La Couronne de Cuivre

Les instituteurs et le barde s'entreregardèrent un moment, silencieux.
-Vous avez raison, Marthe. Mieux vaudrait que nous nous reposions.
-Comme je le disais tout à l'heure, la paisible atmosphère du camp nous fait oublier notre situation précaire. Albérich a été le plus sage d'entre nous en allant observer les marais.
-Je suis bien d'accord...
La juge, sans relever le fait qu'eux non plus n'avaient pas répondu à sa demande, se tourna vers le Luménien et lui sourit.
-Vous avez eu une excellente idée de m'inviter ici. Ensemble, nous allons faire de l'Académie un chariot modèle, où chacun se montrera responsable et sérieux.

Ça, c'était traître, et pendant un moment, il ne put qu'écarquiller des yeux stupéfaits, vaguement scandalisés. Il se sentit honteux d'être responsable, indirectement, de la fin des réjouissances. Mais Marthe avait raison, cependant. Il fallait qu'ils restent reposés et maîtres d'eux-mêmes. Les dieux seuls savaient de quoi pourrait accoucher la nuit. Elle était indéniablement plus sage que lui.
Il ne trouva cependant rien à répondre, se fendit d'un sourire un peu embarrassé, puis se détourna rapidement sur son paquetage. Il avait l'impression de sentir les yeux furieux des instituteurs et du barde dans son dos, l'accusant d'avoir glissé une rabat-joie de première catégorie dans leur joyeuse assemblée.
" Bon... Hum... Je vous fais cette lecture, ou pas ?"

Cependant, aucun des membres de l'Académie ne semblait lui en vouloir : Marthe avait prononcé sa phrase d'un ton léger et, après tout, ils avaient déjà bien profité de leur soirée, ne serait-ce qu'en partageant cette liqueur.
-Volontiers, dit Agathe, qui provoqua un chœur d’acquiescements.
Puis ils commencèrent à se préparer pour la nuit. Tous ne pourraient pas s'installer sur les bancs mais, vu le nombre de couvertures et d'oreillers à disposition, ceux qui devraient dormir sur le plancher du chariot ne seraient pas forcément plus mal lotis.

Albérich ne fit pas de manières. Durant sa traversée de la Vallée du Nirvana, il avait dormi dans des conditions parfois bien pires. Il se changea dos à l'assemblée, garda les yeux baissés tandis que les autres procédaient à leur propre installation, puis, une fois qu'ils furent tous emmitouflés dans leurs couvertures, appuyés à leurs oreillers, calfeutrés à droite et à gauche, il se redressa contre son coussin — un prêt généreux de l'Académie, se réserva l'ultime bougie et prit un des livres qu'il avait achetés à Solarcis avant de partir, au hasard. Il l'ouvrit ensuite tout aussi aléatoirement et s'éclaircit la gorge en toussant dans son poing.
" A l'automne 1256, le duc de Fondor, qui était alors Ambroise d'Eauprofonde, organisa les premières vendanges collectives de la région septentrionale d'Helonna. Chaque famille résidant en ville et dans un rayon de trois lieues autour de la place du marché de Fondor, pour autant qu'elle compte au minimum trois membres adultes et valides, fut sommée de dépêcher une personne pour y participer. Au total, pas moins de douze mille livres de raisin furent récoltées en l'espace de six jours, pressées et mises en tonneau. Chaque vendangeur reçut une pièce de cuivre frappée du dessin d'un cep tordu, en échange de laquelle il lui fut promis deux bouteilles pour sa consommation privée, lesquelles lui seraient remises au printemps. Malheureusement, le grand incendie de Martel 1257, qui ravagea la cité et le château ducal empêcha cette distribution d'avoir lieu. Certains chroniqueurs de l'époque, et notamment le barde Charles le Chanteur, prétendent qu'en réalité, Ambroise d'Eauprofonde avait fait évacuer la récolte vers Féérune dès le mois d'Uktar, chargeant également ses navires de fourrures, grain, pierres précieuses et, bien entendu, de toute sa famille. Le fait que le duc n'ait été vu par personne pendant les dernières veilles de l'année et que sa dépouille n'ait pas été retrouvée dans les ruines carbonisées de son fort semble corroborer cette théorie, d'autant que son Maître des Meutes, le demi-elfe Mathuriel Limestrul, avouera apparemment sur son lit de mort, trente ans plus tard, avoir menti aux juges populaires chargés de l'enquête sur la catastrophe. Toujours est-il que de nombreuses mauvaises langues, peut-être bien informées, au demeurant, prétendirent qu'Ambroise lui-même était responsable du sinistre, ayant confié cette triste besogne à son homme de main, le paladin déchu Gontrand de Sailorath qui devint ensuite, comme on le sait, le fondateur de la dynastie qui règne encore aujourd'hui sur cette cité..."
Albérich étouffa un bâillement dans sa paume et leva un oeil de son livre, tâchant d'estimer s'il restait encore des résistants dans l'assemblée...

