La Couronne de Cuivre

Le petit frère se laissa entortiller dans son drap sans broncher, grommelant un rien tout en serrant son Boubou contre lui, avant de planter un pouce décidé dans sa bouche. Guéric le souleva ensuite prudemment et le cala contre le mur, dos à ce qui allait se passer, à tout hasard. Il revint ensuite vers Violette, s'agenouilla pour qu'elle puisse grimper sur ses épaules, la saisit par les chevilles et se campa solidement sur ses jambes. Taliesin eut ainsi le loisir de déployer son drap puis d'allumer sa lumière. Carl remua un peu dans ses liens, sans s'éveiller pour autant, et plissa les paupières quand la lampe passa sur son visage.
" Non, c'est pas le matin, ronchonna-t-il, en essayant de se retourner, ce qu'il ne put bien sûr pas faire.
— Vas-y." souffla Guéric.

-Non, ce n'est pas le matin, Carl, dit-il de sa voix contrefaite. C'est la nuit. Et peut-être que cette nuit durera toujours pour toi. Car tu as été un méchant, un très méchant garçon, et le dieu Helm m'a envoyé pour que je t'inflige une grosse, une très grosse punition.
Il se tut, laissant le temps à Carl d'intégrer ses paroles, qu'il espérait assez simples pour lui...

Carl ouvrit les paupières dans un sursaut. Il tourna ensuite le regard vers le fantôme et ses yeux s'écarquillèrent, comme s'ils allaient jaillir de ses orbites. Il demeura figé un moment, manifestement stupéfait, puis ses yeux se révulsèrent et il retomba tout flasque sur son lit, évanoui.
" Et merde ! s'exclama Guéric d'une voix étouffée. On fait quoi maintenant ?"

Bon sang, pourquoi fallait-il que tout aille de travers, cette fois ? Carl était censé être beaucoup plus coriace que Domi, et voilà qu'il s'évanouissait alors qu'ils avaient à peine commencé leur numéro !
-On attend qu'il se réveille, lâcha-t-il. Et s'il se réveille pas vite, ben, faudra l'aider. Tu pourrais lui donner une petite claque ou lui chatouiller les pieds... Enfin, si t'arrives à sortir un bras du drap...
S'il y parvenait, la suite ne serait pas trop difficile, puisqu'ils se tenaient juste au bord du lit...

Ils attendirent donc... en vain. Carl semblait inerte. Avec un soupir agacé, Guéric finit par sortir une main du drap pour aller lui tâter la gorge.
" Ça va, il est pas mort, c'est déjà une chose..." grommela-t-il.
Il prit ensuite une bonne inspiration, resserra son unique prise sur la cheville de Violette puis asséna une bonne paire de gifles au gosse immobile. Carl sursauta aussitôt, tandis que le bras du halfelin retrouvait la sécurité de son drap.
Cette fois, Carl parut tout aussi stupéfait, ses yeux parurent se révulser à nouveau, mais ils se stabilisèrent avant de rouler dans ses orbites, et il demeura, muet et figé, face à l'apparition.

Bon, puisque Carl risquait de s'évanouir à nouveau, puisqu'il n'était de toute façon pas question de lui servir un discours compliqué, mieux valait faire bref et aller à l'essentiel.
-Oui, mon garçon, Helm m'a envoyé pour te punir. Il connait toutes les bêtises que tu as faites. Rien qu'aujourd'hui, tu as, entre autres, lancé des pierres à un chien, uriné dans un lavoir, poursuivi des enfants plus petits que toi... Cela ne peut continuer ainsi. Helm ne peut le tolérer. Il te faut donc une bonne leçon, une leçon dont tu te souviendras toujours... Je vais te la donner immédiatement. A moins, bien sûr, que tu ne jures d'être sage, désormais...

