La Couronne de Cuivre

Ce fut à son tour de grimacer.
-Sauf votre respect, je ne vois pas ce qu'il y a de si étrange ou de si inquiétant dans mon attitude. Lire réclame de la concentration et avec tout ce qui me trotte dans la tête, j'en suis bien incapable. Écrire demande de l'inspiration et pour les mêmes raisons, sans compter le cadre, je n'en ai pas une once. Quant à jouer de la musique... J'ai été contraint de le faire pour le directeur des mines pénitentiaires de Gargouilles et je crains qu'associer à nouveau mon art à un milieu carcéral, fut-il beaucoup plus humain, ne finisse par m'en dégoûter. Je préfère de loin m'évader en me réfugiant dans mes pensées, en songeant à l'avenir. Qu'un barde tienne le coup en se servant de son imagination, c'est plutôt logique, non ? Par ailleurs, souvenez-vous que j'ai déjà passé des mois et des mois en prison... Il me semble plutôt normal que m'y retrouver à nouveau s'avère très éprouvant pour moi.
Il soupira.
-Enfin, je peux malgré tout comprendre votre réaction. Peut-être, simplement, n'avez-vous jamais eu de clients coupables de crimes aussi odieux et à ce point contraires à leur nature... Néanmoins, si vous pensez que mon attitude est préjudiciable à l'issue du procès, alors trouvez-moi une activité quelle qu'elle soit. Elle ne m'apportera aucun réconfort mais comme je vous l'ai déjà dit, je suis prêt à tout mettre en œuvre pour m'en tirer.

" Je n'ai pas l'intention de vous faire jouer un rôle, dit Henri en secouant la tête. Simplement, la plupart des gens qui ont des choses qui leur trottent dans la tête, comme vous dites, essaient de se changer les idées, plutôt que de leur offrir tout l'espace de leur vie mentale. Mais sans doute est-ce votre nature d'elfe qui me déstabilise, et sans doute avez-vous une meilleure maîtrise de ce qui vous tourne dans le crâne. Les elfes ont toujours une meilleure maîtrise, c'est bien connu."
Il sourit.
" Mais vos crimes, Taliesin... Ne soyez pas naïf. J'ai vu pire... mille fois pire... et par des hommes qui étaient parfaitement conscients de chacun des actes qu'ils posaient. Ce qui n'est pas votre cas."
Il se leva.
" Bon. Anthime viendra demain, et Galathée passera en fin de journée. Comme ça, vous avez une vague idée des étapes à venir... D'ici là... et bien... pensez bien."

Il avait failli lui répondre que ses autres clients avaient peut-être conscience de mériter leur sort, eux aussi. Et que c'était cela, ajouté à la volonté d'expiation, qui lui permettait de faire un tant soit peu front. S'il était prouvé qu'il avait agi sous l'emprise de la folie, si lui-même parvenait à l'accepter, la situation changerait du tout au tout : être arraché aux siens, être incarcéré après avoir connu les geôles morféennes, être humilié par un procureur acharné, tout cela lui apparaîtrait comme terriblement injuste, comme terriblement révoltant, et il aurait beaucoup plus de mal à courber l'échine. Bref, mieux valait, et de loin, qu'il se cantonne aussi longtemps que possible dans son attitude actuelle, à savoir ne rien faire pour adoucir son emprisonnement afin d'estimer, plus tard, avoir payé sa dette.
-Merci de m'en avoir prévenu, dit-il en se levant également. Bonne journée à vous et bon courage pour votre travail.

Henri se retira donc en lui souhaitant la pareille et il fut ramené à sa cellule. Comme annoncé, la journée se déroula mornement. Les tentatives de bavardage de son voisin n'aboutirent à rien, il ne goûta pas aux repas qui lui étaient apportés, et quand le soleil déclina, Galathée parut enfin. Elle avait des mots de réconfort, bien sûr, mais rien de bien différent par rapport aux jours précédents. Si ce n'est que les garçons étaient arrivés à Luménis et s'étaient installés, comme elle, chez Henri. L'avocat était de moins en moins persuadé que la jeune femme devrait témoigner, mais comme on ne pouvait jurer de rien, elle demeurerait toujours en renfort. Tout le monde demandait des nouvelles du barde, elle en donnait du mieux qu'elle le pouvait. Anthime ne l'avait pas encore rencontrée, mais elle savait que c'était dans l'air, sans doute pour le surlendemain.