Il y eut un silence, puis...
-Passionnant !
-Je trouve aussi ! Je ne savais pas du tout qu'un paladin déchu était à l'origine de Sailorath...
-Moi non plus... Et cette histoire de famille qui s'exile en emportant tous ses biens - et ceux d'autrui -, avant de faire incendier son château... Palpitant !
-Ce qui m'étonne, c'est qu'il n'existe aujourd'hui plus aucune histoire relatant ces faits... Elles ont dû se perdre, dommage. Mais rien n'empêche d'en écrire d'autres.
-Si vous en sentez l'envie, ne vous privez pas, Giovanni !
-Mais ne vous interrompez pas, Albérich ! Continuez à lire !
-Oui, s'il vous plait, continuez !
-Encore !
-Vous ne pouvez pas en rester là alors qu'il y a tant de suspens !
-Ce serait terriblement cruel...

Il les dévisagea par-dessus son livre, cherchant à savoir s'ils se fichaient de lui ou s'ils étaient sérieusement intéressés. Mais il faisait noir dans le chariot : impossible de voir leurs expressions. Le ton de certaines voix était un peu moqueur cependant... Et une chose était claire : aucun d'entre eux ne dormait.
" Je n'ai malheureusement pas le tome sur la fondation de Sailorath. Celui-ci ne traite que de Fondor."
Il eut un sourire éclairé par sa bougie moribonde.
" Mais vous l'aurez voulu ! Vous l'aurez voulu."
Il bâilla à nouveau.
" Bon. Où est-ce que j'en étais. Ah oui. Malgré les rumeurs et les témoignages accablants, notamment de Gaston le chevrier, jamais Ambroise d'Eauprofonde n'eut à répondre d'un éventuel crime, car il s'était volatilisé avec tous ses proches, comme mentionné précédemment. Ses fidèles partisans, parmi lesquels les marchands et la caste noble, prétendirent qu'il avait été réduit en cendres par la violence de la fournaise. Ses détracteurs ne purent rien prouver, et ce malgré le recours à un devin venu tout spécialement de Luménis pour les aider dans leurs recherches. Note en bas de page : des textes exhumés au Temple de Mystra luménien en 1342, par le regretté Alphonse Dupré, indiquent cependant que le devin en question, Mystérius Mystérium, pourrait bien avoir été un imposteur. Ceci expliquerait son incapacité à détecter la moindre trace du duc disparu. Fin de la note. Des funérailles régionales furent organisées à la fin du mois de Martel, et plus exactement le neuvième jour de la troisième veille, en présence de Lucius Bellefoi, l'aubemestre d'Haradhar et de Fripon Gras-du-Jarret, le maire par intérim de la cité encore fumante. D'après les chroniques de Charles Le Chanteur, pas moins de dix-sept bardes s'y produisirent, dont un, — Charles lui même ou, selon d'autres sources, Serge Sansonnet —, chanta l'intégralité des cent soixante-huit couplets de l'Ode à la Lune qui Luit, bien qu'Ambroise d'Eauprofonde n'ait nulle affinité pour le culte de Séluné."
Il tourna la page, sans attendre de réactions.
" Les documents retrouvés dans les archives de la famille Gras-du-Jarret (renommée aujourd'hui famille Grajarre, de manière plus élégante) attestent qu'il fut servi à cette occasion... douze boeufs entiers, seize moutons, deux boucs farcis, onze oies rôties, vingt-huit canards laqués, trois cent douze pintes de bière naine, cent quatre harengs fumés, onze tonneaux de cidre doux, dix tonneaux de cidre brut, trois livres d'airelle des marais, seize livres de concombres, douze livres de poireaux coupés en rondelles et une douzaine d'anguilles marinées dans la graisse d'ours."
Il leva les yeux.
" Encore faim ?"

