La Couronne de Cuivre

" Il faut voir si sa patience n'est pas épuisée..."
Dimitri avait à peine terminé sa phrase qu'il y eut un sifflement sourd. Le mercenaire trébucha mais reprit son équilibre et dégaina sa lame. Il avait une flèche plantée dans l'épaule gauche.
" Nous sommes fixés... Reste derrière moi."
Il faisait face à une direction approximative, dans laquelle il n'y avait rien, sinon de la broussaille et des rochers, et maintenait Astrée d'autorité derrière lui.

Elle n'entendait pas contester sa protection, au contraire : il était certainement plus apte qu'elle à faire face à une attaque, et elle devait rester indemne pour le soigner. Et puis, elle n'allait pas aller contre sa nature. Elle resta donc sagement derrière lui, en observant avec inquiétude la blessure, prête à intervenir si elle semblait nécessiter des soins urgents. Elle se répéta qu'il aurait pu les tuer, elle ou lui, d'une flèche s'il l'avait voulu. Et il ne l'avait pas fait. C'était un signe, elle s'accrochait à cette idée.
" Nous venons pour parler ! En paix..." lança-t-elle à voix haute.
Il était là, il les avait vus et attaqués... les dés étaient jetés et ils ne pouvaient plus se défiler. Mais elle se tenait prête à se transformer si besoin, espérant que Dimitri aurait plutôt le réflexe de les rendre invisibles si la fuite s'avérait nécessaire.

Astrée entendit clairement un juron en sylvestre. Il y eut un bruit de branchages et de rochers qui roulent, Dimitri raffermit la prise sur son épée, et, surgissant des broussailles, couverte de boue, la créature qui les avait assaillis surgit.
C'était un centaure, sale et hirsute, mais la jeune femme l'avait déjà vu et ses yeux bleu ciel brûlaient de fureur dans son visage bruni par la terre.
" Les dieux se fichent de moi, gronda-t-il, de très méchante humeur. Tu me pistes avec ta magie bizarre. C'est Neffen qui te l'a demandé ?"
Il n'y avait aucune aménité dans son ton, seulement sa vive colère. Malgré le danger à le quitter des yeux, Dimitri, interdit, se tourna douloureusement vers Astrée. A voir son expression, il donnait le change, mais la flèche avait quand même dû pénétrer assez profondément.

Astrée resta un instant bouche bée. Une grande créature armée d'un arc... Un centaure, bien sûr. Sheldon. Un instant, elle fut soulagée de le voir et esquissa un sourire. Mais son ton furieux, son attitude si différente de l'amabilité dont il avait fait preuve durant l'été, la ramenèrent vite à davantage de réserve. Et l'expression de Dimitri l'alarma.
" Je vais te soigner..., souffla-t-elle à Dimitri. Laisse-moi juste un instant."
Posant une main apaisante sur le bras de Dimitri, elle s'avança d'un pas, calmement, sans laisser paraitre la moindre crainte. Bien sûr, il était bien plus fort qu'eux, c'était une grosse brute, et il pouvait aisément les tuer, elle le savait depuis leur première rencontre. Mais elle avait confiance : il ne lui ferait pas de mal.
" Sheldon... Il n'y a aucune magie là-dessous, je t'assure. Neffen ne m'a rien demandé, et je ne savais pas que tu étais là. Mais donc... Je te présente, Dimitri, mon compagnon de route. Dimitri, je te présente Sheldon... qui a dû partir loin de sa harde."
Ce qui lui faisait un point commun avec Dimitri, réalisa-t-elle en prononçant ces mots. Un chef de harde en exil, un prince fey en exil. Mais bien sûr, elle ne trahirait pas qui il était : c'était un secret, et elle ignorait si Sheldon pouvait le percevoir.
" Je dois soigner sa blessure", avertit-elle.
Et elle s'apprêta à arracher la flèche et à incanter, à moins que Sheldon ne l'en empêche.

Sheldon ne bougea pas d'un pouce mais ne l'empêcha pas d'agir. Il regardait le mercenaire, sans doute conscient qu'il représentait la menace principale. Dimitri ne le quittait pas davantage des yeux, mais il arracha lui-même la flèche au moment où Astrée incanta pour le soigner. La magie fit son oeuvre, effaçant la plaie, et elle perçut la modification dans le souffle de son amant, signe que la douleur avait disparu.
" A présent, tirez-vous d'ici. Je vise juste et ma lance est plus meurtrière que mes flèches."
Le ton était, comme de coutume, catégorique.

