La Couronne de Cuivre

" Est-ce qu'on peut pas utiliser un cheval magique ? demanda alors Baptiste. Tu sais, pour partir loin."
Sa voix vibrait d'anxiété.
" Minuit saura pas suivre, protesta Victor. Faut juste qu'on change l'itinéraire, ça ira."
Cordélia jeta un oeil derrière son épaule.
" Ils suivent pas. Mais ça me dit rien qui vaille. Ils fouillent sûrement un coin interdit. On est témoins."

-Dans ce cas, pourquoi n'ont-ils pas essayé de nous éliminer ? A mon avis, ils ne sont pas les seuls à fouiller dans le coin : des tas de gens doivent creuser un peu partout, en se moquant bien d'éventuelles interdictions.
Il soupira;
-Mais nous serons vigilants et si vraiment nous avons le moindre doute... Je convoquerai trois coursiers fantômes demain qui vous permettront de rallier Champsdor. Je suivrai avec Minuit de mon côté.
Il ne pouvait pas en convoquer davantage.
Et ayant utilisé un sortilège durant la nuit... Il ne pourrait pas en convoquer plus de deux avant d'avoir dormi.

Taliesin vit bien que Cordélia n'était pas convaincue, mais par égard pour les enfants, sans doute, elle n'ajouta rien. Ils quittèrent le village, avancèrent encore une dizaine de minutes, puis s'enfoncèrent dans un bois. Baptiste quitta la jeune femme pour rejoindre Taliesin et lui prendre fermement la main.
" Ils ont juste voulu faire les durs, dit Victor. Mais s'ils avaient vraiment voulu nous ennuyer... Je les aurais explosés !"
Cordélia rit de cette affirmation bravache.
" Ah oui ? Et comment ?
— Avec une poêle, probablement." fit Baptiste.

-Ou avec une bûche. Il manie aussi très bien la bûche.
Il se concentra.
-Bon, je propose que nous fassions désormais preuve d'un excès de prudence et que nous tendions bien l'oreille : ici, ce sera notre meilleur moyen de savoir si nous sommes suivis. Mais avant cela... Baptiste, est-ce que tu te souviens bien de la carte ? Est-ce que tu as une idée de la taille de ce bois ?

" Oui. C'est plus qu'un bois, c'est une petite forêt. Elle s'étend sur plusieurs lieues. La rivière doit être à gauche, toujours, mais avec le vent dans les branches, c'est difficile de l'entendre... et il me semble qu'il y a une grotte un peu plus loin sur la droite, mais à mon avis, complètement hors du chemin... Je ne sais pas si ce sera possible de la repérer... et c'est peut-être un lieu connu de tous les gredins de la région...
— Il y a quand même un semblant de sente, ici, dit Cordélia. Est-ce qu'on est censés la suivre ?
— Tant qu'on va vers le nord, c'est bon."

-Nous pourrions marcher dans la rivière : ainsi auraient-ils plus de mal à suivre nos traces. Mais cela nous ralentirait et c'est une manœuvre connue, si bien qu'il leur suffirait de longer sa berge pour savoir où nous y sommes remontés...
Sans Minuit, ils auraient pu passer de l'autre côté, ce qui aurait davantage brouillé les pistes...
-Peut-être avons-nous intérêt, pour commencer, à suivre cette sente pour mettre le maximum de distance entre eux et nous.

" Je suis d'accord." dit Cordélia.
Ils se hâtèrent donc sous le couvert des arbres, marchant en file indienne dans la sente, qui par moments devenait presque invisible, mais qu'ils parvenaient toujours à retrouver. Ils se rapprochèrent de la rivière, puis s'en éloignèrent, puis se rapprochèrent à nouveau. La sente disparut et la nuit commença à tomber, assombrissant peu à peu le sous-bois.

-Je vais aller jeter un œil à la rivière, annonça-t-il. Si par chance elle est assez étroite, nous pourrions la traverser. Sinon...
Il haussa les épaules.
-Sinon, nous continuerons de marcher un moment à la brune : je vous guiderai.

