La Couronne de Cuivre

" Je suis un accord majeur, ma douce, une mélodie entraînante, une mélopée merveilleuse ! fit-il en l'embrassant. Les rayons de soleil, c'est juste pour pour les Lathandrites."
Il s'assit sur le bord du lit et jeta un regard circulaire autour de lui, à la recherche de ses chausses, qu'il finit par localiser sur un coffre voisin.
" Toi... Hum... Toi... et bien..."
Il parut à court de mots.
" Il n'y a pas de terme approprié. Toi, tu es toi. Je ne veux te réduire à rien d'autre."

Astrée sentit ses joues se colorer. Finalement, voir Reynald à court de mot, venant de cet incorrigible bavard, c'était une forme de compliment...
Elle enfila rapidement ses vêtements, se demandant vaguement quelle heure il pouvait bien être. Elle avait complètement perdu la notion du temps dans cette pièce si sombre. Et c'était très bien ainsi.
Elle laissa le Sorlyn passer devant. Il connaissait la maison, et surtout, elle se sentait incapable de justifier un réveil si tardif sans se mettre à bafouiller et rougir affreusement. S'il ne l'avait pas proposé, jamais elle n'aurait osé déroger ainsi aux horaires de la maison... Donc mieux valait lui laisser le soin de parler.

Il n'y eut pas besoin d'inventer d'excuses : la maison était déserte. On leur avait laissé de quoi petit-déjeuner sur la table de la salle à manger et une bouilloire attendait près de l'âtre qu'on daigne l'y mettre à chauffer. Les fenêtres étaient ouvertes sur une superbe journée printanière et, à la hauteur du soleil, Astrée déduisit qu'il devait être le milieu de matinée.
Reynald l'invita à s'asseoir tandis qu'il s'occupait du thé.
" Bon, qu'en penses-tu ? Allons nous remonter en haut ensuite, veux-tu passer une journée oisive dans la verdure, ou partirons-nous vers les hauteurs ?"

Astrée se sentait dans un état un peu second après cette nuit blanche. Elle resta un moment hésitante, incapable de se décider pour l'une ou l'autre solution. Ils étaient tranquilles, là-haut, mais le soleil au-dehors brillait comme une invitation à sortir, à profiter de l'air pur des montagnes.
"Le soleil m'attire... Je commencerais bien à me diriger vers les hauteurs, mais je ne suis pas sûre d'être en état de le faire ni d'aller bien loin. "
Elle sentit son estomac gronder. Finalement, elle aussi avait faim.
"Une chose est sûre, je ne veux pas te quitter d'une semelle ! Si l'ascension n'est pas trop rude et qu'on peut y trouver des endroits où lézarder, on peut envisager de partir par là. Sinon... Je ne sais pas. C'est vrai aussi qu'on est peut-être plus tranquille ici."
Elle commença à préparer quelques tartines et lui sourit.
"Et puis, pourquoi serait-ce à moi de décider ? Qu'est-ce que tu préférerais, toi, pour notre dernière journée ensemble ?"

" Je n'en sais rien. Je ne sais pas comment je me sentirai cette nuit ou demain. Je n'arrive pas vraiment à me projeter, je dois dire. Donc je ne sais pas ce que je regretterai le plus. Ta voix. Ton rire. Ton regard. Ton corps. Je n'en ai aucune idée."
Il haussa les épaules.
" Je voudrais juste que nous ne perdions pas de temps à nous poser ces questions, en réalité."
Il soupira.
" Mais si nous commençons à monter, il faudrait quand même que nous réfléchissions à l'endroit où tu passeras la nuit... Les montagnes ne sont pas toujours très accueillantes, passé une certaine altitude."