Carl ne bougea pas d'un pouce, comme s'il était complètement pétrifié. Son expression était de marbre, son corps tendu comme la corde d'un arc. Ses yeux brillaient d'un éclat fixe au milieu d'un visage livide. Il parut ne pas comprendre la proposition de Taliesin, ou alors ne pas l'entendre, à moins qu'il soit simplement incapable d'y réagir. Il n'y eut pas de pipi, pas de larmes, pas de bruit. A ses côtés, Harold rit dans son sommeil, un petit gloussement ravi, étrange contrepoint à la paralysie de son frère.

Surtout, ne pas tergiverser, ne pas hésiter, sous peine de ruiner leur mise en scène...
-Tu refuses de promettre que tu cesseras tes bêtises ? De jurer que tu deviendras un bon garçon ? Soit, tu ne me laisses pas le choix...
Et d'utiliser son sortilège pour tirer la couverture qui couvrait Carl. Si celui-ci ne réagissait toujours pas, il faudrait songer à une pirouette pour mettre fin à cette mascarade, tout en espérant que les mots qu'il avait prononcés se frayeraient un chemin dans la caboche du gamin.

Le gosse se crispa dans ses liens et se mit à gémir en se tortillant. Puis subitement, ce qui le retenait lâcha, ceinture, drap et tunique, et il se leva, sauta de son lit et se planqua tout aussi vite en dessous. Guéric manqua bondir en arrière de surprise.
" Je ferai tout c'que vous dites ! glapit-il depuis les profondeurs poussiéreuses où il s'était réfugié. Je serai sage. Je volerai plus les oboles dans la chapelle de Tyr, je donnerai plus de coups de pied à l'âne du rémouleur, je pisserai plus dans les barriques de Blanche de Paymill du Loyal Paladin, je lancerai plus des cailloux aux chats, aux oiseaux, aux gosses, aux p'tites vieilles, je mettrai plus de boue sur les chemises de nuit des courtisanes qu'elles font sécher derrière la maison close de la rue des Antiques Ruines, j'insulterai plus les paladins, je dirai mes prières cinq fois par jour, je... je... j'offrirai des gâteaux que je cuisinerai moi-même aux morp... aux halfelins si sympathiques.
— Ah beurk, non !" s'exclama Guéric à mi-voix.

-Ne promets pas trop, Carl, car il te faudra tenir ton serment. Mais Helm t'a entendu, et il te laisse une dernière chance. Sois un bon garçon à partir de maintenant, et tu ne me reverras plus jamais. Mais recommence tes bêtises, et je reviendrai. Et cette fois, tu n'échapperas pas à ta punition... conclut-il, en essayant d'adopter le ton le plus menaçant qui soit.
Sur ces mots, il usa à nouveau de magie pour faire glisser la couverture au bord du lit et, l'espérait-il, boucher la vue au gamin, pour peu qu'il soit encore en état de regarder... A présent, il allait falloir se replier en quatrième vitesse. Et en silence.
[color=#FFF66]-On file par la fenêtre ?[/color] murmura-t-il à son ami, dans un souffle.

" Tout ce que vous voudrez..." gémit Carl d'une voix étouffée, tandis que la couverture glissait lentement le long du lit.
Guéric rompit alors la concentration de Taliesin en aidant Violette à descendre de ses épaules. Il fut ensuite en trois pas à la fenêtre qu'il rouvrit. Le chat en profita bien évidemment pour entrer, ronronnant. Le petit halfelin fit la courte échelle à son amie, puis il se hissa derrière elle, repoussa la vitre, et ils se retrouvèrent perchés sur les tuiles glissantes, encore à moitié emmitouflés dans leur drap blanc. Taliesin avait eu le temps d'éteindre la lumière. Le vent froid les malmena une seconde, jusqu'à ce qu'ils se remettent à quatre pattes. Dans les ténèbres, Taliesin vit le sourire de Guéric, triomphant.
" Violette, t'es vraiment la plus forte..."