-Et comment !
-Plutôt deux fois qu'une, même !
-Et bien, nous avons trouvé le menu du grand banquet que nous organiserons pour fêter notre installation !
-Nous n'avons pas en réserve de quoi préparer les trois quarts de ces plats...
-Bah, nous demanderons à la première expédition de ravitaillement d'y pourvoir !
-Nous savons également ce que les bardes devront chanter...
-Mais qu'en est-il des boissons ? Nous devons le savoir !
-Indéniablement. S'il vous plait, lisez-nous ce qu'il est écrit à propos des boissons, Albérich.
-Oui, c'est fondamental !
-Incontournable !
-Indispensable !
Les voix, toujours un peu moqueuses, ne manquaient pas d'entrain. Et pourtant, on sentait que le sommeil faisait son chemin...

Beshaba présidait à cette lecture : ils étaient sacrément coriaces !
" Vous n'avez pas écouté : j'ai déjà parlé du cidre et de la bière naine. Et si vous aviez suivi, vous auriez retenu qu'il n'y avait pas de vin, puisqu'Ambroise avait tout embarqué pour se saouler à Eauprofonde avec ses amis. Mais je regarde s'il y a autre chose dans la suite... Ah ! Vous avez de la chance. Je reprends. Plusieurs sources prétendent que c'est à l'occasion de ces funérailles que fut inventée la célèbre Eau-de-Vie de poire de Fondor, surnommée la "Mort Elusive". Selon Serge Sansonnet, Charles le Chanteur et la Suave Sabrina, elle fut distillée par trois bardes déçus de la qualité médiocre des alcools disponibles dans la cité ruinée. La recette fut cependant perdue au cours d'une rixe opposant les partisans du duc décédé et ceux qui soutenaient la thèse du complot et finit par atterrir entre les mains de Sigismond Culterreux, garde-champêtre de son état, qui flaira la bonne affaire. Note en bas de page : Les registres du palais de justice d'Haradhar, où se tenait la cour de Fondor pendant la recontruction, de l'an 1257 indiquent qu'en Chès, un dénommé C. le C., ayant la profession d'amuseur public, intenta un procès à la famille Culterreux au sujet d'un vol de recette, procès qu'il perdit après avoir été accusé d'actes de débauche dans une bergerie des environs. La dite bergerie n'a cependant jamais été identifiée et le mariage de la fille cadette du juge en charge de l'affaire au cousin de Sigismond Culterreux en Eleinte de l'année suivante semble suspect aux yeux de nombreux commentateurs. Fin de la note. Hormis la Mort Elusive dont furent consommées les six premières bouteilles jamais produites, et ce, six mois avant sa première commercialisation officielle, l'examen minutieux des gravures représentant les agapes qui suivirent la cérémonie, indique que furent également servies des bouteilles de Pétillant de Tourbe, probablement importé d'Ithilion, de Vin du Soleil solarcien, de Brûlant de Rohan et de Castel Margelle. Mais il est impossible, à partir de sources aussi imprécises d'en estimer les quantités. Néanmoins, sur l'estampe numéro 4 — Les Pouilleux — due à Jeannot Laimé, on notera que sont représentés deux fermiers en guenilles en train de boire des coupes de Pétillant, ce qui suggère qu'il y avait là de quoi étancher les soifs les plus modestes."
Il se tut. S'ils ne dormaient pas, il allait leur lire l'index des personnages cités. En tout cas, il choisirait mieux son texte le lendemain...