- Je sais....
Elle tendit la main, lui caressa la joue. Elle n'avait pas vraiment envie d'y réfléchir, elle non plus. Pourtant, ce serait bien de trouver un endroit tranquille où dormir ce soir. Elle aurait certainement envie d'être seule, demain, de ne croiser personne. Elle ne voulait pas se retrouver à fondre en larmes bêtement devant Florence ou qui que ce soit, elle avait envie de fuir toute compagnie... Et en même temps, chercher un abri demandait du temps et une énergie qu'elle n'avait pas aujourd'hui. Le plus sage aurait peut-être été de demander conseil à quelqu'un du village, mais elle n'avait pas vraiment le coeur à ça, et surtout pas envie qu'on lui propose tout de suite un guide. Il lui faudrait plutôt un jour ou deux, peut-être plus, de solitude...
- Je n'ai pas envie de monter très haut... Je peux aussi me diriger vers un des endroits que m'a indiqués Florence et y cueillir quelques simples. Si le hasard nous conduit à un abri convenable, j'y passerai la nuit, ou même à la belle étoile si le temps s'y prête. Sinon on peut aussi redescendre ici... N'importe où sera bien pourvu que je sois près de toi.
Elle soupira, croqua dans une tartine.
- Écoute, on ne va pas se casser la tête avec ça... Partons un peu au hasard, dans un coin un peu éloigné du village. On peut emmener les ânes et les bagages au cas où on décide de ne pas revenir ce soir, on avisera selon ce qu'on y trouve ou notre envie du moment... Enfin, sauf si tu n'as pas envie qu'on s'encombre. Moi j'ai juste envie de musarder un peu avec toi, le reste n'a aucune importance.

Ils convinrent finalement d'emmener les ânes et firent leurs adieux à Florence et sa famille. Ceux-ci ne furent surpris en rien : les Etourneaux étaient un lieu de passage, personne ne s'y attardait jamais. Ils n'empruntèrent cependant pas le chemin qui montait vers les hauteurs et plus loin, l'Arbre de Vie. Ils partirent vers des alpages couverts de fleurs que leur avait renseignés leur hôte. Ils dénichèrent ainsi une prairie formidable, qui renfermait un demi-million de fleurs odorantes, dont certaines plutôt rares, ainsi qu'un troupeau de vaches dorées qui broutaient avec félicité. Reynald proposa à la jeune femme de lui enseigner le secret des fleurs, tandis qu'ils se promenaient.
Prince qui avait continué à jouer les abeilles ces derniers jours, en profita pour se métamorphoser en étalon et manqua les renverser en déboulant dans cet univers de couleurs et de parfums magnifiques.

Astrée prit quelques minutes pour caresser longuement son étalon, heureuse de le voir redevenu lui-même. Il ne risquait plus rien par ici, et elle savait qu'il ne pouvait pas résister à l'attrait d'une si belle prairie. Elle espéra juste qu'il n'en profiterait pas pour piétiner ou brouter les spécimens les plus rares. Et qu'il ne dérangerait pas trop les vaches... mais il y avait bien de la place pour tous dans ces vastes alpages. Y compris pour les ânes qui pouvaient vagabonder librement.
Entraînant Reynald par la main, elle se mit en devoir de répondre à sa demande, détaillant du mieux qu'elle pouvait les vertus des plantes qu'ils croisaient. Elle lui désigna tout d'abord de l’absinthe, dont on tirait une boisson alcoolisée qui avait la réputation de rendre fou. Puis la valériane, la passiflore, le millepertuis, qui aidaient, si on savait les doser en infusion, à combattre l'insomnie, l'anxiété, les états dépressifs. Puis des plantes aux noms plus évocateurs ou poétiques, de l'herbe-au-foie, de la porte-rosée, du raisin d'ours, du chardon-marie. Elle eut même la chance de trouver deux fleurs beaucoup plus recherchées, la griffe-du-chat et l'échinacée, qui permettent de combattre de nombreuses maladies en stimulant efficacement les défenses naturelles de l'organisme. Ces plantes, lui avaient expliqué Isudë, ne se trouvaient que sur Hélonna, peut-être dans certaines régions reculées de Dorrandin, et se vendaient à prix d'or sur Féérune. Elle termina par une plante dont elle ignorait le nom et dont la racine séchée et réduite en poudre était un puissant aphrodisiaque... dont ils n'avaient certes nul besoin !
Elle parla, une fois n'est pas coutume, davantage que Reynald. Un peu comme si elle ne voulait pas laisser s'installer le moindre instant de silence, possible vecteur de pensées tristes. Elle ne lâchait sa main que le temps de cueillir quelques plants, et la reprenait aussitôt, se blottissant un instant contre lui, volant un baiser. Le soleil était radieux, l'endroit magnifique, et rien ni personne ne semblait devoir les déranger.