Les choses s'annonçaient... compliquées. Sheldon était une fichue tête de mule au caractère explosif, et négocier avec lui ne serait pas simple. Il devait toujours haïr autant les humains. Mais ils devaient essayer. Sans quoi les choses se régleraient par la violence, tôt ou tard.
" Sheldon. Nous allons partir, mais avant... nous voudrions simplement te parler. C'est important. Cela concerne ce territoire où tu t'es établi."
Elle parlait d'un ton calme, respectueux, mais assuré.

" Allez, tu vas me faire la morale. C'est ta spécialité. Ne gaspille pas ta salive. Economise plutôt ton souffle pour retourner chez les tiens. Les humains."
Il désigna le chemin par lequel ils étaient arrivés. Dimitri ne disait toujours rien mais il avait repris une attitude plus combattive et, même si Sheldon s'adressait à Astrée, son regard restait fixé sur le mercenaire.
" Nous devrions nous retirer... comme on nous le demande." dit ce dernier à mi-voix.

" Ou peut-être juste toi", murmura-t-elle.
La présence de Dimitri était plus menaçante que la sienne : il était armé et c'était un guerrier expérimenté. Sheldon ne le connaissait pas et le prenait peut-être pour un humain... auquel cas il ne lui ferait aucunement confiance. Elle n'était pas sûre qu'il lui fasse encore confiance, à elle.
Néanmoins, elle commença à reculer sur le chemin, en signe de bonne volonté.
" On va partir... Mais il faut tout de même que je te parle, insista-t-elle. Si tu préfères, je peux rester seule... ou bien on peut discuter à la frontière."

" Je n'ai aucune intention de te parler, gronda le centaure. Je peux deviner ce que tu vas dire, et je vais te prier de la fermer. Très... vigoureusement."
Dimitri avait posé la main sur le bras d'Astrée.
" Retournons au moins jusqu'à la frontière, souffla-t-il. Tu n'en obtiendras rien comme ça."

Elle acquiesça en silence.
" Nous retournons à la frontière, dans ce cas", dit-elle calmement.
Il fallait espérer que Sheldon veuille bien les y suivre. Mais il le ferait sans doute pour s'assurer qu'ils repartaient bien.
Elle prit donc le chemin du retour, lui tournant le dos sans précaution particulière : il ne l'agresserait pas, elle le savait.

Il les suivit un moment, sans se rapprocher, mais quand ils arrivèrent en vue de la frontière, Astrée entendit qu'il s'arrêtait.
" Ne te retourne pas, murmura le mercenaire. Il a bandé son arc et je ne suis pas aussi certain que toi qu'il ne tirera pas. Sur moi, au moins. Et je ne sais pas combien de sorts de soins tu as à disposition, mais une flèche dans le dos, ça fait mal."
Il ne leur restait plus qu'à franchir la barrière.

Astrée acquiesça.
" On lui obéit : il n'y a pas de raison qu'il tire. Si tu crains vraiment une flèche, tu peux te rendre invisible, mais je ne crois pas que ce soit une bonne option. Vas-y passe le premier... Et j'ai des sorts de soin, ne t'en fais pas."
Elle comptait le rejoindre sur le faite du "mur". Une fois celui-ci franchi, en revanche, il serait difficile de parler.

Dimitri passa la premier. Il ne s'immobilisa pas une fois en haut et disparut de l'autre côté. Une fois au sol, il attendit Astrée et quand elle atteignit le sommet, il lui tendit la main pour l'aider à descendre. Son expression révélait tout le bien qu'il pensait d'une quelconque autre initiative.

Elle lâcha un soupir. Mais il fallait de toute façon qu'elle parle à Dimitri, qu'elle lui expose la situation de Sheldon pour qu'il comprenne.
Elle se retourna vers le centaure.
" Si tu ne veux pas qu'on parle maintenant, alors je reviendrai."
Et elle se laissa aussitôt glisser de l'autre côté, hors d'atteinte des flèches -même si elle ne les craignait pas réellement, Sheldon étant capable de contrôler ses gestes même sous le coup de l'agacement.

Il y eut quand même un vol de flèche, qui frôla la jeune femme mais sans la toucher, et s'enfonça dans la boue à côté d'elle. La colère dans le regard du centaure était toujours rayonnante. Dimitri la réceptionna de l'autre côté et lui décocha un sourire.
" Tu as de drôles de fréquentations. Mais un centaure sans harde n'est jamais une bonne chose... Il est fatalement imprévisible et dangereux."
Il ne paraissait pas plus inquiet que ça.
" Maintenant, il va monter la garde un certain temps."

