La Couronne de Cuivre

La mention de la nécropole avait manifestement déplu au capitaine, mais il n'en dit rien, gardant son expression froncée.
" Les femmes, les enfants, les vieux peuvent se replier là-bas, mais nous allons recevoir les gobelins ici et les démolir. Nous avons le temps de leur réserver un bon accueil. Ils sont nombreux, mais ce ne sont jamais que des gobelins. Si nous les laissons passer, ils vont continuer à se répandre et vu la région, les déloger va devenir de plus en plus compliqué. Sans compter qu'ils se reproduisent comme des humains."

L'expression le fit bien évidemment tiquer mais il choisit de ne pas relever, lui non plus.
-J'imaginais laisser cette tâche aux autorités mais... Si vous pensez que c'est jouable, que nous avons vraiment les moyens de les éliminer... Je m'en remets à vous.
A quasiment dix contre un, ce ne serait pas une mince affaire. Toutefois, Voronwë était un elfe d'expérience, il le savait.

" Quelles autorités ? demanda le capitaine avec un léger sourire. Le temps qu'ils montent une expédition depuis Togoria, ces gobelins auront dévasté dix villages de plus. Le plus probable est que les paysans du coin s'organisent pour en venir à bout. Ils y parviendront, au prix de nombreuses pertes. Peut-être un petit seigneur aux valeurs obsolètes se mettra-t-il en tête de les aider, avec une bande de bras cassés qui n'ont jamais chassé que le loup... Il y a des chasseurs de monstres, cela dit, mais ils sont généralement hors de prix. Je vous l'ai dit, ce n'est pas la campagne luménienne, ici. Les grandes routes sont patrouillées, mais sur les bords de la Sylvestre... La Vallée est reine."

Il se souvint, mortifié, qu'il avait assuré Baptiste que leur voyage serait paisible. Et voilà qu'en réalité, ils auraient droit à une véritable bataille rangée contre une cohorte de monstres... Le gosse allait vraiment penser qu'il l'avait mené en bateau.
-Très bien :je vous laisse les rênes. Mais vous pouvez compter sur moi pour traduire vos consignes aux habitants.
Quand même, dix contre uns... Cela allait être rude.

Voronwë observait le village autour d'eux, les quelques maisons, les enclos, les parterres de légumes... puis il se tourna vers l'autre côté de la rivière où se trouvaient aussi quelques maisons.
" L'idéal serait de parvenir à les convaincre de traverser... Les gobelins ne nagent pas... la Sylvestre pourrait être notre alliée... murmura-t-il à mi-voix. Il y aura quatre ou cinq chefs à éliminer en priorité. Le reste est de la piétaille... désorganisée si on liquide la tête... Depuis les arbres, mes hommes peuvent en tuer énormément à l'arc, si nous parvenons à les canaliser à l'endroit voulu... Mais qu'est-ce qui serait irrésistible ?"

-Alors là... Au fil du temps, j'ai appris à connaître les goûts de publics très divers mais... Les gobelins, ce sera une grande première.
Il réfléchit.
-S'ils ont l'impression que tous les habitants et tout leur bétail se sont réfugiés de l'autre côté, ne laissant ici que des maisons vides... Cela devrait les frustrer au plus haut point, non ?

" Oui, dit Voronwë. Ils essaieront de traverser à partir du quai... Leurs chefs parviendront à les canaliser le temps de construire des embarcations... Avec les meubles et les portes des maisons, sans doute. Nous pourrions intervenir en les liquidant discrètement petit à petit quand ils sont éparpillés, mais ils risquent de s'en rendre compte... Le mieux est peut-être d'attendre qu'une partie soit en train de traverser... Si Nremyn est remis, il pourrait agir sur la rivière... Mais je ne suis pas sûr qu'il sera en état."

Il fallait pourtant l'espérer...
-Je pourrais... tenter de capter l'attention des gobelins. Par exemple en simulant les sons d'une fête villageoise sur l'autre rive. Massacrer des habitants en pleines réjouissances, ce doit être le summum du bonheur, pour ces odieuses créatures. Si elles mordent à l'hameçon, elles pourraient bien se focaliser sur cet unique objectif et... oublier le reste, à commencer par la vigilance.

" C'est une bonne idée, mais nous devons tout de même déterminer comment..."
Il s'interrompit, son expression se figeant. Taliesin nota que l'homme à la hache avait reparu. Il avait revêtu un armure de peau et glissa un arc sur son épaule. Il avait l'air méfiant, peut-être sur la défensive. Le capitaine ne reprit pas la parole, le jaugeant, hostile.

Il réprima un profond soupir.
-Écoutez... Je ne connais pas votre... passif commun. Mais aussi difficile cela soit-il, il est impératif que vous le mettiez de côté le temps que tout cela soit réglé. Nous avons affaire à forte partie et le seul moyen pour que nous en venions à bout, pour que nous préservions nos vies et celles des autres habitants de la région, c'est que nous collaborions sans arrière pensée. Pour simplifier les choses... je jouerai les intermédiaires.
Il prononça la même tirade en commun et en elfique, histoire qu'il n'y ait pas de jaloux.
-S'il vous plait, capitaine, terminez ce que vous souhaitiez dire.