A la mi-journée, ils pique-niquèrent sous un cerisier couvert de fleurs. Geoffroy leur avait cuit et emballé les saumons de la veille, non sans les avoir nettoyés et vidés, il y avait du pain frais, du fromage de chèvre et de la salade croquante, un vin doux au parfum fleuri, des fraises minuscules mais délicieusement sucré.
Ils firent évidemment l'amour, ne s'interrompant même pas lorsque Prince vint brouter à proximité, manifestement curieux. Ce n'est pas comme si c'était la première fois que l'animal assistait à leurs ébats.
Ils paressèrent sous le soleil, alanguis.
Puis l'étalon vint les pousser du nez, piaffant à leurs côtés, et Astrée eut des visions de cavalcade, le vent sifflant à ses oreilles, dans un tourbillon de corolles.
" Qu'est-ce qu'il veut, ce sauvage ?" demanda Reynald tout en refermant ses chausses.

Astrée sourit, en enfilant sa tunique.
- Je crois qu'il veut juste piquer un bon galop au milieu des fleurs... Avec moi, j'imagine, sinon il ne viendrait pas nous embêter ainsi... Mais si tu veux, je vais lui expliquer que j'ai réservé toute ma journée pour toi exclusivement, et qu'il m'aura ensuite toute à lui pour les jours à venir. A moins que je me trompe, sait-on jamais : peut-être qu'il veut te proposer, à toi, un galop ?
Elle rit.
- Attends, je vais en discuter avec lui.
Discuter était un bien grand mot. Elle essaya de se mettre au diapason des sentiments de se monture, tentant de savoir s'il désirait changer de cavalier un moment, chose très improbable... Il était encore plus difficile de lui faire savoir que Reynald ne serait bientôt plus là. Il vivait dans le présent...

A la grande surprise de la jeune femme, Prince leur proposait une cavalcade... à tous les deux. Il se sentait parfaitement capable de les porter, aucun des deux n'étant d'un gabarit impressionnant, et les mettait au défi de résister au plaisir d'un galop dans les fleurs. Il recommença à piaffer, la poussa de la tête, vint attraper un Reynald clairement effrayé par la manche. Qu'ils puissent hésiter lui paraissait manifestement inimaginable.
" Ton cheval me fait peur, Astrée... Il est nettement moins dangereux quand il joue les écureuils... C'est un clerc de Lathandre qui te l'a refilé, c'est ça ? Tu sais qu'on ne peut pas faire confiance à ces gens-là, n'est-ce pas ?"

Astrée rit, franchement amusée.
- Je ne manquerai pas de faire part de ton opinion à Albérich Megrall si d'aventure je croise sa route à nouveau avant toi, fit-elle remarquer, perfide.
Elle attrapa Prince par le cou, l'éloignant légèrement du sorlyn inquiet, en lui faisant mentalement savoir son acceptation. Il ne lui restait plus qu'à convaincre Reynald.
- Prince souhaite, en fait, nous proposer à tous les deux un grand galop à travers cette magnifique prairie. Et j'avoue que ça me tente assez, de galoper bien serrée contre toi..., ajouta-t-elle avec un clin d'oeil.
Elle reprit, plus sérieusement.
"Je crois qu'il serait affreusement vexé si tu refusais. C'est une sorte de faveur qu'il veut te faire. Généralement, il n'accepte de laisser monter que ceux qu'il choisit. Allez, viens, ne te fais pas prier... et je te laisse même choisir si tu préfères monter devant ou derrière !"

" Je monte derrière, évidemment !" s'exclama le Sorlyn en s'approchant du cheval, subitement téméraire.
Il flatta l'encolure de l'animal puis agrippant sa crinière, se hissa relativement aisément en selle. Prince dodelina de la tête et hennit, amenant Reynald à se boucher les oreilles et manquer perdre l'équilibre.
" Ecoute, mon grand. Je chante, tu galopes, ça marche ?"
Prince hennit derechef et Reynald leva les yeux au ciel. Il tendit ensuite la main à Astrée, l'invitant à le rejoindre. Il avait l'air presque à l'aise.
" Au fait. Albérich Megrall n'est pas un vrai lathandrite. C'est un Ilmate. Personne ne s'en est rendu compte à Luménis ?"