-C'est pointu. Intéressant, mais pointu, dit Philibert d'une voix à demi éteinte.
-Au moins, on sait désormais quoi servir au banquet, bâilla Rebecca.
-Et nous avons appris que les bardes pouvaient inventer des recettes de boissons alcoolisées, enchaîna Marthe, bien réveillée pour sa part. Vous nous aviez caché ce talent, Giovanni.
-Hum ? Ah, heu... Je dois avouer que ce n'est pas ma spécialité. Mais si nous nous y mettons à trois, avec mes confrères, peut-être que...
Agathe, elle, ne pipa mot : elle dormait à poings fermés. L'ayant constaté, les autres remercièrent Albérich pour sa lecture puis se souhaitèrent bonne nuit.

Le Luménien referma le livre, murmura ses propres souhaits de rêves doux, puis se laissa glisser sous la couverture, passablement épuisé. Il eut cependant un peu de mal à trouver le sommeil, songeant à la tonalité grise de sa soirée, à la vitesse à laquelle le vague à l'âme reprenait possession de lui, à la chaleur de ces presque inconnus qui l'avaient accueilli en leur sein.
Pourtant, il se sentait étranger parmi eux, et il se demanda si c'était dû à la même bienveillance mal inspirée qui leur faisait chercher des solutions aux humeurs sombres d'Alban. Il ne put s'empêcher d'imaginer la manière dont on parlait de lui en son absence... Les gens se mettaient-ils en garde les uns les autres ? Attention, c'est le conseiller Megrall, tu sais, celui qui a été enlevé par des Sharites et a dû quitter son poste. Surtout, surtout, ne lui parle pas de Luménis. Et pas de Lathandre, parce qu'il a déchu, et tant que tu y es, ne lui parle pas de Solarcis, non plus, parce qu'on l'en a viré. Mais alors que restait-il ? Comment pourrait-il jamais se lier à des gens qui, par décence ou peur, ne l'interrogeraient jamais sur le fond de ce qu'il était, les choses les plus importantes de sa vie ?
Peut-être fallait-il accepter de faire table rase. Mais pourtant ce n'était pas possible, puisqu'ils n'ignoraient pas qui il était, et ils avaient tous un savoir parcellaire, probablement transformé, sur ce qui l'avait amené jusque là.
Une identité ne pouvait pas se construire sur du vide. Comme tout être humain, il était à la fois le passé, le présent et le futur. Il fallait que les gens autour de lui puissent l'affronter également, sinon ils ne resteraient jamais que des ombres superficielles à traverser le décor de son existence.
Ses ruminations finirent cependant par avoir raison de sa résistance et il s'endormit au son tranquille des respirations décalées d'une demi-douzaine d'amis potentiels.

***

De son côté, Hubert n'avait pas quitté le cercle de lumière formé par les feux de guet. Il avait eu un peu faim, mais pas au point d'abandonner son poste. Il ne se sentait pas particulièrement fatigué et il chemina de tandems de sentinelles en tandems de sentinelles, en une boucle qui promettait de durer des heures. Au delà, le marais était noir, il distinguait des arbres tordus, des touffes de roseaux, l'ombre obscure d'une mare. De temps en temps, un feu follet surgissait, boule de lumière bleutée dans les ténèbres, pour disparaître peu après. Jusque là, rien d'anormal, rien d'imprévu.

Si ces premiers moments de veille auguraient de ce que serait la nuit toute entière, celle-ci s'avérerait tranquille. Tranquille et lassante. Aucun monstre ne semblait devoir surgir des marais ; aucun, hormis peut-être des feux-follets pour l'heure timide, ne paraissait vouloir y attirer les membres de l'expédition. Quant aux sentinelles, elles s'acquittaient de leur tâche avec bonne volonté mais avec plus ou moins de difficultés : les bruits provenant du campement, s'ils étaient rassurants, avaient probablement de quoi exacerber l'ingratitude de leur mission. Les enfants, surtout, s'ennuyaient ferme. C'était particulièrement le cas de Ruth qui, n'ayant pu se dépenser, avait du mal à canaliser son énergie débordante ; elle s'y efforçait, cependant. Alban, lui, éprouvait moins de difficultés : immobile, les yeux rivés sur les ténèbres, il arborait une expression à la fois concentrée et maussade. De manière générale, Hubert pouvait être satisfait de ses troupes. Néanmoins, impossible de savoir comment les choses se passeraient par la suite, quand ils auraient atteint des secteurs plus périlleux, quand les guetteurs en auraient assez de ces heures sombres, éprouvantes, monotones...

