La Couronne de Cuivre

Astrée se souvint qu'effectivement, la place des femmes dans la harde n'était pas exactement la même que dans la société humaine. Mais cela évoluerait, sans doute, désormais. Ou peut-être pas. Comment faire un seul groupe avec deux communauté de culture si différente ?
La dernière remarque lui paraissait tout aussi problématique.
" J'ai confiance dans les autorités luméniennes pour débrouiller l'écheveau des culpabilités des uns et des autres, fit-elle, prudemment. Les principaux responsables seront arrêtés, jugés, après je ne sais pas ce qu'ils décideront pour tous les autres. Et... Je ne sais pas non plus ce qu'en penseront les centaures sauvages. Quand j'en avais discuté avec certains d'entre eux, avant d'aller à Luménis, j'avais compris qu'ils espéraient que les humains quitteraient la vallée. Mais je ne sais pas si ça a autant d'importance maintenant que la harde est dissoute, que leur shaman est mort..."
Elle soupira. Elle avait beau comprendre que ça ouvrait d'autres possibilités aux centaures, une chance de coexistence, elle ne pouvait s'empêcher de pleurer Neffen.
" C'était... Je le considérais comme un ami, ajouta-t-elle pour expliquer à Mara l'émotion qui l'avait envahie. Alors ça me gâche un peu la joie de vous savoir tous enfin libres ici... Mais bon, je sais qu'il faut se concentrer sur les vivants, penser à l'avenir," conclut-elle avec un sourire.

La centaure la dévisagea, un peu interdite, pendant quelques secondes, puis finit par avoir un sourire apaisant.
" Il y aura eu beaucoup de morts, de part et d'autre. Mais à présent, nous avons la chance de mettre fin à la violence. Ceux qui sont tombés ne seront pas oubliés."
Elle parut sur le point d'ajouter quelque chose, mais se ravisa.
" Et nous n'oublierons pas ce que tu as rendu possible, même si ce n'était pas ce que tu voulais."

" J'ai fait ce que je pouvais faire... et le destin a fait le reste, sans trop se préoccuper de ce que je souhaitais. Il me reste à espérer que ce soit finalement pour le mieux, pour tous."
Elle haussa les épaules.
" L'essentiel est d'avoir mis fin à l'esclavage, mais l'avenir m'inquiète un peu, j'avoue. Pour vous, ici, c'est une nouvelle ère qui s'ouvre, pleine d'espoir. Vous étiez opprimés et vous avez tout à gagner dans ce changement. Pour ceux de la harde, je me dis que ça doit être un peu plus compliqué... Mais effectivement, vous avez une chance de tourner définitivement cette page de haine et de violence, il il faut la saisir."
La mort de Neffen signifiait peut-être aussi la disparition de leur mémoire, cette mémoire qui avait gardé trace de toutes les trahisons humains et qui rendait apparemment toute réconciliation impossible... Mais les centaures, même sans cette mémoire collective, n'oublieraient pas de sitôt que les montequins avaient détruit la harde et asservi les leurs. Il faudrait du temps pour que toutes ces rancœurs cicatrisent. Et peut-être que ça n'était possible que si les humains quittaient la vallée.
" Qu'en pensent les autres centaures ? Est-ce qu'ils sont plus tournés vers la vengeance ou vers le désir de vivre en paix ?"

Mara sourit.
" Je crois que c'est difficile à dire. Les anciens sauvages sont peu nombreux, parmi nous. Certains sont sans doute emplis de haine... Mais pour nous autres, les choses sont très différentes. La plupart d'entre nous sont... pris au dépourvu et ignorent qu'il existe d'autres manières d'exister. Quand on vous dit que vous êtes inférieur, chaque jour de votre vie... vous le croyez. Vous l'assimilez à l'intérieur de vous-même... Non, je ne crois pas que le sentiment prédominant soit vengeur."

Astrée hocha la tête.
" Il va falloir qu'ils assimilent cette nouvelle réalité au fond d'eux-mêmes. Ils doivent encore être sous le choc... Ils vont avoir besoin du soutien de ceux qui étaient déjà libres, de ceux qui avaient conscience de ce qui se passait. Et de ceux de la harde, aussi, je pense. Même si vous êtes nés ici et que vos modes de vie divergent... Les centaures sauvages ont en eux la fierté de leur race, ils ne se sont jamais considérés comme inférieurs aux humains, et c'est quelque chose qu'ils sauront peut-être transmettre à ceux qui sont nés esclaves."
Peut-être de façon un peu excessive, d'ailleurs...
" En fait... Je crois qu'il faudra tôt ou tard que vous vous rencontriez", conclut-elle.