La rivière n'était pas très large mais elle était agitée, grossie par le dégel et profonde d'un bon mètre. La traversée n'était pas impossible, mais elle présentait quelques risques, et sans doute serait-il nécessaire d'installer des cordes et d'assurer les enfants pour ne perdre personne.

Il vérifia s'il était possible de marcher dans son lit, près de la berge.
Il avait toujours à l'esprit le plan qu'il avait évoqué à voix haute mais... dans une version un peu plus retorse : plutôt que d'avancer, pourquoi ne pas reculer ? Cela, pour le coup, il y avait peu de chance que leurs adversaires l'imaginent d'emblée...
Dans tous les cas, il irait retrouver les enfants et Cordiélia et sonderait cette dernière sur cette idée et sur celle d'une traversée toute simple. S'il la sentait dubitative... Ils continueraient simplement à progresser, en quête d'un abri ou, au moins, d'un lieu relativement défendable.

L'eau était profonde dès la rive, aussi marcher dans le courant était-il très difficile, car la rivière était brutale et ils risquaient d'être emportés. Cordélia valida l'idée de la traversée. Elle proposa de recouvrir leurs traces de feuilles mortes, une fois de l'autre côté, mais de chercher à entrer dans l'eau dans un endroit rocheux, histoire de laisser un minimum de traces. Trouver un lieu de passage leur prit un peu de temps, tout comme l'installation des cordes. Taliesin traversa le premier, puis Minuit et Victor, enfin Baptiste, et Cordélia pour terminer. Ils atteignirent la rive sans trop de mal, mais ils étaient trempés et il commençait à faire diablement froid...

Et il ne serait pas question d'allumer de feu, évidemment : cela aurait immanquablement attiré leurs poursuivants éventuels.
-Cordélia, pendant que tu effaces nos traces, nous allons nous enfoncer un peu dans les bois, histoire de trouver un endroit ou nous poser. Mais nous n'irons pas très loin.
Ils ne pouvaient ni se le permettre, ni demeurer sur la rive.

Ils avancèrent entre les arbres jusqu'à trouver une clairière dans laquelle se trouvait un groupe de pierre dont plusieurs s'étaient affaissées, formant une sorte d'abri. Baptiste, manifestement épuisé, s'y glissa puis lui jeta un regard suppliant.
" Ici, on s'arrête ici, ça va ?"
Victor avait escaladé la structure et s'assit sur la plus haute pierre, la main en visière.
" C'est presque la nuit." remarqua-t-il.
Cordélia reparut, se déplaçant comme une ombre.

-Oui, on s'arrête ici, murmura-t-il, encourageant.
Ce n'était pas très loin de la rivière.
Ce n'était pas un véritable abri.
Mais... Ils ne trouveraient pas mieux, à moins de chercher des heures durant.
Ce qu'ils n'étaient plus en état de faire.
Au moins auraient-ils des pierres derrière lesquelles s'abriter en cas de problème.
Au moins verrait-il approcher d'éventuels ennemis.

Dans un silence tendu, Baptiste déballa leurs victuailles, fromage, pain sec, la fin du saucisson, des cerises et des tomates, un demi-concombre. Sans feu, il était impossible de préparer autre chose, lentilles ou galettes de farine, ils devraient donc s'en contenter. Autour d'eux, la nuit s'épanouissait, couvrant le monde, si bien qu'il fit bientôt très noir sous le couvert des arbres et Taliesin fut le seul à y distinguer encore quelques choses.

Il distribua les vivres à ses compagnons et, durant leur bref repas, s'efforça de détendre l'atmosphère comme il le put.
-Je vais entrer en rêverie, annonça-t-il quand ils en eurent terminé. Si je pouvais tenir quatre heures, ce serait l'équivalent d'une nuit complète. Mais n'hésitez pas à me réveiller dès que vous n'en pourrez plus. Ensuite, je monterai la garde pendant que vous dormirez. Réveillez-moi aussi si vous avez le moindre doute sur quoi que ce soit.
Si les hommes rencontrés plus tôt avaient décidé de les suivre, ils auraient besoin de torches et seraient donc aisément repérables. Hormis le demi-orque, évidemment. Mais celui-ci ne pourrait s'avancer dans le sous-bois sans faire un bruit conséquent.