Elle sourit.
" Comme ça, on saura où le trouver !"
D'un signe de tête, elle lui fit signe de la suivre et s'engagea sur le chemin du retour. Elle se souvenait que Sheldon avait l'ouïe très fine. Elle attendit d'être suffisamment éloignée pour donner davantage de précisions.
" Sheldon... c'était un chef de harde. Sa harde a été détruite par des humains. Quand je dis détruite... les centaures ont été en partie tués dans une guerre, en partie réduits en esclavage. Des centaures sont nés en captivité. Et quand on a mis fin à cette situation, avec l'aide des autorités luméniennes, on s'est retrouvés avec deux catégories de centaures, les centaures de la harde et les centaures nés en captivité. Mais la harde avait été détruite, leur shaman était mort... Et les centaures humanisés n'auraient pas pu accepter l'autorité de Sheldon. Sheldon s'est donc exilé volontairement pour éviter une guerre fratricide et permettre à une nouvelle harde de renaître..."

" Un centaure sans harde ne fait pas long feu, dit Dimitri. Ce sont des créatures grégaires et les mâles isolés finissent toujours par se faire tuer. Ce qui va arriver à celui-ci. Je te connais, je pense que tu espères le convaincre de partir... Mais il ira faire la même chose ailleurs et ailleurs encore, jusqu'à ce qu'il n'y ait plus de bonne âme pour le sauver contre son gré."
Il eut un sourire.
" Mais tu es druide, pas vrai ? Tu vas pouvoir laisser faire la nature."

Astrée secoua la tête.
" Non... parce que ce n'est pas juste. Il ne mérite pas ça. Il s'est sacrifié, en quelque sorte, pour tenter de sauver la paix et la harde. Il était plutôt un bon chef, du point de vue de la harde, et puis il a eu l'intelligence et la sagesse de faire appel aux autorités, puis de s'exiler. C'est vraiment quelqu'un de respectable, sous ses allures de grosse brute. Ce qu'il vit..."
Elle soupira.
" Il faudrait qu'il puisse se trouver une nouvelle place dans le monde. Un endroit où vivre en paix sans être chassé donc sans entrer en conflit avec les autres... Bien sûr, idéalement, il faudrait qu'il puisse avoir une vraie place, un rôle à jouer..."

" Tu voudrais faire triompher la justice en dépit de sa nature ? Est-ce que ça a seulement un sens..."
Il s'immobilisa et regarda vers la palissade.
" C'est un être qui vit par la force, et il s'est arrogé ce territoire. Depuis combien de temps erre-t-il, au juste ?"

" Depuis le printemps dernier, répondit Astrée. Ce n'est pas si ancien. Depuis, je crois qu'il est allé de désillusion en désillusion. Il s'est fait virer de Lorien par exemple. Il est compréhensible qu'il se cherche un endroit à vivre qui soit à lui, d'où il ne sera pas délogé, puisqu'on le renvoie de partout... Et étant donné sa nature, je comprends qu'il se l'approprie par la force. Mais il a choisi un endroit qui est revendiqué par d'autres, et ça va se finir dans la violence si on ne parvient pas à trouver un terrain d'entente. Il faudrait pouvoir lui proposer une solution qui lui convienne... et qu'il l'accepte."

" Si la question, c'est juste de le faire bouger, je sais comment faire... mais ça ne va pas te plaire." dit Dimitri en s'immobilisant.
Ils étaient désormais à bonne distance de la fameuse frontière. Le mercenaire jeta un coup d'oeil distrait à son manteau et passa un doigt curieux dans le trou qu'y avait laissé la flèche.
" Je peux le battre. C'est le langage qu'il comprend. Deux mâles, un territoire, je peux le revendiquer et le lui reprendre, sans le tuer, bien sûr. Mais ce ne sera que déplacer le problème."

Astrée ouvrit de grand yeux.
" Le battre ? Tu es fou ! Tu ne mesures pas sa force..."
Elle grimaça, et le détailla plus attentivement.
" Enfin... je suppose que tu sais mieux que moi ce dont est capable un centaure... mais tu dois être conscient que celui-ci est un guerrier, et un stratège : sa nature est de combattre, de mener la guerre, il est né pour ça. Après, je veux bien croire que tu sois plus fort que lui. Par contre, comme tu dis, le chasser d'ici n'est pas une solution à long terme. Il lui faut trouver un endroit où vivre de façon durable, sans que ça tourne au conflit. Ce serait préférable de passer par la négociation... mais il faut qu'on ait une solution à proposer qui lui convienne."

" Qu'est-ce que tu crois que c'est, ma nature à moi ?" demanda Dimitri avec un demi-sourire.
Il haussa les épaules.
" Je pense que tu te leurres. Et que tes intentions sont contraires à sa manière de vivre. Ce n'est pas le respecter que de chercher à lui imposer une solution acceptable à l'aune de tes valeurs humaines."
Il jeta un coup d'oeil circulaire autour de lui.
" Ton île est trop petite et trop peuplée. Même s'il se cherche un endroit reculé pour vivre seul... Ce n'est pas son intention. Comme tu l'as dit, c'est un être fait pour la guerre. Il ira toujours la chercher, ne fut-ce que par ennui."