Mara fronça le nez.
" Nous verrons. Sans doute demanderons-nous la supervision des humains, en ces matières. Des Luméniens, bien sûr. Nous n'avons pas envie d'être insultés par des êtres qui s'imaginent supérieurs et qui voudront nous imposer leur mode de vie et de penser. La plupart des nôtres sont fragiles. Il n'est pas question que nous les laissions passer d'un esclavage à un autre. Il faut nous accorder le temps de nous définir. Si la harde sauvage est prête à nous rencontrer sur un pied d'égalité, en toute humilité, ce sera envisageable."

Astrée haussa un sourcil.
" La harde sauvage... ils ne sont plus très nombreux, ils n'existent plus en tant que harde, donc ça m'étonnerait qu'ils fassent vraiment des complexes de supériorité de ce genre... ni qu'ils soient en état d'imposer quoi que ce soit à quiconque..."
Cela dit, elle ne savait pas comment Sheldon pouvait avoir cheminé. Effectivement, s'il s'estimait le chef naturel et incontestable des deux cent centaures de Montequine, ça ne passerait pas. D'un autre côté, elle le voyait mal accepter de dialoguer en toute "humilité", comme le disait Mara, avec ceux d'ici. L'humilité n'était pas exactement un adjectif le caractérisant, à moins que la disparition de la pierre, ou l'influence de Byron, l'ait fait évoluer. La situation était complexe...
Et pourtant, quoiqu'en dise Mara, il lui semblait préférable que tous ces centaures fragiles et désorientés tirés de l'esclavage soient pris en charge par la harde, et non par ceux qui avaient été élevés à Montequine. Il lui semblait important qu'ils apprennent les valeurs et le mode de fonctionnement de leur peuple, et non ceux des humains. Même si le mode de vie de leur peuple était en train de changer radicalement, et que tout serait à recréer.
" Mais tu parles comme si tu t'exprimais au nom de tous les autres centaures de Montequine, je veux dire, des centaures libres. Vous êtes-vous déjà concertés à ce sujet ? Avez-vous discuté entre vous de ce que vous souhaitiez pour l'avenir ?"

hrp... hum... en fait elles étaient sensées se vouvoyer non ? Tu veux que je change ?

Mara sourit.
« Ceux d’entre nous qui avons vécu avec des humains amis sommes en relation depuis toujours, et nous avons mille fois parlé du futur, et de la manière idéale dont nos deux espèces pourraient cohabiter au mieux. De par notre position, notre éducation, notre savoir, nous sommes les leaders naturels des centaures domestiques. Nous connaissons tout de Montequine et de ce qu’ont vécu nos frères moins bien lotis. Nous savons leur souffrance. Et nous sommes prêts à accompagner leur convalescence. »

La réplique de Mara ne la surprit pas le moins du monde. C'était tellement logique, tellement évident... Et elle n'aurait aucun difficulté à en convaincre les autorités luméniennes, de surcroît.
Prudemment, elle risqua :
" Il est possible que les centaures sauvages souhaitent, de leur côté, leur permettre de renouer avec leurs racines."
Avec leur essence, aurait dit Neffen.
" Ils pourraient estimer qu'il est important qu'ils découvrent les coutumes et le mode de vie de leur peuple d'origine... En tout cas, il me semble que c'était ainsi qu'ils percevaient les choses, du peu que j'en ai discuté."
Elle leva la main pour pallier toute protestation.
" Mais je l'ai dit, avec la mort du shaman, ça change beaucoup de chose, puisqu'il était le gardien des traditions. Peut-être qu'ils seront désireux de repartir sur d'autres bases, au contraire. De trouver un moyen de cohabiter tous ensemble. Je n'en sais rien, je ne les ai pas revus depuis..."
Ca allait être extrêmement complexe. Les centaures sauvages n'accepteraient pas de laisser le leadership aux centaures domestiques, nés et élevés parmi les humains, coupés de leurs racines et de leurs traditions. A moins que la disparition de la pierre les ait changés du tout au tout... mais elle en doutait fortement.
Et aussi étrange que ça paraîtrait sans doute à beaucoup d'humains, elle se rendait compte qu'elle partageait l'avis des centaures de la harde. A se demander si, comme l'avait dit la vieille amie de Mara, elle n'avais pas subi un lavage de cerveau auprès de Neffen. Mais quoiqu'il en soit, Neffen n'était plus, la harde n'était plus, et il allait falloir trouver un moyen de cohabiter. A moins que la harde ne décide de quitter la vallée...

