La Couronne de Cuivre

Le blizzard s'était enfui, libérant de sa furieuse emprise un monde dont la froideur n'avait d'équivalent que la magnificence. Collines et vallons, arbres et rochers, tout disparaissait sous un épais manteau qui adoucissait les contours et dont la blancheur immaculée se parait de superbes teintes pourpres sous les feux de l'aube. Car si la grotte était encore plongée dans l'obscurité, ce n'était pas le cas du monde extérieur où la clarté s'accroissait sans cesse. D'ailleurs, à peine Albérich avait-il fait quelques pas dans la neige que, juste en face de lui, un soleil rougeoyant commença à s'élever au-dessus de l'horizon, embrassant instantanément le paysage dont la beauté déjà immense confina alors au sublime.

Albérich demeura immobile, frappé par le spectacle, et un instant, il sentit son corps répondre à l’appel de l’aurore. Son souffle se suspendit, son cœur manqua un battement et il s’embrasa avec le monde. Il ferma les yeux pour se protéger des rayons formidables du soleil, se sentit heureux et vidé, trahi et réconforté, et laissa la lumière le frôler, comme une main délicate, hésitante.

En dépit de la nuit, du blizzard, de la peur qui restait tapie en son sein, il reconnut le murmure de l’espoir qui tentait de se frayer un chemin jusqu’à la surface de sa conscience.
Pourquoi maintenant, il ne savait pas vraiment.
Peut-être simplement parce qu’il était en vie.
Alors il sourit à l’hiver resplendissant.
Au jour nouveau-né.

Et il sourit aussi à Hubert qui s’était arrêté à côté de lui, de retour de sa visite à la grotte empoisonnée. Le paladin se contenta de rester silencieux, contemplant l’aube avec lui. Son expression était empreinte d’une sérénité presque irréelle, qui se passait de mots. Albérich se sentit bien. Soutenu. Compris. Accepté. Alors que le chevalier ne le regardait même pas.
Il sut aussi qu’ils iraient dans les Landes. Sans doute serait-ce dangereux. Sans doute le regretterait-il maintes fois. Mais ça n’avait pas d’importance, car ils y survivraient, ensemble, et c’était amplement suffisant.

Peu à peu, ils entendirent des bruits en provenance de la petite grotte. Encore ténus, ils signifiaient néanmoins que leurs compagnons d'infortune étaient en train de quitter le monde des rêves pour celui de l'éveil. Il leur sembla même que quelqu'un entreprit de se faufiler par la fissure mais, finalement, personne ne les rejoignit. Peut-être avait-on craint de les déranger ? Après tout, l'aube était un moment particulier, tant pour un paladin de Lathandre que pour un ancien aubemestre...

Albérich finit par se détourner pour ne pas se brûler les yeux à la radiance de l'astre. Hubert demeura en arrière un peu plus longtemps puis l'accompagna vers l'entrée de la grotte. Il avait pris du bois dans la grotte principale.
" J'imagine que tout va bien, là-bas ?
— Tout va bien, oui..."
Le paladin leva les yeux vers le ciel.
" Je vais allumer un feu à l'extérieur. Il n'y a aucune raison de rester dans cette atmosphère confinée."
Albérich acquiesça et rentra à l'intérieur, retrouver les Eckhart.

Hormis Jonas, tous les autres étaient réveillés. Si les deux frères aînés paressaient encore, Tobias, lui, était debout et semblait tout aussi désireux qu'Hubert d'échapper à l'atmosphère de la minuscule caverne. Sans doute était-ce lui, d'ailleurs, qui avait envisagé une sortie avant d'y renoncer. Il salua Albérich d'un geste et d'un sourire puis fit, non sans mal, franchir la fissure à son imposante carcasse. Hans et Wilhelm, de leur côté, hésitaient manifestement entre le désir de ne pas passer pour des marmottes devant l'ancien gouverneur et celui de profiter encore un peu du confort relatif des lieux.