Astrée saisit la main tendue.
- Un Ilmate ? Si tu le dis... Cela correspond effectivement assez à ce que j'ai entendu de sa réputation ! Mais je n'ai pas vraiment prêté attention aux rumeurs, j'avoue. Je ne suis pas luménienne...
D'un bond, elle fut sur le dos de Prince, confortablement blottie au creux des bras de son amant. Un instant parfait... sauf bien sûr si Prince se mettait en tête de les déstabiliser, auquel cas Reynald aurait du mal à tenir en selle. Mais s'il voulait bien oublier un moment son caractère facétieux, ça allait être magique.
Elle tourna légèrement la tête vers lui, radieuse, lui volant un baiser au passage.
- Accroche-toi bien ! Il aime filer comme le vent, un peu comme l'étalon de la chanson. Particulièrement quand il y a une immense prairie fleurie devant lui.

Prince démarra presque aussitôt et ils filèrent. Son galop était rapide mais fluide, bien cadencé, une allure incroyablement vive et confortable, et c'était le vent et le pollen qui les forcèrent à fermer les yeux. Astrée sentait les bras du clerc autour d'elle, la chaleur de sa poitrine contre son dos, et un instant, elle eut la sensation de voler. L'étalon était infatigable et il les entraîna à pleine vitesse au travers de la prairie, franchit un tronc tombé, continua dans un petit vallon puis, ne dérogeant pas à sa réputation, remonta un ruisseau en galopant sur les cailloux, éclaboussant ses cavaliers de mille gouttelettes glacées. Ils repartirent dans une grande descente herbeuse, Prince ne trébuchait pas, et Reynald se laissa aller à un grand cri de joie.
Le cheval repassa au trot, puis au pas, avant de s'arrêter en soufflant. Il était en sueur mais manifestement très fier de lui.
" Wouah, fit le Sorlyn en se laissant glisser à terre. Astrée, je vais finalement te le voler, ton étalon miel."

Astrée était fière de la magnifique démonstration de sa monture, ravie de cette cavalcade grisante au milieu de la campagne. Il était si vif, si rapide, et si habile...
La remarque de Reynald la fit sourire. Ainsi, Prince l'avait finalement conquis, après tout.
- Ah, non, tu ne pourras pas me le voler, jamais. Ou alors il te faudrait aussi emmener sa cavalière... Qui, entre nous, ne se ferait guère prier, tu le sais bien !
Elle descendit à son tour de selle, et caressa doucement l'étalon, lui parlant à voix basse. Il était le plus beau, le plus fort, le plus adroit de tous les étalons que la terre ait jamais porté. Et elle tenait à le féliciter, à le remercier pour cette chevauchée si merveilleuse.

Prince secoua la tête, souffla par les naseaux, puis s'éloigna de quelques pas pour brouter les hautes herbes.
" Nous verrons ce qu'il en est à l'équinoxe." fit le Sorlyn en se laissant tomber dans l'herbe.
Il poussa un long soupir de contentement.
" Bon, ensuite, nous allons tester tes pouvoirs magiques de rôdeuse... parce que nos ânes sont à mille lieues minimum, et personnellement, je n'ai pas du tout regardé le chemin..."

Astrée s'assit près de lui. Il faisait bon savourer simplement le moment présent, quelque part dans un lieu inconnu mais merveilleusement beau.
Elle eut envie de lui demander ce que lui souhaitait, au fond de lui-même, qu'il se passe ou non après l'équinoxe. Mais le moment était trop serein pour le gâcher par ce genre de questionnement.
Elle préféra se blottir contre lui avec un sourire.
- Je ne garantis pas que je puisse les retrouver à cette distance, et encore moins que j'arrive à les guider jusqu'ici, mais je veux bien essayer. Sinon, on pourra demander à Prince s'il sait nous ramener là-bas. Mais de toute façon il faut qu'on les retrouve, ces ânes, je ne vais tout de même pas te faire perdre une deuxième fois tes montures ! D'autant qu'ils ont tous nos bagages avec eux...
Quelle idée, aussi, de galoper aussi loin. Elle grimaça, et se mit en devoir de se concentrer, espérant trouver une trace des ânes, quelque part au loin, perdus au milieu de la montagne.