Aucun des deux hommes ne commenta le discours de l'elfe, mais il paraissait clair, à leur attitude, qu'ils n'en pensaient pas moins. Le capitaine Voronwë se tourna à nouveau vers Taliesin, sans plus regarder l'humain qui lui faisait face.
" Déterminer comment nous allons les éliminer." reprit-il.

Il avait la désagréable impression que le plus difficile ne serait pas le combat mais bien la gestion des relations au sein de leur groupe de défense pour le moins... peu soudé.
-Le but étant de les éliminer jusqu'au dernier, il faudra sans doute attendre qu'ils aient tous embarqué pour lancer les hostilités. Vos hommes et vous pourriez les cribler de flèches depuis les arbres tandis que, de mon côté, je convoquerai des créatures aquatiques pour faire chavirer leurs embarcations de fortune. Pour compléter le dispositif, les hommes du villages pourraient se dissimuler derrière les maisons, armes en main, pour combattre les gobelins qui parviendraient à prendre pied sur l'autre rive.

Voronwë secoua la tête.
" Ils sont trop nombreux pour être tous en même temps sur l'eau... et il est probable qu'ils enverront des éclaireurs prendre pied sur la rive pour tendre des cordages en travers de la rivière. Il est aussi probable qu'une partie d'entre eux resteront en arrière..."
Un deuxième homme s'était approché, suivi d'une femme qui tenait un bébé dans ses bras.
" On fait quoi, nous ?"

-Pour l'instant, nous essayons de mettre au point une stratégie. Dès que ce sera chose faite, nous mettrons ceux qui ne peuvent pas combattre à l'abri. répondit-il calmement.
Il traduisit ensuite à l'homme à la hache les échanges qu'il avait eu avec le capitaine et le changement d'orientation qui en était sorti. Après tout, il connaissait bien le terrain, il pouvait avoir des idées...

" On pourrait peut-être leur laisser un ou deux tonneaux de bière, dit-il, songeur. Ils adorent ça et après, ils sont un peu moins... efficaces.
— Ils risquent de foutre le feu à tout, dit la femme. Ce serait pas une bonne idée.
— Mais y'a la cabane de Firmin, qui est sur le chemin, intervint le deuxième homme. On peut y mettre des trucs, si on veut les retarder... Comme de la mort aux rats, je sais pas."

Les gobelins n'étaient pas exactement malins : dès lors, les piéger n'était pas particulièrement difficile...
-Leur fournir de la bière empoisonnée me paraît être une excellente idée. Certes, il y aura peut-être des dégâts matériels, et je comprends que ce ne soit pas réjouissant mais... Ce sont les vies qu'il importe de sauver en premier lieu.
Et de traduire au capitaine.

Voronwë écouta les paroles du barde avec attention, puis acquiesça.
" Les gobelins n'ont pas de résistance particulière au poison, à ma connaissance... Mais il faudrait nous procurer les plantes adéquates... De la ciguë. Il en pousse sur les rives, un peu partout. Mais il va en falloir une certaine quantité... et je ne sais pas quel dosage sera efficace."
Il parut songer à quelque chose, puis secoua la tête.
" Il faudra faire avec."

-Bon, récapitulons : il faut donc des volontaires pour ramasser de la ciguë, pour transporter des tonneaux de bières dans la cabane puis pour les empoisonner avec les plantes,
A nouveau, il dut parler en elfique et en humain. Cela devenait agaçant, à la longue.
Mais il fit contre mauvaise fortune bon cœur.

" Je comprends le commun." dit finalement Voronwë, percevant sans doute l'agacement du barde.
Il ne promit cependant pas de le parler.
" Est-ce qu'on met d'abord les femmes et les enfants en sécurité ?" demanda l'homme à la hache.

Il se fit pensif.
-Ce serait l'idéal, oui... Simplement, je n'aime guère l'idée de les laisser sur cette rive tandis que nous serons sur l'autre : les gobelins pourraient suivre leur trace... Ne vaudrait-il pas mieux, puisque nous avons changé de plan, leur faire traverser la rivière ?
Et il traduisit à nouveau, espérant que le capitaine y verrait un signe de bonne volonté : ainsi l'échange demeurait-il équilibré entre les deux communautés.

Voronwë ne put s'empêcher de sourire.
" J'apprécie vos efforts, mais je n'ai pas besoin de ce symbole. Je sais que vous parlez l'elfique. Vous pouvez vous contenter de lui traduire mes propos. Pour le reste, vous avez sans doute raison : les gobelins ont le nez fin... Ils pourraient parfaitement se scinder en deux groupes et remonter la piste des plus faibles. Mais traverser ne sera pas chose simple... surtout pour le bétail. Cochons, chèvres, passe encore, mais je doute que nous parvenions à faire passer des vaches, s'ils en ont plus que trois. Et le premier pont est à plus de dix lieues."