Le paladin s'efforça de maintenir le moral de son équipe, en bavardant avec les uns et les autres, à mi-voix, au fil de sa ronde inlassable. Il essayait d'adapter son discours à ses interlocuteurs, insistant sur le caractère crucial de leur travail, leur promettant la reconnaissance du groupe, relatant des anecdotes de ses propres tours de garde, mille ans plus tôt, attirant l'attention de certains sur le sens qu'on pouvait tirer d'un bruit ou d'une ombre, félicitant, encourageant, compatissant. Oui, il comprenait leur fatigue, leur ennui, mais il les exhortait à résister, et il savait qu'ils en étaient capables.
Il en profita aussi pour repérer les causes perdues, quitte à en relever certaines immédiatement. Comme il l'avait dit à Robert, une mauvaise sentinelle ne leur servirait à rien, sinon à se croire, faussement, en sécurité.

Quatre personnes ne semblaient décidément pas taillées pour le rôle de sentinelles : trois d'entre elles, quoi qu'elles essaient de lutter contre cette fâcheuse tendance, voyaient sans cesse leur attention attirée vers le camp et ses promesses de compagnie, de lumière ; la dernière, elle, sommeillait sur pied, malgré sa journée peu fatigante. Sans doute vaudrait-il mieux les écarter... Et puis, il y avait les cas épineux. Plusieurs jeunes non-humains trouvaient manifestement ce qu'on leur demandait très peu à leur goût : seule la présence de parents ou d'aînés à leurs côtés les empêchait de totalement se déconcentrer. Mais pouvait-on se passer de leurs yeux perçants ? Ruth, elle, était susceptible de faire une guetteuse très acceptables, si tant est qu'elle parvienne à se débarrasser de son trop plein d'énergie, de son trop grand besoin d'action. Enfin, le paladin dut reconnaître que d'autres, beaucoup d'autres, lui donnaient satisfaction au-delà de ses espérances.

Hubert décida de ne relever personne et d'éliminer les quatre guetteurs problématiques pour le lendemain. Il n'avait pas envie de devoir réveiller des membres de la seconde équipe, d'autant qu'il ne se passerait probablement rien. Le cas des enfants non-humains était plus ennuyeux et il se fit une note mentale de l'aborder avec Robert. Jetant un oeil vers le campement, il se demanda s'il y aurait moyen d'en réduire la surface pour resserrer le cercle de surveillance et donc limiter le nombre de sentinelles... Une autre possibilité était de demander aux mages et aux rôdeurs s'ils connaissaient le sortilège de vision dans le noir. Grâce à lui, n'importe quelle personne de bonne volonté deviendrait aussitôt un guetteur de première catégorie pendant quelques heures. Mais Hubert n'avait même pas rencontré ces lanceurs de sorts et n'avait aucune idée de ce dont ils étaient capables. Autre question à poser à Robert.
Il décida d'infléchir sa ronde pour demeurer principalement à l'endroit où le cercle était fragilisé par des éléments faibles. Chemin-faisant, il se mit à réfléchir aux moyens d'aider Ruth à canaliser son énergie. La crever ne servirait à rien, car elle s'endormirait à coup sûr : ces gosses nerveux le demeuraient même épuisés, il se souvenait du petit Félicien à la commanderie... Il s'écroulait d'un coup, sans que personne n'ait rien vu venir, car il cavalait encore deux minutes plus tôt. Peut-être des plantes apaisantes... comme du tilleul, ou quelque chose comme ça. Il n'y connaissait trop rien. En même temps, il ne pouvait pas croire que les adultes qui se chargeaient d'elle, les instituteurs comme sa mère, n'avaient jamais testé toute une série de techniques, manifestement peu efficaces.