Hrp : je vois que tu persévères avec ton pouvoir magique ! ça marche avec ton familier mais pas avec des ânes à 10 kilomètres

" J'imaginais marcher, fit Reynald, interrompant sa concentration. Mais si tu préfères les guider jusqu'à nous... ma foi..."
Il ferma les yeux avec un sourire et demeura immobile, tandis qu'elle tentait d'isoler l'esprit de leurs montures. Mais c'était impossible. La montagne foisonnait de vie, de la fourmi à l'aigle, en passant par un ours brun, des truites vives, une salamandre alanguie au soleil. Derrière elle, Prince se coucha à son tour puis se roula avec énergie.
" En voilà une bonne idée !" s'exclama le clerc.
Et il se roula dans l'herbe avec la même félicité, ne tardant pas à capturer la jeune femme dans ses bras.

HRP : désolée, je n'ai pas réfléchi, je suis un peu trop ko en ce moment

Astrée n'insista pas longtemps. Elle n'y avait pas vraiment cru d'ailleurs. Elle avait essayé, au cas où, ayant un peu perdu toute notion de la distance parcourue. Elle ne réfléchissait guère, quand elle se trouvait près de lui...

Aussi ne se fit-elle pas prier pour rouler joyeusement dans l'herbe avec lui. Prince avait décidément de bonnes idées à leur suggérer ce jour-là, comme s'il devinait son besoin de légèreté avant le soir. Les ânes pouvaient bien attendre encore un peu, ils étaient bien là où ils étaient. Et puis, Prince l'aiderait à retrouver le chemin...
Et bien sûr, elle en profita pour voler quelques baisers, de plus en plus passionnés. Jusqu'à parvenir à éveiller à nouveau son désir, et le sien propre. Jusqu'à les mener, inexorablement, vers une nouvelle étreinte.

Ils repartirent ensuite sur la piste des ânes. Le début de la promenade était difficile, car ils durent remonter la pente escarpée que Prince avait dévalée en fin de cavalcade, et s'ils étaient l'un et l'autre en excellente condition physique, ils ressentirent néanmoins les effets de leur nuit blanche. La suite s'avéra plus simple, ils traversèrent des champs de fleurs, s'arrêtèrent près du ruisseau pour se désaltérer et se rafraîchir, reprirent leur balade, main dans la main. Reynald improvisa le début d'une chanson sur Prince, se demanda s'il ne l'intégrerait pas dans une chanson sur Astrée et Prince, puis décida de faire une chanson sur leurs mésaventures précédentes (en éliminant le personnage inutile du clerc de Milil), une chanson sur la rôdeuse et son destrier magique, et enfin une chanson plus privée, où nul nom, nul caractéristique ne serait glissée, mais où il pourrait laisser courir son coeur et son inspiration. Il n'en chanta cependant aucune des droits et promit à Astrée qu'elle les entendrait... quand elle reviendrait le voir.
Ils finirent par gagner l'alpage où broutaient les ânes. Ils s'étaient mêlés aux vaches et ils durent aller les récupérer en circulant parmi les mastodontes aux cornes impressionnantes, heureusement placides, dont les carillons résonnaient sur les parois des montagnes proches. Une fois leur équipage rassemblé, ils se couchèrent à nouveau dans l'herbe.
" Astrée, nous avons beaucoup parlé de l'Equinoxe... mais je voulais te dire ceci..."
Il se tourna vers elle.
" Ne prends pas cette date pour acquise. Ne reviens pas avant d'avoir terminé ce que tu devais faire dans ces montagnes. Si Goran n'a pas son cheval, et bien il n'aura pas son cheval. Je le préviendrai qu'il n'est pas certain que tu puisses être redescendue. Une fois engagée dans ta quête... Il ne faut pas que tu songes à autre chose... Ni à l'équinoxe, ni à Bortheias, ni... ni à moi."