" Tout dépendra de leur attitude, dit Mara, avec un léger sourire. Je suis certaine, moi aussi, que les nôtres n'auront rien contre la découverte d'anciennes traditions. Pour autant que nous conservions le droit de refuser celles qui nous déplaisent."
Son expression se teinta de gravité.
" De toute façon, il faut être réaliste : ils sont sans doute moins d'une cinquantaine, dont très peu d'hommes. Ils prendraient des risques à tenter de nous imposer quoi que ce soit."

Astrée sourit.
" Ils en sont parfaitement conscients, je pense. Et ils n'avaient jamais parlé d'imposer quoi que ce soit, juste d'inviter les centaures d'ici rejoindre la harde lorsqu'ils seraient prêt, à leur rythme."
C'était une version un peu édulcorée des choses. Si Neffen avait réveillé leur âme, ils auraient automatiquement suivi Sheldon. On pouvait, sans doute, considérer ça comme une forme de contrainte... mais de nature magique, liée à une âme dont Mara récusait de toute façon l'existence.
Mais sans Neffen, tout cela était désormais impossible, et il faudrait inventer un autre mode de fonctionnement. Qui, peut-être, permettrait une relation apaisée avec les humains ?
" N'empêche, je serais curieuse de savoir ce que vous entendez par... "manière d'idéale" de faire cohabiter les centaures et les humains"

Mara sourit à nouveau, comme si elle trouvait la question un peu étrange.
" Je ne sais pas... Est-ce qu'il n'y a pas d'autres espèces, qui se mêlent aux humains, dans vos villes ? Des nains, des elfes, des gnomes ? J'imagine que c'est ce que j'entends. Cohabiter. Trouver un terrain commun. Se mélanger. Bien sûr, nous ne pouvons pas nous reproduire, mais n'est-ce pas la seule différence entre nous ? Il existe des humains qui vivent dans la nature, un peu comme les centaures sauvages. Et il existe des centaures qui aiment avoir un toit et demeurer sédentaires. Je ne vois pas la difficulté."

Astrée haussa les épaules.
" Moi non plus...", fit-elle en souriant.
C'était la réponse attendue par la centaure, mais elle savait pertinemment que ça n'était pas exact. Certes, il existait sûrement des centaures sans-harde qui avaient la même vision des choses que Mara, mais elle était certaine que ceux de la harde ne partageaient pas du tout cette opinion. Sauf si leur façon de voir les choses avait changé avec la disparition de la magie qui les liait.
Quoiqu'il en soit, elle ne souhaitait pas en débattre avec Mara, ni risquer de l'inquiéter, tant qu'elle n'en savait pas plus sur les projets de la harde.
" Bon... Je vais aller faire un tour dehors, je pense, voir si tout va bien là-bas... Mais d'après ce que tu dis, il n'y a rien d'urgent, donc je vais quand même prendre le temps de me faire offrir un thé avant, par mon ami clerc."
Souriante, elle tendit une main à Mara, se demandant si les centaures de la ville avaient adopté le mode de salutation des humains.
" A bientôt, je pense !"
La discussion la laissait songeuse. Même si son coeur penchait du côté des centaures sauvages, même si elle respectait et appréciait leur mode de vie, de quel droit se permettrait-elle de juger les uns et les autres ? Au fond d'elle, ça ne la choquait pas que des centaures choisissent de vivre aux côtés des humains. Mais c'était pourtant incompatible avec l'idée que l'organisation naturelle des centaures était la harde, qui excluait d'office l'idée de choix. Décidément, il faudrait qu'elle réfléchisse à tout ça, qu'elle clarifie les choses dans son esprit. Après tout, pourquoi n'y aurait-il pas d'autres types d'organisation possible que la harde ?

Astrée fut arrêtée à l'entrée du bâtiment mais lorsqu'elle se fut identifiée, les soldats luméniens la laissèrent passer. Il y avait peu de monde dans les couloirs et on la dirigea rapidement vers l'endroit où se trouvait Tybert, une petite salle qui avait servi de cantine, manifestement. Une théière était déjà prête et il la servit, lui poussant également quelques biscuits un peu secs.
" Elizabeth m'a dit qu'elle sera intéressée de connaître également les crimes dont les Montequins se sont rendus coupables envers toi. Elle voudra des noms précis, je pense."
Il avait l'air ennuyé.
" Je ne pense pas que je vais m'attarder dans cet endroit, pour ma part. Dès que Reynald sera rentré, il y a de fortes chances que nous partions."