Un membre de l'expédition finit par lui apporter de quoi manger. Il s'agissait d'un envoyé de Robert qui en profita pour lui transmettre diverses informations. D'abord, tous les éclaireurs étaient revenus au camp avec de bonnes nouvelles : il n'y avait pas de bandes importantes de morts-vivants dans les parages, si bien que la nuit et au moins la journée suivante seraient normalement paisibles. Ensuite, le chevalier était allé se coucher sitôt la réunion terminée, mais il le relèverait probablement d'ici une paire d'heures. Enfin, comme prévu, l'ensemble des soldats et des mercenaires dormaient aux limites du camp, soit dans des chariots, soit dans des tentes. En cas de problème, le paladin pourrait donc compter sur de prompts renforts.

Le paladin remercia le messager pour sa diligence puis reprit sa ronde. Il se demanda si Robert venait seulement de se coucher, auquel cas il n'était absolument pas question qu'il se laisse relever dans deux misérables heures ! Il espérait sincèrement que le chevalier aurait davantage d'opportunités de se reposer. Certes, il n'était pas vieux, mais Hubert savait que le poids des responsabilités à lui seul était coûteux en termes de fatigue. Or Robert était un homme manifestement très soucieux de faire les choses au mieux, ce qui devait l'user autant qu'une longue chevauchée monotone. Il avait immanquablement besoin de sommeil.
A son tour, peu à peu, le paladin rentra dans la routine de la nuit. Ses rondes, la silhouette des sentinelles, l'ombre du marais, le renvoyèrent à sa jeunesse à la commanderie, à ses premières années de campagne, à la Forêt Maudite. Il avait guetté l'orée du bois cent fois, à côté d'un frère d'armes, l'épée à portée de main, le regard concentré au travers des heures. Il se souvenait du brusque relâchement au moment de l'alerte, la manière dont l'organisme assoupi s'embrasait en une seconde, le désordre, la frénésie, le choc. Et puis la brume qui retombait, et la connivence obligatoire des combattants. Les choses avaient été tellement différentes, à Solarcis, les enjeux tout autres. Il y avait eu de la camaraderie, bien sûr, mais quelque chose était cassé.
Deux vies. Une troisième qui commençait seulement. Et tout était encore possible, car ainsi le professait Lathandre.
Il ne pouvait qu'en être immensément heureux.

Après un temps qui lui parut fort long, bien qu'il n'ait pu le quantifier avec exactitude, Robert se manifesta. On ne pouvait pas dire qu'il paraisse complètement reposé, mais il semblait malgré tout d'attaque. En dépit son âge, des soucis et des responsabilités, il demeurait un homme d'action rompu aux expéditions en pleine nature au cours desquelles on n'avait guère l'opportunité de dormir tout son saoul.
-Voilà la relève ! lui dit-il, accompagnant ces mots d'un sourire amical. Vous allez enfin pouvoir prendre un repos bien mérité... Tout s'est-il bien passé, jusqu'ici ?

" Rien à signaler de spécial. Les feux follets gardent leurs distances. Je vais éliminer quatre guetteurs, mais cela ne vous concerne pas, puisque les équipes vont tourner... Pour le reste, nous pourrons sûrement bavarder un moment demain."
Il sourit doucement.
" J'espère que vous avez pu vous reposer un peu..."

-Sincèrement, j'ai l'impression d'avoir à peine fermé l’œil quelques secondes. Mais c'est une impression trompeuse : j'ai dormi quatre heures, au bas mot. Plus, probablement... Quoi qu'il en soit, c'est à votre tour, désormais ! Pour coller au plan d'Ignace, pour que l'on puisse aisément me trouver en cas de besoin, je me suis installé, avec les autres chevaliers et leurs écuyers, dans une tente se trouvant à l'intérieur du cercle formé par les chariots des civils, soit approximativement au centre du campement. Le mieux serait sans doute que vous y alliez : il y a largement assez de place et de couvertures. Néanmoins, si vous préférez rejoindre Albérich à l'Académie, ou opter pour les autres tentes, les autres chariots abritant des soldats, vous êtes libre. Le tout est que je sache où vous chercher. Oh, et pourriez-vous me dire quand doit intervenir la relève ? J'avoie n'en avoir aucune idée.