Astrée soupira.
- Ne pas penser du tout à toi m'est complètement impossible ! Mais ne t'en fais pas, je saurai me concentrer avant tout sur ma mission et te garder juste au fond de mes pensées, de mon coeur... comme une flamme brillante.
Elle lui caressa doucement la joue.
- Quant à l'équinoxe... Goran sera furieux si je ne suis pas là, il risque de te le faire payer. Et puis j'ai promis... Peut-être que j'aurais dû rester là-bas, et ne monter ici qu'après... Bah, je verrai où j'en suis à ce moment-là. Peut-être que je n'aurai rien trouvé du tout, que je serai à des lieues de tout espoir d'y parvenir, et ça me donnera une bonne raison de ne pas m'obstiner inutilement. Je peux même redescendre et revenir après. Ou peut-être que j'aurai fini, que je serai engagée sur le chemin de retour mais trop en retard et dans ce cas tu peux encore sauver la chose par téléportation. Mais c'est vrai que si je suis sur le point d'aboutir, juste à cette date-là, je ne sais pas ce que je ferai... J'espère que ça ne se passera pas de cette façon, ce serait trop de malchance.... Il y tient beaucoup, à sa monture miel. Et moi, je tiens vraiment à te revoir...
Elle l'embrassa doucement.
- Et toi... Que souhaites-tu... ?

" Je souhaite te revoir et t'embrasser, te faire l'amour, te chanter des chansons, me chauffer à ta présence, murmura-t-il. Pour le reste... Je ne sais pas. Je ne sais vraiment pas. Je ressens quelque chose de fort et de formidable, mais... mais l'expérience... ma courte expérience... me fait penser que la passion va doucement devenir plus sage... Je ne crois pas que le sentiment puisse s'éteindre, mais... mais il ne restera pas aussi fort, et... je ne sais pas alors si nos vies pourront encore s'entrelacer... Comme je te l'ai dit, je suis clerc, pas barde, et je ne vis pas gouverné par mon plaisir, comme les ménestrels peuvent l'être. J'ai une vocation, une mission, et la remplir est pour moi vital. Je ne pourrais pas... continuer à n'exister que dans la jouissance perpétuelle de notre lien. C'est magnifique, et je ne veux pas que tu prennes ceci comme un désaveu... Mais je dois nourrir mon âme. Et mon âme a besoin de Milil. Pour l'instant... pour l'instant, ce que je partage avec toi a tout effacé... Et je ne me plains en rien... Mais c'est éphémère. Je ne sais pas ce que nous vaudrons dans la routine. Peut-être cela nous suffira-t-il. Peut-être pas."

Astrée se blottit contre lui, le coeur serré. Il était la voix de la raison, mais la voie de la raison était parfois bien triste. Ça aurait été tellement plus simple s'il lui avait demandé de le suivre au bout du monde.
"Pourquoi donc faut-il que les clercs soient des hommes si raisonnables ? "murmura-t-elle.
Pourtant elle savait, depuis le début, qu'elle n'avait rien à attendre, rien à espérer. Alors pourquoi cette boule au fond de la gorge qui étranglait sa voix ?
"Tu sais, il existe aussi des passions qui ne meurent jamais, parait-il. C'est en tout cas ce que chantent les bardes..."
Elle songea avec un soupir qu'il n'était pas surprenant qu'il soit resté seul, si à chaque histoire d'amour il avait préféré renoncer avant que la flamme s'éteigne, sans attendre de voir ce que l'avenir en ferait. Et pourtant, son coeur à elle lui criait désespérément de rester auprès de lui. Elle ne comprenait pas en quoi cela pouvait être incompatible avec sa vocation de prêtre.
Elle sentit une vague de détresse monter au fond d'elle. De désespoir... et de colère peut-être. Elle parvint à la réprimer, à s'en détacher. Elle s'interdisait de se laisser aller maintenant. Elle poursuivit, d'un ton apaisé :
"Parfois... très souvent en fait... J'ai juste l'envie de poursuivre ma route avec toi, même avec Tybert, me chauffer à la flamme de ton coeur tant qu'elle brûle encore. Ce ne serait peut-être que juste pour un temps, peut-être davantage.... Je sais bien qu'à mon âge je suis plutôt sensée rechercher la stabilité, mais étrangement je ne m'en préoccupe pas. Sans doute parce que je viens tout juste de retrouver le goût de vivre après une épreuve trop dure..."
Elle secoua la tête. Ne cherchait-elle pas ainsi une éternelle fuite en avant qui ne lui apporterait rien ?