S'il rendit son sourire au halfelin, c'est sur un ton très sérieux qu'il lui répondit.
-T'as été super toi aussi. Mais c'est pas encore le moment de crier victoire. Faut qu'on file avant que Carl ait l'idée de regarder par la fenêtre. Pis faut qu'on arrive en bas en un seul morceau... Bref, on a encore un peu de pain sur la planche.
Sans perdre de temps, il rangea lampe et drap dans leur sac. Puis, prudemment, il s'approcha du bord... Le sol paraissait loin, très loin, et le lierre très, trop fragile. Mais s'ils avaient réussi à monter, ils parviendraient bien à descendre...
-Tu préfères y aller en premier ou en deuxième ? s'enquit-il.

" Je passe le premier ! s'exclama Guéric. Comme ça, si tu tombes, je te rattraperai de mes petits bras forts et musclés !"
Il s'engagea dans le lierre et Violette suivit aussitôt. En dessous d'eux, Taliesin put distinguer le chien toujours endormi. Le vent était glacial. Une araignée lui escalada le bras, une autre l'observa comme il frôlait les feuilles vert sombre du visage. La plante frémissait sous leur poids mais tenait bon. Guéric sifflotait à mi-voix et les notes de sa ritournelle parvenaient à Violette. D'abord à peine perceptibles, puis plus fort... puis le vent s'intensifia... elle vit des papillons pourpres danser devant ses yeux... froid... chaud... la voix de Guéric lui parvint, distante, incompréhensible... une sensation de poussière entre les doigts comme brusquement les feuilles du lierre s'effritent et disparaissent... un million d'étoiles... un tourbillon gris et blanc et rouge et puis...

Et puis soudain, il fut à nouveau dans le rien.
Lui-même, cependant, des orteils aux cheveux, avec l'empreinte de quelqu'un d'autre en son sein, ténue, infime, disparue.
Devant lui, les objets disparates reposaient toujours pêle-mêle dans leur caisse. La table aux dix coupelles luisait doucement. Posée dans son bassin rouge, la pomme avait pris une belle teinte écarlate.
« Merci, fit la voix qui émanait de partout et de nulle part, résonnant soudain, douce et impérieuse à la fois. A bientôt. »
Et Taliesin se sentit brusquement tomber dans un gouffre sans fond, à une vitesse vertigineuse, dans les ténèbres les plus absolues.
Mais pourtant, une main invisible lui caressait le cœur, lui murmurant que tout irait bien.
Eveil.
Ailleurs.

D'ici...

Il fait toujours rouge et chaud et liquide et mou et rythmé. Quelque chose pulse à l'intérieur et au dehors.
C'est la vie, immanquablement.
" Tu es revenu."
Flux qui se meuvent. Un voyage jusqu'à l'endroit qui ne s'est pas effacé de son souvenir.
Rêve récurrent ou autre chose ?
La table est toujours là, avec ses coupelles colorées. Dans la rouge repose la pomme, appétissante.
La caisse contient les mêmes objets, Taliesin n'a pas besoin de les compter, il le sait. Le petit couteau, la vieille chemise, le livre et la fiole, la balle de corde, la plume, l'assiette, le miroir, la chaussure usée.
Il sent une présence attentive, peut-être impatiente, mais qui ne le pousse pas.
Il entend la même litanie, sans savoir si c'est un souvenir ou une injonction nouvelle...
« Choisis ton vecteur et sa teinte. Ouvre ton cœur. Protège et guéris. Soutiens et réussis. Découvre, comprends, instruis. »

Il se souvint de sa précédente visite en ces lieux.
Se souvint de son choix et de ses conséquences.
Les rues de Manost. Guéric. Violette.
Il ne s'en était pas trop mal tiré.
Et, au réveil, tout ce qu'il avait vu, vécu... s'était vérifié.
Rêve ou... autre chose ?
Il ne savait pas. Tout ce qu'il pouvait dire, c'est que c'était étrange.
Mais se perdre en conjectures ne servait à rien : il finirait bien par découvrir le fin mot de cette histoire. Et d'ici là... Agir.
Choisir son vecteur, choisir sa teinte.
Le vecteur, il le comprenait à présent - ou croyait le comprendre -, désignait celui ou celle qu'il incarnerait. Ainsi la pomme l'avait-elle muée en la petite amie du halfelin. Quant à la teinte... C'était plus flou.
Mais encore une fois, s'interroger était inutile.
Suivre son intuition.
Inspiration.
Expiration.
Il prit la balle de corde.
Hésita...
Le plongea dans la coupelle jaune.
Pourquoi ?
Il n'en savait goutte. Mais... Il l'avait fait.