" La relève est censée... arriver à la moitié du temps de garde, tout simplement. Mais j'imagine qu'il faudra aller les réveiller... Je n'ai aucune idée du temps de nuit qu'il nous reste, avec ces nuages..."
Il leva les yeux vers le firmament bouché, puis les rebaissa sur le chevalier. Il songea aux arrangements de couchage, n'hésita pas vraiment, même si l'Académie roulante était tentante, ne fût-ce que pour jouer les espions.
" Et je vais aller dormir au centre du campement, comme vous l'aviez prévu. Je dois pouvoir retrouver mes fontes quelque part... et au pire... je m'écroulerai là où je trouve de la place et une couverture abandonnée."
Il s'autorisa un bâillement.
" Je vous souhaite bon courage, Robert."

-Merci. Bonne nuit, Hubert. Reposez-vous bien. Et ne vous inquiétez pas pour vos fontes : elles ont été déposées à l'entrée de la tente, par défaut...
Le paladin n'eut aucun mal à localiser ladite tente : elle se trouvait à l'endroit exact indiqué sur le plan. De même, il repéra ses affaires au premier coup d’œil. Sa vision perçante lui permit également d'avoir un aperçu des lieux. Les trois chevaliers et leurs écuyers dormaient, emmitouflés dans leurs couvertures, et il restait trois places de libre, avec de quoi se ménager une couche confortable : celle que Robert venait de quitter, celle qu'Alban occuperait quand son tour de garde serait terminé et enfin celle qui lui était destinée. L'endroit n'était pas vaste, il faudrait même s'y serrer un peu. Mais il y aurait malgré tout moyen de s'installer de manière relativement confortable.

Hubert n'était pas difficile. Pour tout dire, retrouver ces conditions spartiates de couchage, comme les tours de garde et les longues journées en selle, participait d'une agréable cure de jouvence. Il se débarrassa de sa cotte de mailles et de son épée à l'extérieur de la tente, histoire de ne pas réveiller ses collègues de leurs cliquètements métalliques, puis emporta le tout à l'intérieur et le fourra à portée de main, près de sa couche. Il retira ses bottes, sa veste, puis hésita et garda le reste. Il ne pouvait pas se permettre de perdre du temps à se rhabiller s'il y avait une urgence subite au milieu de la nuit, tant pis pour l'hygiène. Ce serait de toute façon leur dernier souci pendant les jours à venir.
Il se calfeutra sous sa couverture et se laissa dériver au son des respirations des chevaliers et de leurs écuyers, concert sonore mais apaisé. Pendant un bref instant, il se sentit un peu seul, même s'il était conscient d'en être complètement responsable. Mais il fallait qu'il dorme, c'était une nécessité, et il était de ces hommes entraînés qui peuvent invoquer aisément le sommeil, aussi repoussa-t-il ses inquiétudes et sombra-t-il rapidement.

-Allez ! Debout, là-dedans ! Si tout le monde n'est pas dehors dans deux minutes, je fait écrouler la tente sur vous !La voix d'Edgar. Qui le réveillait, à nouveau. A croire que la communauté, ayant décelé chez lui des qualités particulières en ce domaine, lui avait confié le rôle de clairon matinal. Quitte à ce qu'il s'attire une vive impopularité... D'ailleurs, de tout près, retentirent des grommellements et même quelques répliques bien senties : ses voisins n'avaient pas l'air d'apprécier... A moins qu'il ne s'agisse de protestations de pure forme ?
En ouvrant les yeux, le paladin constata que la lumière avait à nouveau envahi le monde, quoiqu'encore ténue. L'aube était arrivée.

Hubert émergea avec plus de facilité qu'il ne l'aurait imaginé. Les vieilles habitudes reprenaient le pas sur l'oisiveté relative des dernières années. Etre lève-tôt et rapidement d'attaque était une nécessité de la vocation de paladin lathandrite. Si cela pouvait s'apprendre, dans une certaine mesure, il n'était pas rare que des novices doivent quitter la carrière simplement à cause d'une propension à ronfler trop profondément après le lever du soleil.
Il fut ainsi sur pied et prêt en un temps record, salua les chevaliers et les écuyers qui se levaient, et sans plus attendre, il fila à la recherche de Robert.