Albérich ne voulait pas priver les adolescents d'un repos bien mérité, aussi évita-t-il de les dévisager ou de leur adresser la moindre parole allant dans un sens ou un autre... Il rassembla ses affaires puis s'apprêta à sortir, avant de rebaisser les yeux sur Jonas qui dormait toujours. Un instant, il se demanda s'il n'avait pas manqué un signe inquiétant et si l'enfant n'était pas tombé en hypothermie. Après tout, il avait fait horriblement froid, une fois le feu éteint, et Jonas n'était pas bien gros. Il s'agenouilla donc près de lui pour prendre sa température et son pouls, histoire de s'assurer qu'il était simplement très fatigué.

Il lui fallut moins d'un instant pour constater que Jonas était en parfaite santé et dormait simplement comme un bienheureux.
-Il est malade ? s'enquit Hans d'une voix encore ensommeillée.
-Pourquoi il a mis ses chausses à sécher ? enchaîna Wilhelm, un tantinet plus réveillé.
-Ah ouais, tiens, j'avais pas remarqué.

" Il est juste fatigué, il va bien." répondit le Luménien en remontant la couverture sur les épaules de Jonas.
Puis il prit une profonde inspiration et se tourna vers les deux adolescents plus âgés.
" Nous sommes sortis pour nous soulager cette nuit et je l'ai malencontreusement fait trébucher en revenant. Il faisait fort noir et je ne suis pas exactement très adroit."

Les deux frères froncèrent les sourcils, échangèrent un regard, esquissèrent un sourire et s'apprêtaient manifestement à répondre lorsqu'une voix sonore retentit depuis l'extérieur.
-Allez, assez fainéanté, les gars ! Levez-vous et apportez ce qu'il y a à manger, histoire qu'on déjeune avant de se remettre en route !
Nouveau regard échangé. L'instant suivant, Hans et Wilhelm étaient debout, enfilaient leurs frusques à peu près sèches, rassemblaient les vivres et filaient à l'extérieur, abandonnant Albérich et leur cadet endormi.

Autant pour mes capacités à convaincre mon auditoire, songea Albérich en les voyant détaler. Et dire que je me suis cru capable d'avoir un avenir dans la politique... J'ai dû rêver.
Avec un sourire , il jeta un dernier coup d'oeil à Jonas qui ronflait toujours comme un bienheureux puis emboîta le pas des deux adolescents pour rejoindre l'extérieur. Hubert avait intérêt à avoir assuré avec le feu. S'il s'avérait incapable d'en allumer un alors qu'il faisait radieux, ils pouvaient effectivement embaucher Tobias dans l'heure. Ou s'arrêter dans la première auberge que le paladin estimerait assez distante de Solarcis. Pourquoi pas passer l'hiver dans le nid de frelons qu'était Ithilion ? Albérich était certain d'y être bien reçu... en cellule, probablement.

Un feu brûlait bel et bien, dans un renfoncement préalablement dégagé de la neige qui l'avait envahi ; cependant, il était impossible de dire qui d'Hubert ou de Tobias l'avait allumé. Les deux hommes, tout comme Wilhelm et Hans, s'étaient rassemblés près des flammes et procédaient à l'inventaire de leurs vivres : un peu de soupe, de la viande séchée, quelques fruits secs... Pas de quoi faire un banquet, certes, mais ce serait malgré tout suffisant pour qu'ils n'aient pas à se mettre en marche le ventre vide. De surcroît, l'état d'esprit général était au diapason du temps : radieux. Oui, la journée promettait d'être superbe, et si atteindre Beaupré ne serait pas de tout repos, si cela réclamerait sans doute bien des déblaiements, il n'était pas impossible que la température monte suffisamment pour les aider, en faisant fondre une partie du manteau immaculé, éblouissant, qui parait le paysage.