La boule de corde se met à tournoyer dans la lumière jaune qui crépite dans la salle soudain plongée dans les ténèbres. Seul le jaune rayonne, tourbillonne, envahit tout jusqu'à ce que Taliesin ne voit plus que du jaune, effaçant son corps, la table aux coupelles, et l'endroit qui est un peu nulle part.
La voix étrangère résonne à nouveau en son coeur, ces mots qu'il a déjà entendus.
« Tu sauras toujours qui tu es mais ne pourras jamais le dire.
Tu n’oublieras pas ta mission, mais bien son pourquoi.
Jamais, jamais, tu ne peux révéler d’où tu viens ou que tu n’es pas ce que tu es.
Tu te souviendras de tout.
Maintenant, ouvre les yeux. »

Deuxième gosse : Une affaire de sang

Il faisait nuit. Le ciel était noir et envahi par un milliard d'étoiles fabuleuses. Des créatures vrombissantes passaient de temps en temps, l'ignorant. Il était couché, les yeux dans le firmament. La brise était tiède, amicale, faisant onduler le blé tout autour de lui. Les épis couchés par son poids le chatouillaient, des genoux aux mollets, dans la nuque, les oreilles, le long des bras. Ses paumes étaient déployées sur le sol. Sentiment de plénitude, à la fois étranger mais pourtant ressenti. Un corps jeune, fatigué, incroyablement tranquille.

C'était assurément une entrée en matière plus paisible que la fois précédente...
Un instant, il songea aux champs qui entouraient la ferme où, si les dieux étaient bons, il serait bientôt installé avec tous ceux qu'il aimait.
Mais il ne pouvait s'agir de cet endroit. Du moins, il en doutait fortement.
Il n'allait pas tarder à être fixé.
D'abord, s'observer, pour savoir qui il était désormais.
Ensuite, regarder les alentours et trouver, peut-être, celui ou celle qu'il devrait aider...

Il était humain. En tout cas, il n'y voyait pas grand chose dans cette campagne endormie, sinon l'ombre des blés, l'éclat des étoiles, plus loin la silhouette trapue d'une chaumière, une chandelle brillant à la fenêtre. Et là-bas, d'autres lueurs, regroupées cette fois. Un village. Il portait un caleçon court, en toile, une chemise aux manches retroussées, simple, solide et propre. Les cheveux courts, les oreilles rondes... Humain, oui. Joues imberbes. Mains graciles. Un garçon d'une dizaine d'années, peut-être. Personne en vue.

Il devait être un fils de paysans et la bâtisse la plus proche, la maison où il résidait.
De celui qui serait son camarade au cours du rêve à venir, en revanche, il ne pouvait rien deviner...
Il songea à se lever, à gagner la chaumière.
Il n'en fit rien.
On avait dû l'autoriser à passer sinon une nuit à la belle étoile, au moins quelques instants, à la fraîcheur de la nuit. Récompense, peut-être, après une dure journée de labeur. Labeur qui ne venait pas juste de se terminer, sans quoi il aurait été dans un tout autre état...
Quoi qu'il en soit, on finirait par l'appeler. Ou par venir le chercher.
Alors, pourquoi se priver de ce moment de plénitude ? Autant en profiter jusqu'au bout...