" Je sais bien. C'est pour ça que je disais qu'il lui faudrait une place, un rôle à jouer... un peu comme toi, effectivement. Il pourrait se faire engager dans l'armée, évidemment... mais il refusera d'être sous les ordre d'une hiérarchie humaine, à mon avis : il n'a pas confiance. Peut-être qu'il faut qu'il quitte Hélonna..."
Elle songea aux centaures qu'elle avait vu en Féérie, combattant pour l'armée du Seigneur Chêne. Il n'existait rien de tel dans le monde matériel, même si quelques centaures, ponctuellement, devaient bien se faire embaucher... Ou peut-être que cela existait, ailleurs, loin d'ici, et qu'elle n'en savait rien.

" Je pourrais l'envoyer chez moi, dit soudain Dimitri, se faisant le reflet des pensées d'Astrée. C'est risqué, il pourrait se faire tuer rapidement, mais ce ne sera pas pire qu'ici, et ses chances de trouver une place seront bien plus élevées."
Il sourit à la jeune femme.
" Mais pour ça, tu dois me laisser lui mettre une bonne raclée."

Astrée pâlit.
" Dimitri... Je sais que tu es un très bon combattant... mais lui aussi... Et c'est un centaure..."
Dimitri allait se faire sérieusement blesser... ou pire. Et le plus inconcevable était qu'il semblait prendre ça totalement à la légère.
" Est-ce qu'on peut, au moins, d'abord lui faire cette proposition de façon apaisée et diplomate ? Peut-être que l'idée de rejoindre d'autres centaures en Féérie ne lui déplairait pas après tout... même si je vois bien qu'il est peut-être trop furieux, aujourd'hui, pour être accessible à la raison. On pourrait plutôt revenir demain ?"

" Pourquoi refuses-tu de communiquer avec lui de la manière qui lui convient ? C'est un mâle dominant qui ne se pliera à aucun injonction. Ce serait... incroyablement humiliant pour lui. Tandis que si je le bats — et je le battrai, sois-en sûre — il admettra mon autorité. C'est ainsi que les choses se passent chez de nombreuses créatures... Et c'est agir comme il le faut."
Il pinça les lèvres.
" Je connais bien les centaures. J'ai servi avec nombre d'entre eux. J'en ai eu sous mes ordres... et je sais très bien ce qu'il faut faire, quand il y a un doute sur qui commande. Je ne peux pas t'empêcher d'essayer d'aller lui parler... mais il risque de te planter une flèche dans l'épaule, Astrée. Tu as l'expérience des êtres vivants. Tu sais lire leurs émotions dans leur attitude. Tu sais qu'il est dangereux."

Elle poussa un profond soupir.
"Je sais... je sais que c'est de cette façon que lui s'y prendrait avec un centaure récalcitrant... Je sais qu'ils fonctionnent comme ça. Je pensais qu'il pouvait être sensible au risque de se faire jeter par l'armée Lumenienne et de la nécessité de trouver une solution... mais tu as raison, il voudra les attendre de pied ferme et se mesurer à eux...".
Elle secoua la tête.
"Mais... ça m'ennuierait qu'il le vive comme une défaite de plus qui entraîne son exil. Ce n'est pas un bannissement. C est une nouvelle chance, une nouvelle vie... Et c'est vraiment la meilleure chose qui puisse lui arriver dans sa situation..."

" Il est obligé de passer par là, dit Dimitri. Même en Féérie, il devra se battre pour trouver sa place. Que ce soit une sorte de punition... C'est ce qui l'empêchera d'y voir une fuite et un échec."
Il chercha un endroit pour s'asseoir.
" Je ne suis pas sûr que tu devrais assister à ça, cela dit. Ça va être violent... Nous aurons besoin de tes soins, ensuite. Mais pas d'une intervention en cours de combat."

Elle le toisa, bras croisés.
" Ça, non ! N'espère pas me tenir à l'écart. Si tu es gravement blessé, ou lui, il faut que je sois à proximité immédiate pour vous soigner rapidement. Je peux même... si on attend demain, je pourrai mémoriser un sortilège qui me permettrait de te soigner à distance, si jamais ça tournait mal pour toi. Oui, je sais bien que tu es sûr de le battre... Mais on ne peut jamais être sûr de rien, en ce domaine. Et déjà, comment tu vas faire pour ne pas prendre une volée de flèches avant même de l'atteindre ?"

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Les Hauts Plateaux du Sud