Albérich s’approcha tranquillement de la flambée, sans chercher à savoir qui l’avait allumée. Tout bien réfléchi, il aimait autant ne pas le savoir. Il était probable que les deux hommes se soient entraidés, de toute façon. Il se chauffa avec félicité , réalisant seulement combien il faisait froid, et contempla, l’esprit un peu engourdi, la campagne autour d’eux. Il n’avait pas envie de penser à la marche qui les attendait, pas encore.
« Je vais sortir les chevaux de la grotte, dit alors Hubert. Un peu d’air frais leur fera du bien, après cette nuit épouvantable. Ils n’ont pas eu la chance de pouvoir se soustraire à l’haleine de notre ami. »

-Je vais vous accompagner, annonça Tobias. Juste au cas où, pris d'une subite inspiration, vous décidiez d'aller occire ce dragon.
Il sourit.
-Non, je voudrais simplement ranger ce qui traîne encore, voire commencer à dégager la descente pour pouvoir ramener la charrette sur la route. Avec toute cette neige, le voyage risque d'être long, et plus tôt nous nous y serons mis, plus tôt nous serons arrivés.
Il se tourna vers Albérich.
-Cela vous dérange-t-il de vous attarder un peu ici puis de nous rejoindre avec les garçons quand la marmotte aura émergé ? Sinon, il n'y a pas de problème : je peux le réveiller dès à présent et, dans cinq minutes, nous serons tous en route.

Et rebelote, songea Albérich avec amertume. Qui doit rester surveiller les enfants tandis que les hommes capables font le boulot ? C’est moi.
« Ça ne me dérange pas, non. Je pense que Jonas a besoin de récupérer encore un peu… Nous vous rejoindrons au plus vite. »
Il sourit doucement et se détourna, feignant de chercher quelque chose dans l’équipement rassemblé au dehors. Il allait falloir qu’il ait une sérieuse discussion avec Hubert : il était hors de question que ce type de schéma s’installe durablement.

Si la situation ne réjouissait guère Albérich, il constata rapidement que c'était aussi le cas pour les deux adolescents, quoiqu'il fût difficile de déterminer ce qui les ennuyait le plus, entre être placés sous l'autorité d'un adulte qu'ils ne connaissaient guère et devoir attendre que leur cadet daigne se lever. En tout cas, c'est sur ce second aspect qu'ils se mirent à maugréer seulement quelques minutes après le départ de leur père et du paladin.
-Si on le laisse dormir, on n'est pas partis avant midi.
-Midi ? T'es sympa ! Pas avant le crépuscule, plutôt.
-Faut qu'on le réveille.
-Ou alors on s'en va et il nous rejoindra quand il aura émergé. L'autre grotte n'est pas loin, après tout...
-Sauf que ça changerait rien au fait qu'il se lèvera pas avant des plombes.
-Si, si on s'en va après l'avoir déplacé dehors.

Albérich décida de ne pas leur laisser le temps de mettre leur menace à exécution et il retourna à l'intérieur avec la ferme intention de réveiller le dernier fils Eckhart. Jonas pourrait somnoler à l'arrière du chariot s'il était vraiment trop fatigué, après tout. Lui-même avait à coeur de ne pas se retrouver coincé une seconde nuit dans la froidure. Il regagna donc la pénombre étriquée de la petite grotte et posa la main sur l'épaule de l'adolescent endormi, le secouant avec douceur.
" Jonas... Le jour est levé... et si tu veux t'épargner un réveil glacé et humide, je te conseille d'émerger rapidement..."

Le garçon battit des paupières et fixa bientôt des yeux bouffis de sommeil sur le Luménien.
-Pourquoi un réveil froid et humide ? grommela-t-il d'une voix rauque. Si p'pa m'a pas demandé de me lever, c'est que je peux encore dormir, non ?
Il étouffa un bâillement et se détourna, apparemment bien décidé à sombrer derechef.
-Ou alors vous me réveillez pour je lui demande de vous servir de guide dans les Landes ? ajouta-t-il néanmoins.

" Ce n'était pas exactement mon plan, non, fit-il avec un sourire. Mais bon... Si tu préfères que je laisse tes deux frères mettre leurs menaces à exécution, tu peux te rendormir. Il ne faudra pas te plaindre lorsqu'ils t'auront balancé dans la neige."
Il se releva.
" Et pour les chausses, je leur ai dit que je t'avais poussé malencontreusement. Je ne pense pas qu'ils soient dupes, mais comme ça, tu sais."
Puis il ressortit. Après tout, si les frères avaient envie de se chamailler, c'était leur problème. Il avait assez donné dans le registre la veille.