Il avait vu juste car, un peu plus tard, il entendit quelqu'un marcher dans l'herbe, non loin.
" C'est l'heure ! s'exclama une voix féminine, dans la direction de la chaumière. Allons, rentre, petit mulot, ou les moustiques vont festoyer ! Il y a école demain !"
Quelque chose bondit alors sur sa poitrine et Taliesin réalisa qu'un chat venait de se percher sur lui. La créature l'observa puis se coucha en ronronnant, bien installée.

-Je voudrais bien venir tout de suite, mais une certaine boule de poils vient de me choisir comme lit ! répondit-il spontanément, d'un ton léger.
Se défaire d'un chat ronronnant installé sur sa personne, il avait toujours trouvé cela très difficile. C'était idiot, bien évidemment, mais... Voilà, on ne se change pas. Néanmoins, comme il n'avait aucune envie de mettre en colère la nouvelle venue - sa mère, sans doute -, il allait devoir s'y résoudre.
-Le temps de la déloger, et j'arrive ! reprit-il.
Déjà, il entreprenait de se redresser tout en caressant l'animal... et tout en s'efforçant de ne pas songer à l'école du lendemain. Apprendre ne lui avait jamais paru ennuyeux ; cependant, en la circonstance... les cours risquaient de ne pas être très palpitants.

Le chat continua à ronronner tandis qu'il le soulevait et se laissa triturer comme un animal en peluche, demeurant inerte entre ses mains.
" Ramène-la ici, cette paillasse." lui conseilla la voix féminine tandis qu'il rebroussait chemin — les blés étaient écrasés sur un étroit passage — vers la chaumière. La femme qui se tenait dans l'herbe plus courte qui enserrait la petite maison paraissait encore jeune et vigoureuse, bien qu'il ne la voit qu'à contrejour. Elle posa une main sur sa tête, lui ébouriffa les cheveux, puis l'entraîna vers l'intérieur.
" Alors, combien en as-tu compté, cette fois ?" lui demanda-t-elle.
Elle ouvrit la porte sur une unique pièce, au sol de terre battue. Une chandelle brillait sur la table rustique, l'âtre était rougeoyant. Un seul lit, large, reposait contre le mur. Le chat s'échappa des mains de Taliesin pour aller se vautrer devant la cheminée, ventre à l'air.

Absorbé dans la contemplation de la salle, Il mit une bonne seconde à comprendre de quoi sa mère voulait parler. Il s'agissait des étoiles, bien sûr...
-Je me suis arrêté à cent vingt-sept, répondit-il, souriant. Ensuite, je crois que je me suis un peu endormi...
Il se sentait à l'aise, ici. La maisonnette, dans toute sa bienveillante simplicité, lui rappelait par certains aspects l'endroit où il avait grandi. En revanche, ce n'était visiblement pas ce soir qu'il comprendrait à qui il devait porter secours. Ce ne pouvait être la femme, qu'il ne connaissait absolument pas... A moins que ce rêve-ci le mette face à un parfait inconnu ?

La femme referma la porte derrière eux et lui sourit.
" Mon mulot rêveur." murmura-t-elle en lui serrant doucement l'épaule, d'un ton dans lequel perça, une seconde, un peu de tristesse.
Elle avait la trentaine à peine, et son sourire revint aussitôt. Les cheveux châtain clair, le visage constellé de taches de rousseur, elle n'était pas vraiment jolie mais paraissait amicale.
" Va mettre ta tunique de nuit. Ensuite, au lit."
La tunique en question était sous l'oreiller, Taliesin aurait pu le jurer. Dans un autre registre, il avait une piqûre de moustique sur la joue, qui promettait de le déranger toute la nuit.

Surtout, ne pas se gratter, parce que quand on commençait... on avait du mal à s'arrêter.
Penser à autre chose, plutôt. Aux étoiles. A cette tunique de nuit qu'il devait récupérer.
Il la tira de sous l'oreiller, se changea rapidement, plia soigneusement ses vêtements et les déposa à l'endroit qui lui semblait le plus indiqué.
-Bonne nuit, dit-il en se glissant sous les draps, à cette femme dont il était pour l'heure le fils et qui, il en aurait mis sa main à couper, devait l'élever seule...