Taliesin fut réveillé par Cordélia, dans la nuit noire. Malgré ses bonnes intentions, il avait quand même glissé dans un sommeil normal. Cependant, il se sentait reposé alors qu'il n'avait dormi que quelques heures : c'était le signe que la Rêverie avait dû tenir un certain temps avant de succomber à ses habitudes.
" Je craque. Mais la nuit est tranquille, dit la jeune femme. A mon avis, soit ils ne nous ont pas suivis, soit ils ne nous ont pas trouvés. Le pire que j'ai vu était une harde de chevreuils. Un blaireau, aussi. Rien d'autre."
Victor dormait paisiblement, mais Baptiste était agité. Ils étaient cependant l'un et l'autre pelotonnés sous leurs couvertures.
" Victor a dormi très vite. Baptiste, lui... Bah. Il sera fatigué demain."

Il acquiesça : rien d'étonnant là-dedans.
-Bah, au pire, nous l'installerons sur Minuit.
Il sourit, même si c'était inutile compte tenu de l'obscurité.
-Dors bien : je veille au grain.
Il avait son épée à la ceinture, son arc à portée de main : il ajouta le pipeau dans une poche intérieure et se sentit paré pour son guet.

Pendant une heure, puis deux, il ne se passa rien. Comme Cordélia avant lui, Taliesin eut tout le loisir d'observer la petite vie nocturne des sous-bois. Contrairement à la demoiselle, il ne dut pas se contenter de formes et de sons, il vit distinctement les lapins et les fouines se poursuivre dans les feuilles mortes, la silhouette d'un chat sauvage à l'affût bondir sur une souris distraite, un hibou planer et se poser dans un arbre voisin. Aucune lumière, aucun signe inquiétant.
Le ciel était toujours aussi noir quand un renard s'approcha, furetant. Il paraissait avoir flairé leur odeur et s'y intéresser, car il décrivit un cercle prudent autour du cercle de pierres, avant de s'asseoir dans l'humus, dans le dos de Taliesin.

Pas très naturel, comme comportement.
Ou peut-être que si : il n'était pas spécialiste en renards et celui-ci pouvait tout à fait être particlièrement curieux...
Toutefois, dans le doute, il s'empara de son arc et se mit à surveiller les alentours avec plus d'attention encore.
En quête de l'éventuel maître de l'animal.

Le renard ne bougeait plus, installé à quelques toises de leur campement, sa couleur rousse se confondant avec le tapis de feuilles mortes. Pendant un moment, il n'y eut rien d'autre. Le vent soufflait par intermittence dans les branches, projetant mille gouttes de pluie au sol, et couvrant les bruits de la forêt. Dans ces instants de vacarme, il aurait été difficile de percevoir quoi que ce soit. Et pourtant, à la faveur d'un de ces épisodes, Taliesin entendit un craquement plus net, très proche, quelque part sur la droite. Puis le silence. Il n'y avait pas la moindre lumière. C'était peut-être juste un hasard, la chute d'un branchage, le mouvement d'un animal, le bruit naturel d'un tronc subissant les assauts du temps.

Mouais.
Quand les faits curieux s'accumulent, la thèse des coïncidences ne tient plus.
Il encocha donc une flèche et banda son arc, surveillant la zone d'où était provenu le bruit, tendant l'oreille pour ne pas être pris à revers.
Il aurait bien réveillé Cordélia mais, dans cette obscurité... Sans compter que cela aurait fait du bruit.