Avant de partir, Albérich vit l'adolescent tressaillir. Sans nul doute, celui-ci allait sous peu lui reprocher non plus de l'avoir réveillé, mais d'avoir trop tardé à le faire.
-Alors, vous n'avez pas réussi ? s'enquit Wilhelm quand l'ancien aubemestre fut revenu près du feu.
-On lui laisse encore cinq minutes puis on intervient. Marre de rester à ne rien faire.
-Ouais..
Mais il n'en fut nul besoin. Jonas parut quelques instants plus tard, vêtu de pied en cap. Il jeta un regard noir à Albérich puis, avant que ses frères n'ait pu le tancer ou se moquer de lui, il lança :
-Bon, je croyais qu'on était pressés d'y aller. Alors qu'est-ce que vous faites encore à lambiner ?

Albérich ne s'inquiéta pas d'être considéré comme le mauvais de l'histoire alors qu'il avait tout fait pour ménager le gamin. Les enfants étaient ingrats, c'était un fait avéré, et cela ne s'améliorait pas avec l'adolescence : il avait pu observer des générations de novices dans les divers temples qu'il avait fréquentés. Laissant les Eckhart à leurs retrouvailles grinçantes, il retourna dans la grotte pour rassembler les dernières affaires qu'ils y avaient oubliées puis regagna l'extérieur et se mit en route pour la grotte principale où Hubert et Tobias devaient être à pied d'oeuvre. Il pourrait leur donner un coup de main : il était peut-être manchot à la masse, mais on ne l'avait pas surnommé le bouvillon d'Eredhun pour rien. Il était certain de pouvoir manier la pelle avec une certaine efficacité.

Sans doute aurait-il pu se rendre très utile, oui... s'il y avait eu besoin de son aide. Or, ce ne fut pas le cas. Une vingtaine de minutes plus tard, lorsque, les Ekhart sur les talons, il atteignit les abords de leur premier refuge, il découvrit qu'Hubert et Tobias venaient juste d'achever de déblayer une tranchée allant de l'entrée de la grotte à la route. En somme, il ne restait plus qu'à atteler la charrette, à lui faire descendre la pente puis à donner le signal du départ. Cependant, l'ancien aubemestre pouvait être rassuré : la couche de neige était épaisse, si bien qu'à moins de trouver une autre méthode, il était plus que probable qu'il faudrait user de la pelle en abondance au cours du trajet qui s'annonçait.

Albérich se consola en sellant son cheval et en organisant le paquetage de Douce. Hubert lui avait bien sûr rappelé qu'il était censé changer de monture chaque jour et il n'avait pas l'intention de lancer une discussion sur une chose aussi triviale. Le hongre était de bonne composition et il ne doutait pas de parvenir à le monter avec une relative dignité, surtout au rythme qui risquait d'être le leur dans la neige épaisse. Une fois prêt, il rejoignit l'équipage qui terminait de s'organiser. Hubert contemplait la route enneigée avec circonspection, hésitant probablement à caracoler en tête comme il l'avait fait la veille. Peut-être Grand Vent trouvait-il le manège épuisant et avait-il refusé de s'y plier après une nuit presque blanche. Le destrier paraissait cependant reposé, tranquille, à mille lieues des inquiétudes de la veille. Albérich était bien content de ne pas devoir remettre les pieds dans la grotte, pour sa part. Les dracoliches ne lui disaient absolument rien et il n'avait nulle envie de s'illustrer à les combattre. Ou de finir dans leur absence d'estomac, d'ailleurs.

Quelques minutes plus tard, leur petite colonne s'ébranlait. Puissants, les chevaux de trait de Maître Ekhart parvenaient tant bien que mal à se frayer un chemin dans la poudreuse, même si leur rythme n'était guère élevé. De surcroît, lorsqu'ils atteignaient des points où le vent furieux avait entraîné la formation de congères, il fallut aux voyageurs s'échiner avec les pelles. Ils eurent même recours, en une ou deux occasion, au destrier d'Hubert. Cependant, au fur et à mesure que la journée s'avança, leur progression se fit moins difficile : la température avait considérablement monté et la neige fondait. Mieux : après qu'ils se soient autorisés une halte pour manger, aux alentours de midi, ils s'avancèrent en des zones moins touchées par le blizzard. Finalement, c'est une heure environ avant le crépuscule qu'ils rallièrent Beaupré. A l'entrée de la ville, Tobias prit congé de ses compagnons de route : il tenait à faire sa livraison de fourrage. Mais il était plus que probable qu'il les retrouverait le soir venu, à l'auberge.