Il l'écouta avec attention : avec sa présence, les nouvelles de l'extérieur étaient les seules choses susceptibles d'atténuer quelque peu ses épreuves, même si elles rendaient son isolement plus criant encore. Lui-même ne se priva pas pour parler et il n'essaya pas particulièrement de donner le change : l'emprisonnement était rude mais il survivait ; l'expertise l'inquiétait car elle serait dure à vivre mais il savait qu'on pouvait se réjouir de l'identité de l'expert et qu'on pouvait être tranquille quant à ses conclusions. Bref, bon an mal an, les choses suivaient leur cours, paraissaient plutôt bien engagées et, mine de rien, cela faisait toujours une journée en plus d'écoulée.

Galathée prit congé en lui donnant les plantes requises puis s'en fut et la nuit succéda à cette journée creuse. Au petit matin, comme annoncé, l'expert se présenta. On escorta Taliesin dans la petite salle, le clerc d'Ilmater s'installa face à lui, sortit de multiples documents, de quoi écrire, et lui demanda, comme prévu là encore, de lui raconter les événements. Pendant que le barde s'exécutait, son vis à vis prit énormément de notes, écrivant en pattes de mouche serrées. Ensuite, il le dévisagea puis se carra dans son siège.
" Et ça vous évoque quoi ? Pensez-vous que vous étiez dément ?"

Comme toujours terriblement ébranlé par le récit de ses crimes, il s'accorda un moment avant de répondre, le temps que le goût de bile qui lui avait envahi la gorge s'atténue quelque peu et que ses pensées reviennent en moins en partie à l'instant présent.
-Ce que cela m'évoque ? De la honte, des remords, de la répulsion pour moi-même, dit-il d'une voix mal assurée. Quant à savoir si j'étais dément... Longtemps, je n'ai même pas envisagé cette possibilité. Peut-être parce que mes souvenirs étaient trop précis pour que je puisse estimer avoir alors été sous l'emprise de la folie, peut-être parce que j'étais trop écrasé par le poids de mes actes pour réussir à y réfléchir, à chercher des explications. Aujourd'hui... Après en avoir beaucoup discuté avec mes proches, avec mon avocat, après m'être forcé à y penser... Ce qui s'est passé cette nuit-là... Ce que j'ai fait... Cela me parait tellement éloigné de ce que j'étais avant, de ce que je suis maintenant que je me dis que oui, je ne devais pas être dans mon état normal. Je n'ai pas de certitude, cependant, et je rechigne toujours à me trouver sinon des excuses, en tout cas des circonstances atténuantes.
Il soupira.
-Ce qui est sûr, en revanche, c'est que j'aimerais enfin être fixé. Que j'ai besoin de connaître enfin la vérité.

Le clerc acquiesça.
" Et nous allons nous efforcer à vous y aider, dit-il. Merci pour votre contribution, en tout cas. Je devine que repasser ces événements sans cesse dans votre tête ne doit pas être aisé. Certains finissent par ressentir une forme d'atténuation émotionnelle, mais j'ai l'impression que dans votre cas, c'est le contraire. Vous devriez songer à demander les services d'un barde spécialisé dans le travail des souvenirs. Ce sont des méthodes invasives, mais efficaces, et parfois, c'est la seule solution pour aller de l'avant. Nous en avons plusieurs, très qualifiés, à l'hospice d'Evendum."

-Merci pour ces informations. S'il s'avère que j'étais fou au moment des crimes, je suivrai sans doute vos conseils, si tout cela reste trop lourd à porter.
Dans le cas contraire, il s'en abstiendrait : être rongé par la culpabilité, après tout, était la première forme de justice existant en ce bas-monde et peut-être la plus efficace. Mais de toute façon, s'il n'avait même pas l'excuse de la démence pour atténuer l'ampleur de ses méfaits, la condamnation dont il écoperait serait énorme, et il y avait peu de chance qu'il ait assez de force pour faire face à la fois à celle-ci et aux remords.

Le clerc s'en alla peu après, sans rien dire de ce qu'il avait pensé de l'épisode, même si ses conseils en matière thérapeutique constituaient sans doute un indice de son opinion. L'après-midi se déroula sans événement notable, et Galathée vint en fin de journée. Elle avait apparemment discuté avec le sire de Fernelroc tout l'après-midi et celui-ci avait averti la cour de son intention de remettre ses conclusions en début d'après-midi le lendemain. Les audiences reprendraient donc incessamment. Pour le reste, les garçons lui avaient fait des dessins, Victor avait tenté de composer un poème, et Baptiste l'avait chargée de gâteaux. Il avait apparemment sympathisé avec la cuisinière des de l'Atalante et passait ses journées entre les fourneaux et le marché voisin. Victor, de son côté, s'était immiscé auprès d'Antoine qui lui consacrait volontiers ses heures de pause quotidiennes. Constance les avait aussi emmenés faire un tour en bateau, pour leur plus grand plaisir.