Quelques minutes plus tard, la jeune femme souffla la bougie et les plongea dans la pénombre. Taliesin l'entendit se changer à son tour, puis elle se glissa dans le lit avec lui, et l'enserra d'un bras doux. Elle l'embrassa dans les cheveux.
" Bonne nuit, Gérold, petit mulot." lui souffla-t-elle à l'oreille.
Ensuite elle soupira, tira les couvertures pour trouver sa place, et sa respiration s'apaisa rapidement, signe qu'elle avait glissé dans le sommeil. Le chat sauta sur le lit pour s'arroger une place dans le cocon familial, s'incrustant — comme toutes les créatures de son espèce — au milieu des bosses formées par les jambes humaines, avant de commencer à ronronner avec énergie. Au dehors, un oiseau de nuit cria. Le vent faisait frémir les arbres invisibles.

Il y avait quelque chose de très embarrassant dans cette situation : il occupait l'enveloppe charnelle d'un inconnu - le dénommé Gérold -, était en quelque sorte un imposteur auprès de cette femme pour laquelle, déjà, il éprouvait de la sympathie. Mais il devait se rappeler que s'il se trouvait ici, c'était pour la bonne cause, qu'il ne nuirait ni à son hôte, ni à sa mère...
Il s'efforça de repousser son malaise, de s'abandonner à la quiétude de cette chaumière, de cette nuit, de se concentrer sur la respiration de sa voisine, sur le ronronnement du chat... Et il commença à sentir qu'il dérivait. Pas étonnant, vu la fatigue qu'éprouvait son corps d'emprunt...

" Debout, mulot, tu vas être en retard."
Une main lui secoua doucement l'épaule, il reconnut le sourire de la jeune femme. Les rideaux étaient ouverts sur une matinée ensoleillée. Une poule avait profité de la porte béante pour venir gratter la terre battue à l'intérieur. Une odeur de lait frais et de pain chaud flottait dans la pièce. La table était mise. Sur celle-ci trônait également une pile de livres, ainsi qu'une plume.
" J'ai mis l'obole avec ton pique-nique. Je crois que tu as encore le temps de te débarbouiller."

Ah, l'école... Voilà qui promettait d'être quelque peu ennuyeux et surtout très difficile à négocier, car il ne devrait pas commettre d'impair, essayer de coller au niveau de son hôte pour ne pas surprendre et ne pas lui causer de torts une fois qu'il serait reparti. Mais... Chaque chose en son temps. Pour l'heure, il y avait plus urgent.
-Bonjour ! fit-il avec un large sourire.
Il sauta ensuite du lit et récupéra ses frusques.
-Je me dépêche, promit-il.
S'il ne voyait pas de broc à l'intérieur, il chercherait au dehors l'endroit où procéder à ses ablutions.

" Quelle énergie !" s'exclama sa mère en riant.
Il n'y avait pas de broc à l'intérieur mais il trouva un abreuvoir à l'extérieur, qu'il dut partager avec une chèvre brune d'humeur facétieuse. Sous le soleil matinal, la campagne environnante avait pris des reflets verts et jaunes, les blés voisins étaient presque mûrs, les arbres déployaient leurs ramures somptueuses. Le hameau se trouvait à environ deux cent toises vers l'est, une trentaine de maisons massées autour d'une route de terre qui filait vers la forêt d'un côté, et serpentait ensuite parmi les prés et les bocages, jusqu'à l'horizon. Des vaches et des moutons broutaient, petites taches claires sur l'océan de verdure, et Taliesin devina une poignée de fermes isolées.
Le chat vint se frotter aux jambes du petit garçon dont l'elfe avait vu le reflet dans l'eau, sans qu'il lui évoque grand chose. Cheveux châtains, yeux clairs, apparence quelconque pour un jeune humain.

La Couronne de Cuivre

[Ailleurs] Quête : Dix Petits Gosses