Il rendit son sourire au capitaine, voulant voir dans sa réaction un début d'amélioration de leurs relations.
-Mettons ce qui ne peut pas traverser à l'abri de ce côté de la rivière, en espérant que les gobelins seront trop concentrés sur ma mise en scène pour s'en préoccuper. Ensuite, les femmes, les enfants et le bétail susceptible d'être amené sur l'autre rive s'y rendent. Nous profiterons de ces grands déplacements pour préparer l'empoisonnement... Quand tout cela sera terminé, nous y verrons déjà plus clair.

" Mettons-nous au travail sans attendre, dit Voronwë. Les gobelins arriveront à la nuit, et si vous et moi n'en souffrirons pas..."
Il se tourna vers les humains avec une grimace.
" Nous n'aurons pas beaucoup d'aide de ce côté-là."
Il s'éloigna ensuite pour converser avec ses hommes. Sans doute comptait-il les envoyer chercher de la ciguë. Les humains, de leur côté, se rassemblèrent autour de Taliesin. Le groupe s'était reformé au fur et à mesure que les préparatifs touchaient à leurs termes.
" Nous avons quatre barques, dit l'homme à la hache. On va commencer par les femmes et les mômes.
— Moi je reste en arrière, dit une grande femme aux cheveux déjà gris.
— Moi aussi." dit une autre, bras croisés, le hachoir à la main.
Personne ne protesta.
" On embarque les gosses, tout qui veut y aller, et les bestioles.
— Qui va veiller sur ce qui reste ici ?
On verra bien.
Et ils se mirent en mouvement.

Il leur rappela qu'ils pouvaient mener le gros bétail à l'écart du village, à la nécropole par exemple, afin de limiter les risques que les gobelins ne s'en prennent à lui. Puis, se retrouvant subitement loisir, il conduisit Baptiste auprès de Victor.
Le moment était venu de faire le point avec eux sur la situation et sur la suite des événements. Il en connaissait un qui ne serait pas ravi d'être éloigné avec les autres enfants mais... il n'y avait absolument aucun autre choix.

Taliesin ne se trompait pas.
" Quoi ?! Pourquoi ! Je tire bien à l'arc ! Et je sais me battre ! Je ne vais pas rester avec les bébés, quand même..."
Baptiste, lui, ne disait rien, surveillant l'aval, bras repliés autour du corps, comme s'il s'attendait à voir débarquer les gobelins dans l'instant.
" Je peux creuser des pièges ! Ou préparer des cailloux pour les massacrer à la fronde !"

-Je sais que tu peux faire tout ça. Mais je ne veux pas que tu te battes à moins qu'il n'y ait vraiment pas d'autre choix. Et je serai beaucoup plus tranquille si je vous sais en sécurité, Baptiste et toi.
Il sourit.
-Cependant, si tu crains de t'ennuyer... Va donc dire à tous les enfants du village que tu les considères comme des bébés. La suite sera... instructive.

" Ouais. P't'être pas, tout compte fait." grommela Victor.
Il croisa les bras en poussant un soupir déchirant.
" Bon, j'imagine qu'on va devoir faire la file pour traverser, alors... Formidable."
Sur les bords de l'eau, on avait commencer à entasser vivres, animaux et enfants dans les quelques barques.
" Tu vas venir avec nous de l'autre côté ?" demanda Baptiste.

Il hocha la tête.
-Bien sûr. Dès que les préparatifs seront achevés, nous traverserons tous. En plus, n'oublie pas que je dois lancer quelques sorts pour que les gobelins croient que les villageois sont en pleine fête et pour qu'ils aient envie de venir la troubler.
Il parlait d'un ton confiant, plein d'optimisme. En réalité, il n'était pas sans éprouver de l'inquiétude. Et surtout, il était désolé pour le petit garçon, qui n'avait certainement pas besoin de ce genre d'événements...

" D'accord." dit Baptiste.
Il prit ensuite la main de Victor et le tira derrière lui.
" Allez viens. Il a d'autres choses à faire."
Victor grommela, jeta un regard meurtrier à Taliesin, mais suivit son aîné. Voronwë, juste derrière Taliesin, s'éclaircit la gorge.
" Préférez-vous les ramener sur l'Ecureuil ? Ou cela enfreint-il vos principes ?"

Il lui sourit, toucha par sa proposition.
-En réalité, je suis très tenté d'accepter votre offre, pour laquelle je vous remercie sincèrement. Mais je crains que le plus jeune, qui est une tête brûlée, ne revienne à la charge, au sens propre du terme, s'il est sans surveillance : alors que là, au milieu des autres, il aura conscience qu'il ne peut donner un si mauvais exemple... Et sans doute seront-ils... moins inquiets, quelque part, de rester à proximité. C'est un signal, en quelque sorte : si je ne les éloigne pas, c'est que j'ai foi en notre victoire.
Un signal qui n'échapperait sans doute pas non plus aux villageois.

La Couronne de Cuivre

[Quête] Sur la Sylvestre...