Entre son entretien avec le clerc, qui l'avait ébranlé, la proximité de la rôdeuse, qui l'émouvait toujours, et les attentions des enfants, qui le touchèrent énormément, il lui fut difficile de garder contenance et il n'y parvint qu'au prix d'un grand effort. Lorsque la rôdeuse eut terminé de lui donner des nouvelles de l'extérieur si lointain, si irréel, il s'avéra moins disert que de coutume, préférant simplement profiter de sa présence. Il avoua néanmoins son soulagement que l'expertise soit derrière lui et que les audiences reprennent bientôt. Un cap était franchi, assurément.

Galathée repartit, la nuit suivit, et ce fut le petit matin. Henri arriva de bonne heure avec les informations critiques : Anthime de Fernelroc ferait une déclaration en début d'après-midi, allant dans le sens qu'ils espéraient. Bien sûr, le procureur ne manquerait pas de le cuisiner, et peut-être aurait-il quelque chose de supplémentaire dans sa manche. Henri doutait qu'il rende les armes, malgré les déclarations de l'expert. Peut-être exigerait-il une contre-expertise, peut-être aurait-il d'autres éléments pour fragiliser la position de l'Ilmate. Ce serait à voir. Il resterait évidemment la question de la récidive, qui restait désormais leur ultime problème. Mais compte tenu de la psyché lathandrite, Henri n'était pas vraiment inquiet.
Il laissa Taliesin à ses réflexions matinales.
Un peu après midi, les gardes vinrent le chercher et sous bonne escorte, il gagna à nouveau le Palais de Justice.

Quête : Les Squelettes du Placard
Epilogue : Exorcisme

De retour du Palais de Justice, Taliesin fut ramené, comme chaque jour, à sa cellule. Il avait à nouveau de longues heures à combler devant lui, mais les choses devraient s'enchaîner désormais rapidement. Les avocats plaideraient le surlendemain, puis le juge prendrait sa décision. En fonction de celle-ci, il faudrait compter encore un jour ou deux pour qu'il décide d'une éventuelle peine, ou de conditions, mais le barde devrait recouvrer sa liberté entretemps. Du moins s'il était déclaré non-coupable.
Son voisin ne le dérangea pas, il semblait plongé dans une lecture quelconque, et Galathée survint en fin de journée. Elle semblait d'excellente humeur : sans doute Henri lui avait-il communiqué les bonnes nouvelles.
" Comment imagines-tu ton retour ? Voudras-tu retourner tout de suite à la ferme ? Passer une nuit à Luménis ? Une bonne auberge ? Une promenade en bateau ? Je voudrais t'accueillir comme il se doit !"

Aiguillonné par sa prudence - ou par l'insidieux pessimisme dont il ne s'était jamais complètement défait -, Taliesin trouva que la rôdeuse allait un peu vite en besogne. Toutefois, il se garda bien de tempérer son enthousiasme et esquissa même un sourire.
-Tout ce qui compte, c'est que je sois avec vous, répondit-il. Et tant que je suis avec vous, le reste est secondaire. Alors vraiment, fais à ton idée. Tout m'ira parfaitement. J'espère juste que vous ne m'en voudrez pas d'être un peu... chamboulé par ma libération, par les retrouvailles...

" Je sais bien que tu es un grand sentimental..." lui dit-elle en l'embrassant sur le nez.
Mais elle respecta sa réserve et changea de sujet, lui racontant les menues anecdotes du jour, tout en lui déballant les victuailles que Baptiste lui envoyait avec ses compliments. Victor était en pleine composition d'une chanson triomphale mais il était grand temps que le barde lui enseigne formellement l'usage d'un instrument, car Henri l'avait banni dans la remise au fond du jardin, avec interdiction de faire des vocalises à moins de trois toises des murs du corps de logis. Pour le reste, les jumeaux étaient en pleine forme et Héloïse avait commencé à ramper avec une dextérité qui forçait le respect. Tristan préférait qu'on continue à le promener. La jeune femme promit de revenir le lendemain, espéra que le barde trouverait à s'occuper. Elle lui fournit les plantes habituelles, lui demanda s'il voulait qu'elle assiste au réquisitoire et au plaidoyer. Après tout, elle ne serait assurément pas citée...