Puis elle réussit à chasser la mélancolie qui menaçait de la submerger et même à sourire, tendant la main vers une mèche de cheveux roux qu'elle repoussa tendrement, et l'embrassa.
"Je t'aime... Tu as été un véritable ouragan dans mon coeur. Un tsumani qui a bouleversé ma vie, qui peut-être ne me convenait pas vraiment, je ne sais pas. Ce que je sais, c'est que j'ai une chance merveilleuse de t'avoir rencontré, de vivre quelque chose d'aussi fort. Et tu as sans doute raison, la passion finira peut-être par s'étioler... Mais je crois que je ne cesserai jamais de t'aimer."
Elle ajouta d'un ton plus confiant.
"Et dans l'immédiat... Ce n'est qu'une séparation temporaire, pas si longue. J'attendrai avec impatience de te revoir à l'équinoxe, pour être à nouveau dans tes bras, pour entendre tes chansons, pour t'aimer. Peut-être déciderons-nous de nous revoir, je l'espère, ou même de poursuivre un bout de route ensemble, ou peut-être pas ; nous verrons bien. L'avenir viendra bien assez tôt, je préfère vivre le présent... Et le présent c'est toi !" conclut-elle en se blottissant contre lui à nouveau.

Reynald soupira doucement et l'embrassa dans les cheveux.
" Je ne te mérite pas, murmura-t-il. Mais à ma décharge... Je n'ai jamais imaginé que je trouverais l'amour... Si tard dans ma vie. C'était quelque chose que j'avais évacué de mes pensées. Je suis trop vieux pour me poser, trop vieux pour fonder une famille, avoir des enfants... Tout ça... Tout ça appartient aux autres..."
Il la serra contre son épaule.
" Tu verras, tu te lasseras de moi. De mon bruit incessant. De mes mille histoires. C'est drôle un temps, puis ça devient fatigant. Personne n'y a jamais réussi longtemps. Tybert me lance parfois un sort de silence. Il ne dure que dix minutes, cependant, ça n'est pas suffisant."
Un moment, il resta silencieux, comme s'il essayait de se prouver quelque chose.
" Mais tu as raison... Nous nous reverrons bientôt et nous verrons où nous en sommes. Tybert acceptera sûrement que tu voyages avec nous, s'il n'a pas l'impression de jouer les porteurs de chandelle... C'est mon ombre, je te l'ai déjà dit, et... je ne veux pas lui faire de peine. Davantage de peine, je veux dire."
Il l'embrassa à nouveau.
" Mais nous verrons. L'avenir est ouvert et le présent magnifique."

Astrée resta un instant songeuse lorsqu'il expliqua qu'il était trop tard pour lui. Elle-même avait eu la chance de se poser, de fonder une famille. Puis elle avait tout perdu, et n'avait nulle envie de tenter l'expérience à nouveau. Peut-être un jour y serait-elle prête. Mais pour le moment, elle sentait qu'au fond cela lui faisait peur. Etait-ce pour cela qu'elle s'était lancée à cœur perdu dans une histoire qui risquait d'être sans lendemain ? Non... En tout cas pas seulement... Elle avait juste choisi de suivre son coeur, c'est tout. Et elle ne se sentait décidément pas prête à se poser. Pas encore. Peut-être plus jamais.

Elle se secoua, refusant d'analyser la situation davantage. Ce n'était pas le moment. Elle préférait essayer de garder le coeur aussi léger que possible pour le peu de temps qu'il leur restait à partager.
Elle sourit à Reynald, et répondit d'un ton faussement réprobateur.
- Veux-tu bien cesser de te dénigrer ainsi ? Si tu étais si insupportable que ça, Tybert n'aurait pas passé tant d'années à tes côtés ! Et il n'aurait pas eu autant peur de te perdre. Si lui peut te supporter depuis quatorze ans, alors je le peux aussi ! Heu... Enfin... peut-être en te bâillonnant de temps en temps, au besoin...
Elle rit, avant d'ajouter, plus sérieusement.
- Je suis de toute façon incapable de réfléchir à long terme ces derniers temps. Et je n'en ai pas envie. Je veux juste passer autant de temps dans tes bras que je le peux ! Et je me fiche de savoir si c'est sage ou pas... C'est ainsi.
Elle l'embrassa doucement, avec l'envie de lui donner tout l'amour et toute la tendresse qu'il disait avoir découvert trop tard.

