par exemple, qu'il venait de subir coup sur coup de très nombreuses tentatives d'assassinat, et que ces dernières n'auraient certainement pas eu lieu s'il n'avait été nommé chancelier. Espérait-il que nul n'oserait suivre l'exemple de Terenas ? Enfin, tant qu'il promettait de prendre ses précautions, c'était déjà ça de pris... Oui.

Le silence était retombé et, en suivant le regard du guerrier, le semi-drow se surprit à son tour à contempler la danse du feu. Il avait pu souvent constater que rien ne valait la flamme d'une bougie, quand il cherchait à se concentrer, à faire totalement abstraction du monde qui l'entourait... Après un petit moment, il secoua la tête pour revenir au présent. Il aurait tout à le temps de contempler le feu, quand il serait à nouveau seul. Des mois complets, peut-être...

Autour d'eux, la salle s'animait encore un peu plus. Un ménestrel sans doute rétribué par l'aubergiste jouait quelques ballades sans paroles, en grattant de l'archet sur sa viole. Au milieu du brouhaha, Lothringen ayant fini son vin chaud devenait peu à peu mélancolique, comme on peut être seul au milieu de la foule. Il savait que certains prenaient beaucoup de plaisir à examiner les inconnus, à surprendre au vol quelques bribes de conversation et à imaginer le reste d'une histoire qui leur serait à jamais inconnue. Il s'y essaya un moment, apprit qu'un cheval s'était enfui, que les tomates refusaient de pousser, que la Gertrude allait bientôt accoucher de jumeaux, puis renonça sur un soupir. Il n'était jamais parvenu à s'intéresser aux "gens" en général : qui trop embrasse mal étreint. Il ne savait accorder réellement son attention qu'à un petit nombre d'individus. Mais il ne le faisait pas à moitié.

Alors, il se mit à examiner Mornagest, et commença de sourire sans plus de cause qu'il ne s'attristait auparavant...

Lors qu'il observait sans y consacrer toute son attention, les différents membres de l'assemblée improvisée par la pluie battante, Mornagest posa plusieurs fois son regard sur Lothringen, qui semblait perdu dans des pensées tristes, sinon mélancoliques. Mais il n'osa pas l'interrompre pendant ce temps. Il s'imaginait fort bien ce que son compagnon pouvait penser, et il préférait éviter d'aborder le sujet une fois de plus. À quoi bon ?

Il termina sa bière, dont la mousse s'était depuis longtemps étiolée, et la fraîcheur évaporée. Il retint une grimace, mais s'abstint d'en prendre une autre. Il n'avait guère pour habitude de boire plus que de raison ; ce n'était pas devant Lothringen qu'il allait commencer...

Posant à nouveau ses yeux sur lui, leurs regards se croisèrent, et il esquissa un sourire mi-joyeux, mi-gêné, comme s'il avait honte de se laisser porter par le flot de paroles échangées dans la salle. Comme pour le sauver d'une explication aussi vaseuse qu'inutile, l'annonce du repas fut faite, et les clients de l'auberge commencèrent à s'installer à table.

Depuis le temps, les deux aventuriers étaient désormais secs et bien au chaud. Un vrai réconfort. Un bon repas, et ils pourraient dormir sur leurs deux oreilles sans craindre d'attaque surprise d'elfes, de sanglier ou de trouloulous à pois roses.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] À Aigues-Douces (RP : l'inattendu)

Re : À Aigues-Douces (RP : l'inattendu)

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