A nouveau, il lui demanda de faire comme elle le souhaitait. Toutefois, il insista sur le fait que sa présence ne le dérangerait nullement. Au fil des jours, mine de rien et même s'il n'en avait pas toujours pleinement conscience, même si cela ne se retraduisait pas forcément dans son état d'esprit, il avait reprit un peu d'allant, d'assurance, ce qui était logique puisque le prime choc de son incarcération et de son isolement était passé. Bref, si elle souhaitait venir, elle ne devait pas hésiter.

Elle lui annonça qu'elle assisterait probablement au plaidoyer, peut-être pas au réquisitoire. Elle avait encore la journée du lendemain pour se décider, de toute façon. L'embrassant une ultime fois, elle lui souhaita la bonne nuit, et bon courage pour le lendemain, avant de lui laisser les plantes qu'Henri avait fait préparer. Ensuite, elle fut raccompagnée vers l'extérieur tandis que Taliesin réintégrait sa cellule pour la nuit.

Le programme de la soirée resterait inchangé : repas, consommation de plantes, endormissement jusqu'à l'aube ou jusqu'à plus tard si les gardes le laissaient dormir - ce qui n'était pas impossible vu qu'il ne devait pas se rendre au tribunal. Occuper le lendemain s'avérerait plus délicat mais il commençait à avoir l'habitude de ces journées vides et oisives. De surcroit, il avait de quoi réfléchir : il songerait forcément, et beaucoup, aux conclusions de l'expert selon qui le Monstre était né de sa folie et avait disparu avec elle.

Il sombra donc dans son inconscience végétale, y flotta un long moment, à l'abri de tout cauchemar, et en fut arraché par une main sur son épaule.
" Réveillez-vous. Vous êtes attendu au tribunal."
C'était le même garde que d'habitude, un homme dans la quarantaine, cheveux prématurément gris et moustache hirsute, à la mine toujours un peu renfrognée sans qu'il soit pour autant brusque ou désagréable.
La lumière était généreuse, le jour était ensoleillé. Mais c'était encore le petit matin.

Il l'avait pressenti.
Il en avait même eu l'intime conviction, quoi qu'il ait essayé de se mentir à lui-même.
Il y aurait forcément une mauvaise surprise de dernière minute.
Et elle s'était produite.
De quoi s'agirait-il ?
Une ultime manœuvre du procureur, assurément. Il avait dû trouver un vice de forme, un nouvel expert, un autre témoin... Quoi qu'il en soit, il avait trouvé quelque chose, quelque chose qu'il pensait susceptible de tout remettre en cause.
Et qui allait tout remettre en cause, forcément : tout s'était trop bien passé jusqu'ici pour que cela continue.
La mort dans l'âme, le cœur serré, l'angoisse et le fatalisme chevillés au corps, il obtempéra sans poser de question.
A quoi bon ? Le garde n'aurait pu lui fournir de réponse.
La réponse, il l'aurait au tribunal. Et mieux valait commencer à serrer les dents, histoire de se préparer, déjà, au énième mauvais coup qu'il allait recevoir.

Il ne vit aucune trace de son avocat dans les couloirs et, comme il le pressentait, personne ne lui fournit la moindre information : les gardes avaient leur mine morne habituelle, qui n'invitait pas aux bavardages. Son escorte le mena à la cour et de la cour au chariot, et du chariot, au Palais de Justice, ni plus vite, ni moins vite que de coutume...

Quête : Les Squelettes du Placard
Epilogue : Exorcisme

Depuis le Palais de Justice, le trajet fut cette fois encore plus long : ils étaient à la mi-journée, il faisait magnifique, et les Luméniens se pressaient dans les rues pour profiter du soleil printanier. Mille odeurs de fleurs se glissèrent dans le chariot tandis qu'il cheminait, Taliesin entendit rires et musique, encore hors d'atteinte, peut-être plus pour longtemps.
Quand il gagna la prison, on lui servit rapidement son repas de midi.
" Vous êtes drôlement tôt, aujourd'hui." remarqua son voisin sur le ton de la conversation.
Peut-être Galathée viendrait-elle plus tôt que de coutume, elle aussi. C'était en tout cas ce qu'avait suggéré Henri.