La civilisation, enfin !
Albérich avait à moitié envie de lever les bras au ciel et de pousser des cris de joie. Mais il avait bien trop mal aux fesses pour esquisser le moindre geste inutile. Et puis il y avait sa dignité, aussi.
Mais il n'était pas mécontent d'être arrivé. Il avait l'impression qu'une fois posé à l'auberge, il n'en repartirait plus jamais.
Hubert engagea Grand Vent dans la rue principale du village, à un pas mesuré, tandis qu’Albérich tâchait de ne pas se laisser distancer. Le paladin s’immobilisa un peu plus tard, au milieu d'une petite place dont les arbres nus tendaient des doigts crochus vers le ciel bleu, et sembla chercher quelque chose du regard. Le Luménien monta à sa hauteur.
« L’auberge est juste là.
— Je sais. Mais il nous reste une heure avant la nuit.
— Et ?
— Je nous cherche un espace dégagé. Nous ne nous sommes pas entraînés ce matin. »
Albérich écarquilla des yeux horrifiés.
« C’est une plaisanterie ?! »
Hubert lui retourna un regard indéchiffrable.
« C’est une plaisanterie. » trancha le Luménien, en mettant son cheval au trot d’autorité et ralliant l’hostellerie en quatrième vitesse.
Il avait démonté et était entré dans l’établissement avant qu’Hubert n’ait pu émettre le moindre son.

Sans avoir le niveau de celle de Fergast, l'auberge de Beaupré était un établissement tout à fait respectable, à la fois propre et correct. Bondé, aussi : lorsqu'Albérich pénétra dans la salle commune, ce fut pour découvrir qu'il ne s'y trouvait quasiment plus une place de libre. Sans doute nombre de voyageurs bloqués ici par le blizzard avaient-ils décidé de sursoir un jour de plus à leur départ, afin d'attendre que la neige ait quelque peu fondu. Par conséquent, l'ancien aubemestre dut attendre quelques minutes avant que le tenancier, un homme entre deux âges à la mine épuisée, puisse échapper à sa clientèle et se porter à sa rencontre.
-Bienvenue au Coin de l'Âtre, messire ! J'imagine que vous souhaiterez un souper et une chambre ? Quelqu'un pour s'occuper de votre monture, aussi, sans doute ?

Albérich avait envie d’un bain chaud, d’un bon lit, d’un repas roboratif et d’une chaise confortable. Un verre d’hydromel et un âtre chaleureux. Il avait aussi envie de battre Hubert aux Hermines et de commencer ce petit roman que lui avait offert Thurel. D’un massage des épaules, avec une pression bien dosée juste entre les omoplates. D’une nuit agréable et de rêves doux.
Il s’efforça cependant d’en revenir à l’aubergiste en face de lui.
« En fait, nous sommes deux. Il nous faudrait une chambre, oui… S’il vous en reste... "
Il ne manquerait plus que l'auberge soit pleine. Cette seule perspective emplissait Albérich d'effroi.

L'aubergiste parut soulagé d'apprendre qu'il avait non pas un, mais deux clients supplémentaires. Il ne tarda pas à expliquer pourquoi.
-Vous avez de la chance, car il me reste une seule chambre. Enfin, ça n'est pas vraiment une chambre : c'est la suite seigneuriale, avec un petit salon, une salle de bain privée... Puisque vous êtes deux, le coût sera plus facile à supporter. De surcroît, comme vous n'avez pas d'autre alternative, à moins de chercher à loger chez l'habitant ou de camper dans la neige, il va de soit que je vous consentirai une ristourne conséquente.