Sous un ciel un peu moins gris que la veille, le camp était déjà en pleine ébullition : sur la place, des colons achevaient de déjeuner, tandis que d'autres s'affairaient à démonter la cantine ou à atteler les chevaux aux chariots. Quant à Robert, il se trouvait en bordure de la colline, où un cordon serré de soldats avait relevé la seconde vague de sentinelles, veillant à ce que personne ne quitte le périmètre sécurisé.
-Bonjour Hubert ! lui lança le chevalier en l'apercevant, avec une énergie que démentait ses traits tirés. J'espère que vous avez bien dormi... et que vous avez pris le temps de manger un morceau avant de me rejoindre.

Hubert se sentit très gêné de réaliser que les trois-quarts du camp s'étaient levés avant lui. C'était indigne d'un officier supérieur : il aurait dû être debout le premier, ou presque. Il allait falloir qu'il remette sérieusement son horloge interne à l'heure : il n'était pas normal que Robert, qui veillait depuis la mi-nuit, doive en plus superviser la mise en route. Décidément, il faisait un bien piètre second.
" Non, mais ce n'est pas grave, je m'en occuperai plus tard. Je vous en prie, allez vous sustenter, je vais vous relever."

-En fait, j'ai déjà mangé. Je crois même que j'ai eu droit à l'un des premiers petits déjeuners servis ce matin, sinon au tout premier ! Alors profitez donc du fait que les tables soient encore installées pour vous restaurer confortablement, à votre tour. En ce qui concerne la supervision des soldats, vous ne devez pas vous inquiéter : ils connaissent les ordres et les exécutent à la perfection, si bien que mon rôle se résume à faire acte de présence.
Il lui sourit.
-Et inutile de protester : c'est un ordre, capitaine !

Pourtant, ce n'était pas l'envie qui lui manquait : Robert ne lui offrait même pas l'opportunité de se racheter ! Grommelant, le paladin obéit néanmoins, avec l'idée très claire d'aller chiper une tranche de pain quelque part puis de revenir aussitôt faire sa part de travail. Il n'était absolument pas question qu'après avoir paressé comme un novice débutant, il aille poser ses fesses sur un banc ! D'autant qu'on était en plein démontage, c'était ridicule. Non, la journée commençait décidément mal. Il faudrait qu'il coince Edgar quelque part et qu'il lui donne l'ordre — lui aussi — de le réveiller beaucoup plus tôt que ça le lendemain.

De retour sur la place, Hubert constata que les tables étaient loin d'être désertes : on y voyait les chevaliers et les écuyers eux, eux, n'avaient eu aucun scrupule à prendre leurs aises, ainsi que quelques autres colons, dont les membres de l'Académie. Si ce spectacle ne suffisait pas à convaincre le paladin de s'installer un moment, il pouvait toujours demander quelque chose à grignoter aux cuisines : le service était sur le point de se terminer, mais il devait rester bien des vivres à disposition.

Evidemment, si le destin le prenait par les sentiments, qui était-il pour lui résister ?
« Pousse tes fesses, Albérich. »
Obéissant sans en prendre vraiment conscience, le Luménien lui retourna un regard encore passablement brumeux mais aussi un sourire sincère. Le paladin se glissa près de lui, saluant les autres membres de l'Académie d'un signe de la tête.
« Hubert. Bonjour, dit l'ancien clerc. Tu as l’air en forme. Comment s’est passée la nuit ?
— Bien, je pense. En tout cas, on ne m’a pas réveillé et Robert ne m’a rien dit. »
Albérich avait fini de manger et poussa son assiette devant le paladin, lui attrapant ensuite la corbeille de pain. Hubert le remercia d’un sourire.
« Et toi ? Tu as l’air… un peu vaseux, en fait.
— Cette bande m’a obligé à lui lire un traité d’histoire jusqu’aux petites heures ! »

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une route oubliée