Il y avait quelque chose... quelqu'un... derrière le tronc d'un gros chêne, sur la droite du barde. Quelque chose dont il devinait l'ombre, mais qui ne bougeait plus du tout. Le barde entendit alors quelque chose bouger, de plus léger, juste derrière lui, là où devait se trouver le renard. Mais c'était impossible d'y jeter un oeil sans perdre le chêne de vue.

Il jeta malgré tout un coup d'oeil par-dessus son épaule.
C'était probablement ce qu'on attendait qu'il fasse. Mais s'il se faisait prendre à revers, il serait déconcentré et le résultat serait le même.
Mieux valait en avoir le cœur net, sachant que l'individu caché derrière l'arbre n'aurait pas le temps de l'attaquer en seulement quelques secondes...
Mais il lui fallait du renfort. Du renfort efficace.
Aussi, s'il en avait la latitude, convoquerait-il un lion céleste.
Les choses seraient plus équilibrées ensuite.

Le renard s'était approché des dormeurs. Il était à nouveau assis sur son postérieur, l'air tranquille, comme si de rien n'était. Il y eut un craquement, et Taliesin eut tout juste le temps de voir une silhouette se glisser derrière le tronc d'un autre arbre, un peu plus proche d'eux. Il ne peut pas en voir grand chose, sinon qu'elle n'avait certainement pas la taille de la plupart des hommes aperçus dans le village en ruines.

C'est ce doute qui lui fit modifier ses plans.
Bien sûr, il pouvait s'agir du plu menu de ces individus. Mais il pouvait aussi s'agir de quelqu'un d'autre, auquel cas il ne voulait pas être le premier à se fendre d'un acte ouvertement belliqueux.
-Je vous ai vu comme je vois votre renard, dit-il donc sans crier mais assez fort pour être entendu. Vous aurez noté que je ne l'ai pas attaqué, alors que je l'aurais pu et que je le peux encore. Mais s'il continue à s'avancer, ne sachant rien de vos intentions, je me verrais contraint de prendre des mesures de protection. Pour éviter cela et pour prouver que vous ne nous êtes pas hostile, je vous saurais gré de lui demander de s'éloigner.
C'était tout ce qu'il pouvait se permettre en matière de conciliation. Si l'inconnu ne saisissait pas cette occasion, tant pis, il convoquerait un allié d'outre-plan.

La réponse ne tarda pas. Elle ne vint pas en mots, cependant, elle vint en glands. Des dizaines de glands qui tombèrent subitement sur la tête du barde, depuis les hauteurs, et depuis toutes les directions. Ce n'était sans doute pas franchement dangereux mais c'était pour le moins désagréable. Les pierres protégeaient les dormeurs, mais depuis son point d'observation, Taliesin était diablement exposé.

-Ce n'était pas la réponse que j'attendais mais elle est néanmoins instructive, lâcha-t-il.
Il n'avait pas affaire aux hommes croisés dans les ruines, c'était désormais une certitude.
-Que le renard reste donc et observe tout son saoul, reprit-il d'un ton qu'il voulait tranquille. Il constatera que nous ne sommes pas un danger.
En espérant que cette marque de bonne volonté interromprait l'averse de glands...

Les glands avaient cessé de tomber, mais Taliesin sentait qu'on l'observait toujours depuis le couvert du chêne. Le renard s'était encore approché, pas besoin de regarder pour le savoir : le barde entendait ses pattes fines sur les feuilles mortes, petits pas légers, presque muets, mais que son ouïe elfique percevait sans mal. Tant qu'il ne mordait pas un des enfants, il ne représentait sans doute pas un réel danger.

Avec des gestes très lents, il remit sa flèche dans son carquois.
L'observateur, quel qu'il soit, ne pourrait se tromper sur ce nouveau geste de bonne volonté.
Puis, sans rien ajouter, il resta à observer, lui aussi, tantôt l'être derrière l'arbre - quelque esprit des bois, sans doute, tantôt le renard.
Il demeurait aux aguets mais... se sentait indéniablement plus tranquille.

La Couronne de Cuivre

[Quête] A travers la vallée...