Le soleil déclinait doucement et le fond de l'air refroidissait peu à peu, signe qu'il ne tarderait plus à faire nuit. Ils n'avaient pas repris leur conversation, préférèrent se donner à nouveau l'un à l'autre, peut-être avec un peu plus de gravité qu'auparavant. Reynald semblait vouloir se souvenir de chaque parcelle du corps de la jeune femme qu'il caressait et embrassait cérémonieusement. Quand ils reposèrent l'un près de l'autre, emplis d'une douce félicité, le clerc chanta une mélodie elfique, pour saluer la montagne, le crépuscule, et la femme couchée près de lui.
" Je vais bientôt devoir partir, murmura-t-il ensuite. Est-il une dernière chose que je puisse faire pour toi ?"

Le temps courait si vite. Trop vite. Et même s'ils s'étaient dit tout ce qu'ils pouvaient se dire, même s'ils avaient fait l'amour tant de fois qu'elle ne pouvait les compter, Astrée aurait tant voulu qu'il reste encore... Elle sentait une boule dans son estomac, promesse de larmes à venir. Mais elle pleurerait plus tard...
- Lancer le sort arrête du temps, par exemple ? suggéra-t-elle dans une vaine tentative de plaisanterie.
Elle soupira, et reprit, avec plus de gravité.
- Me promettre de me donner de tes nouvelles, dans les jours à venir. Et surtout un peu avant l'équinoxe, au cas où j'aie besoin de tes pouvoirs de téléportation pour revenir à temps. Et de ne pas m'oublier, et de me chanter encore des chansons, de m'aimer encore lorsqu'on se reverra...
Elle songea à l'idée qui lui avait traversé l'esprit la veille, qu'elle avait prévu de faire à son insu mais n'avait pas vraiment eu le loisirs de mettre à exécution. Il lui restait tout juste le temps... et tant pis, ce ne serait pas une surprise.
- Et... Est-ce que tu peux me laisser l'étui de ton luth tant qu'il reste encore un peu de jour ? Je voudrais te laisser un tout petit souvenir, quelque chose pour que tu ne m'oublies pas...

Reynald parut surpris, l'embrassa sur les lèvres puis se leva pour rejoindre son âne et aller chercher son luth.
" Je te donne l'étui et je garde le luth, fit-il avec un sourire contraint. Je vais composer pendant que tu manigances ton sombre secret..."
Il l'embrassa puis lui confia l'objet et s'éloigna dans les hautes herbes, à la recherche d'un endroit propice pour s'adonner à son activité fétiche. Prince s'était fait écureuil et grimpa sur l'épaule de la jeune femme, curieux.

Astrée resta un instant interdite. Maintenant qu'elle était à pied d'oeuvre, son idée spontanée de la veille lui paraissait bien dérisoire, futile, puérile peut-être. Mais elle ne pouvait plus guère reculer.
Elle saisit dans son sac une aiguille, du fil de couleur, et se mit à broder, sur la doublure sombre du luth, là où personne n'irait le remarquer sauf lui, l'image qui lui était venue. Un feu de camp, rouge et or, flambant gaiement. Et juste à côté, un joueur de luth, un peu stylisé, aux cheveux aussi flamboyants que les flammes, jouant de son instrument. Puis elle hésita. Devait-elle se représenter elle-même en train de l'écouter ? Dans quelques années peut-être ne voudrait-il pas se rappeler son souvenir... Elle espérait que si, au contraire. Ou représenter une silhouette non identifiée ? Mais rien à faire, il était impossible de réussir à suggérer indifféremment Tybert ou elle-même. Ne rien ajouter ? Elle finit par esquisser une silhouette féminine, dans des couleurs sobres, se fondant presque avec le tissu. Une sorte de fantôme peut-être, un souvenir de ce qui avait été et serait peut-être de nouveau, une présence discrète et éternelle. Un symbole qu'une part d'elle-même resterait toujours près de lui, même lorsqu'ils seraient loin l'un de l'autre.
Elle sentit une larme rouler sur sa joue. Elle s'était promis de ne pas pleurer devant lui. Elle n'y arriverait jamais...
Puis elle referma l'étui, s'approcha silencieusement de lui, se guidant au son de l'instrument.
- J'ai besoin, désespérément besoin, d'un baiser pour me donner du courage, murmura-t-elle d'une voix un peu enrouée.

La Couronne de Cuivre

[Quête] Dans les contreforts des Pics des Orcs