Le Luménien ne put s'empêcher de sourire : Tymora était avec lui. Après la nuit qu'il venait de passer dans cette grotte glaciale, la suite seigneuriale était assurément le seul antidote possible. Il y avait sûrement un feu ouvert, de bons fauteuils, un matelas moelleux... Il entendit la porte s'ouvrir derrière lui, puis se refermer, comme Hubert faisait son apparition. Le chevalier avait sans doute réussi à mettre la main sur un palefrenier.
" C'est parfait, dit Albérich au tenancier, avant que le paladin ait pu mettre son grain de sel dans la conversation. Je crois que nous allons nous installer dans l'instant. Et dès que vous avez quelqu'un de disponible, je serais ravi de pouvoir prendre un bain. Ce n'est pas urgent, cependant... Nous débarquons pendant le coup de feu."

-Je pense que je pourrai vous faire monter de l'eau chaude d'ici une demi-heure, répondit-t-il. Et je vais vous conduire à la suite dans l'instant.
Il se hâta en direction du comptoir, récupéra une clef dans un tiroir puis, se munissant d'une bougie et d'une partie des bagages transportés par Hubert, il les mena au premier étage. L'appartement dans lequel les voyageurs passeraient la nuit était en tous points conforme aux attentes d'Albérich : un petit salon avec une belle cheminée, une table basse et deux fauteuils d'aspect tentateur, une chambre où trônait un grand lit double à baldaquin, une autre, voisine, comportant une couche plus ordinaire, et une salle d'eau carrelée dotée d'une baignoire.
-Prendrez-vous votre repas ici ou dans la salle commune ? s'enquit leur hôte.