-Oui... Une péripétie de dernière minute mais qui ne change rien au programme des jours à venir. C'est bientôt terminé.
Il en avait dit spontanément plus que de coutume. Et il aurait pu en dire encore davantage si son embarras à l'égard de l'autre prisonnier ne l'avait pas bloqué. Après tout, se vanter de l'issue prochaine - et probablement positive - de son procès devant quelqu'un qui en était privé et pour qui rien n'avançait depuis des lustres, ç'aurait été par trop cruel.

" Et dans le bon sens, à vous entendre. C'est bien. Quand ils en auront fini avec vous, peut-être s'intéresseront-ils à moi !"
Il avait dit avec une pointe d'ironie mais sans agressivité, et le barde entendit bientôt qu'il avait repris sa lecture.
Galathée survint en début d'après-midi, un peu hésitante mais en même temps ravie. Elle laissa exploser son soulagement une fois qu'ils furent en tête à tête.
" Comment te sens-tu ? Cette théorie... fait tellement sens, pour moi ! Pourtant, je ne suis pas adepte des mystères, et je me contente de la vie simple du quotidien, mais..."

-J'admets qu'avec toutes ces coïncidences, l'explication paraît crédible. De surcroit, elle est presque réconfortante, d'un certain côté. Je veux dire, si j'avais été guidé par la folie, ça n'aurait pas été ma faute mais ça serait quand même venu... de l'intérieur. Alors que là, cela voudrait dire que j'aurais agi sous l'emprise d'une volonté autre, que je n'y suis pour rien...
Il sourit.
-Je sais, tu vas me reprocher d'employer le conditionnel. Mais je venais à peine d'accepter l'idée que j'étais dément à l'époque et voilà ce nouveau bouleversement... Ah, il va falloir que je mettre de l'ordre dans mes pensées. Je m'y efforce déjà.

" Je sais. Pour moi aussi, c'est bouleversant. J'ai toujours pensé que tu n'étais pas toi-même au moment des événements... Et l'idée que tu étais dément, que la torture, la violence, l'échec aussi, t'avaient fait basculer... C'était amplement suffisant, pour moi. Et ça devrait l'être pour toi aussi. Mais je comprends que cette fragilité, tu ne l'aimes pas... Ce spectre... ça me semble expliquer tout. Mais je dois te laisser de l'espace. Excuse-moi."
Elle se rassit.
" Henri avait l'air confiant. Les informations qu'avait la prêtresse sont fortes, dit-il. On ne peut pas condamner quelqu'un si on a un doute quant à sa culpabilité."

-Il faudrait expliquer ça au procureur, pour qui il faut écarter tout ce qui n'est pas une certitude absolue. Et encore, je suis persuadé que si on lui en mettait une sous le nez, il trouverait moyen d'affirmer que quelque chose de trop indéniable est forcément suspect...
Son sourire s'élargit.
-Mais je ne suis pas inquiet. Il est d'une mauvaise foi stupéfiante, selon Henri. Et il n'a pas dit ça juste pour me faire plaisir... Bref, les chances de bien m'en tirer étaient déjà élevées, alors désormais, à moins d'un nouveau retournement de situation... Il suffit de serrer encore un peu les dents.

" Je suis sûre que tout ira bien. Et nous avons mis toutes les chances de ton côté, aujourd'hui : nous sommes allés prier Lathandre et Tymora. Je te laisse deviner lequel de tes fils a insisté pour le premier, et lequel pour le second."
Elle sourit.
" Je viendrai demain, pour tout. Plaidoirie, réquisitoire, verdict."
Elle entrecroisa ses doigts dans les siens.
" Je ne te lâche plus."

-Je doute que le verdict soit rendu dès demain. Et franchement, tu devrais t'épargner le réquisitoire : le procureur va dire pis que pendre à mon sujet, insister sur la moindre esquisse de doute, réclamer... je ne sais pas, l'incarcération ou l'internement à vie. Si la peine de mort était en vigueur à Luménis, je suis à peu près certain qu'il l'évoquerait. Bref : l'écouter, c'est se faire du mal, et je m'en abstiendrai même si je donnerai l'impression de suivre avec attention. Mais si tu souhaites venir malgré tout... Libre à toi. Et je pense que le reste sera bien moins pénible.

" Je ne sais pas... Tu ne voudrais pas que quelqu'un te tienne par la main, dans ces moments-là ?"
Elle sourit doucement.
" Mais si tu préfères que je ne l'entende pas, histoire que le secret reste avec toi, je pourrais le comprendre aussi. Tu dois décider. Je te suis déjà reconnaissante de ne pas m'avoir gardée complètement hors de cet épisode."

La Couronne de Cuivre

[Salle] La prison