Les deux hommes s'entre-regardèrent une seconde et Albérich haussa les épaules.
" Nous mangerons en bas, dit alors Hubert. Si une table se libère, du moins..."
Le tenancier promit de les en aviser, puis se retira, les laissant en tête à tête dans leurs appartements. Depuis qu'ils y avaient pénétré, le sourire sur les traits d’Albérich s’était encore élargi. Hubert le dépassa et déposa leurs sacs, après une hésitation, dans la chambre modeste. Le tapis du petit salon ne semblait pas un endroit approprié.
« Tu n’es décidément pas fait pour la route, remarqua le paladin en revenant dans la pièce centrale.
— Ce n’est pas moi qui vais te contredire. » rétorqua le Luménien avec aplomb.
A vrai dire, il n’avait jamais eu l’habitude de ce genre de faste, avant ses deux mois solarciens. Il avait été déstabilisé par le luxe de ses appartements au fortin, mais s’y était rapidement fait, tout bien réfléchi, et son malaise s’était dissipé. Il étouffa un soupir : tout cela était superflu, bien sûr.
« Laisse-moi juste profiter d’une bonne chambre… Une dernière fois avant la glace et les cailloux.
— Nous trouverons d’autres auberges, tu le sais bien. Mais c’est sûr que si nous nous offrons ce genre de... décor chaque fois, nos finances ne verront pas le printemps.
— L’aubergiste a parlé de nous faire un prix.
— Certes. Reste que j’ose à peine toucher le mobilier.
— Allons, ne fais pas celui qui n’a jamais profité des installations du fortin.
— Tu as raison ! Je vais aller examiner cette salle d’eau, d’ailleurs. Je te laisse, évidemment, le lit seigneurial, messire régent. »
Albérich leva les yeux au ciel mais se garda bien de polémiquer : puisque le paladin insistait, après tout... Tandis qu’Hubert musardait dans la suite, Albérich retira son manteau, l’abandonna sur une chaise, et alla s’asseoir sur un fauteuil face à l'âtre. Il réalisa que s’il relâchait sa vigilance, il s’endormirait dans l’instant. Or, il avait l’intention de prendre un bain, de manger, et, plus important encore, d'avoir une petite conversation avec Hubert. Ce dernier ne tarda pas à reparaître, satisfait de ses investigations.
« Ça ne vaut pas les bains du fortin, mais ça suffira, je suppose. » fit-il avec un haussement d’épaules.
Il s’immobilisa devant le feu, debout.
« Tu peux t’asseoir.
— Poil de cheval gris sur velours bleu sombre, mauvaise combinaison. Je vais d’abord me changer. »
Il plongea alors ses yeux clairs dans ceux de son compagnon.
« Mais si tu commençais par me dire ce qui te trotte dans la tête ?
— Ce qui me…
— Je te sens tendu. Quelque chose dans l’air. Alors ? »
Albérich sourit et croisa les bras. Autant prendre le taureau par les cornes, après tout...
« Peut-on reparler de la nuit passée ?
— Bien sûr, dit Hubert avec une grimace. Mais tu noteras que tout le monde s’en est sorti. Je n’ai rien fait d’inutilement téméraire. Il sera plus simple de veiller sur nous deux que sur toute une ribambelle de gamins, même s’ils sont débrouillards. Je te promets d’emporter plus de nourriture à l’avenir, et du bois pour faire un feu, des couvertures de rechange, et aussi de me renseigner sur le temps chaque matin avant le départ et sur les étapes possibles. Et aussi les légendes du terroir. »
Albérich dévisagea le paladin, à la fois décontenance et amusé.
« Hubert, tu ne sais même pas ce que j’allais dire !
— Tu allais dire autre chose ?
— Oui, en fait. »
Le Luménien poussa un bref soupir.
« Voilà. Je ne veux plus être celui qu’on laisse derrière parce qu’il ne sait pas se défendre. Je ne le supporterai pas.
— Oh. »
Albérich vit le regard du chevalier s’étrécir et Hubert pinça les lèvres. Bien évidemment, il ne se laisserait pas convaincre aisément.
« Ecoute… Il est normal que nous nous répartissions les tâches en fonction de nos compétences respectives… Je suis plus à même de…
— Non. Je sais que je suis sans pouvoir. Je sais que je suis un piètre combattant. Mais je ne peux pas être l’éternelle petite chose fragile qu’on garde à l’intérieur. Ces choses avaient un sens, à Solarcis, mais elles n’en ont plus. Tu n’es plus responsable de ma sécurité.
— Albérich, c’est juste une question de… de logique… ou de sagesse !
— Hubert. Tu dois me laisser une marge de manoeuvre. J’ai, comme tu me l’as répété assez souvent, traversé la Vallée du Nirvana en solitaire. Si tu ne m’avais pas suivi, je serais seul aujourd’hui. Et je ferais face. »
Le chevalier secoua la tête.
« Mais je t’ai suivi, justement, Albérich. Que veux-tu ? Que je regarde pendant que tu exposes ton flanc droit à la première goule de passage ?
— Non. Je ne vais pas non plus jouer à l’imbécile. Mais tu dois m’octroyer une part de liberté. Et prendre ce risque. Si nous devons aller dans la Lande des Sirènes, je veux que nous le faisions ensemble. Quel est mon rôle, si tu es le guérisseur, le guide, le guerrier, le chef d’équipe ? Dans cette grotte, on m’a refilé à la garde d’une bande de gamins ! A leur garde ! »
Le paladin croisa les bras et grimaça à nouveau.
« Je suis désolé si tu t’es senti… Je ne sais pas ce que tu as ressenti. Mais j’en suis désolé. »
Albérich lâcha un léger soupir et détourna le regard, contemplant un moment le feu crépitant.
« Je ne suis pas complètement sans ressources.
— Je sais. »
Le paladin parut songeur un moment.
« Je ne te comprends pas. Tu étais contre la Lande des Sirènes. Tu répètes sans cesse que tu ne seras jamais capable de te défendre. Et soudain, tu me demandes de te laisser t’exposer au danger.
— Non, Hubert. Je te demande de ne pas me laisser derrière, ce n’est pas la même chose. »
Hubert ne paraissait pas convaincu. Il le dévisagea un moment, puis finit par acquiescer.
« Ecoute, voyons comment les choses se passent. A la place de ruminer en silence, dis-moi quand tu estimes que je t’écarte… et nous aviserons. »
Ce n’était pas une victoire totale, mais c’était mieux que rien, et le Luménien opina du chef. Il n’était pas certain qu’il aurait insisté si Hubert avait simplement refusé. Il était conscient que le paladin ne s’était engagé à rien, mais il ne l’avait pas renvoyé à ses lacunes. Pas trop, du moins. Il s'en contenterait pour le moment.
On frappa à la porte, sans doute pour leur apporter de l'eau chaude, et ils en restèrent là.

La Couronne de Cuivre

[Quête] Dans la Campagne du Soleil