Les crimes dont ils s'étaient rendus coupables... cette simple mention provoqua une brève avalanche de souvenirs, et elle sentit son estomac se serrer de peur rétrospective, si bien qu'il lui fallut quelques instants pour réaliser ce que Tybert lui annonça ensuite.
" Oh... " fit-elle simplement.
C'était prévisible, bien sûr. Ils n'avaient rien de spécial à faire ici... Et pourtant, ça lui aurait fait du bien d'avoir leur soutien. D'avoir Reynald auprès d'elle un moment, aussi.
" Vous auriez pu... vouloir rencontrer les survivants de la harde, peut-être, ceux que vous connaissiez. Mais je comprends que tu n'aies pas envie de traîner par ici, ça n'a rien d'agréable... et j'imagine que Goran va vouloir rentrer lui aussi."
Elle haussa les épaules.
" Je vais rester, moi. Voir ce que je peux faire pour aider à aplanir les choses. Mais ça va me peser de rester sans vous dans le village. J'y ai trop de souvenirs... douloureux."
Elle réalisait qu'elle n'avait aucune envie d'y demeurer, même sous la protection des luméniens. Elle avait plutôt envie de rejoindre la harde, en réalité.
" Et leurs crimes... envers moi... Je ne sais pas s'ils peuvent être retenus contre eux. Ils n'ont pas pu aller au bout de ce qu'ils avaient prévu. Neffen m'a sauvée, d'extrême justesse. Ils m'avaient... condamnée à mort... par écartèlement...
Rien que de l'évoquer, elle se sentit frissonner. Et pourtant il faudrait qu'elle l'explique à l'officier... Elle plongea le nez dans sa tasse de thé, évitant le regard de Tybert, inspirant profondément pour retrouver son calme. Le thé était plus que bienvenu.

Tybert posa la main sur celle de la jeune femme.
" Astrée. Je ne suis pas certain que tu sois en état de demeurer ici. Que tu aies la sérénité, le recul nécessaire... Les centaures... Ils doivent pouvoir se passer d'humains, désormais. De tous les humains. Toi y compris. Tu n'as pas de devoir envers eux... et je te sens... pleine d'émotions difficiles. Tu devrais peut-être partir, les laisser débrouiller leurs problèmes par eux-mêmes. Tu n'as pas de responsabilité et il est probable qu'ils n'accepteront pas ton ingérence, qu'ils soient domestiques ou sauvages. Byron... est un cas à part. Et il risque d'être marginalisé, s'il s'entête."

Astrée soupira.
" Je n'ai pas envie de les abandonner dans ces moments difficiles. Ni Byron, ni Sheldon... ni les autres d'ailleurs"
Si elle n'avait pas bêtement gaspillé les feuilles données par Neffen, auraient-elles eu une utilité pour aider les centaures ? Probablement pas. Les centaures de Montequine n'avaient pas vraiment besoin d'aide, ceux de la harde auraient eu besoin de reconstruire une harde... mais ça n'avait pas marché. N'empêche que ces feuilles lui auraient fourni une raison valable de rester, au cas où elles soient utiles à quelque chose. Alors que là... Tybert avait raison : objectivement, elle n'avait plus rien d'utile à faire ici.
" Cela dit, tu as raison, je ne suis pas vraiment dans l'état de sérénité nécessaire, et je ne servirai sans doute à rien ici. Mais Byron m'a demandé de jeter un oeil, de voir comment se passent les choses pour les centaures. Il faudrait au moins que je reste... jusqu'à ce que j'aie pu en discuter avec lui je pense, et que Sheldon ou lui aient pris les choses en main. Pourquoi penses-tu que Byron risque d'être marginalisé ?"
Le fait que Byron risque d'être marginalisé lui semblait être une raison de plus, au contraire, de rester. Pour lui.

" Il risque d'être marginalisé s'il vient sans cesse chercher conseil et aide auprès de toi. Tu es humaine. Les plus rigoristes des sauvages tolèrent à peine les humains, dans mon souvenir. Tu pleures la harde mais le simple fait qu'elle se soit tournée vers toi était déjà signe de sa faiblesse."
Il sourit doucement.
" Mais fais comme bon te semble. Je vois bien que tu erres dans l'univers de l'émotion, désormais, et que la raison est mauvaise conseillère, en ces matières. Ta présence pourrait faciliter le contact entre les domestiques, qui te verront comme une alliée, et les plus modérés des sauvages. Mais tu les attireras vers l'humanité, il faut juste que tu en sois consciente."

Astrée hésita.
" Dans ce cas, peut-être qu'il ne faut pas que je reste, effectivement. Ou en tout cas, pas trop longtemps. Je ne souhaite pas les influencer, les changer, je ne pense pas que ce soit souhaitable. Mais peut-être que je me trompe... D'un autre côté, si je peux être utile, un moment, entre eux et les centaures domestiques... Je ne sais pas... Tu as raison, je suis tiraillée par les émotions et je vis dans l'instant, dans l'urgence..."
Neffen lui avait dit de se donner le temps, l'espace aussi... Oui mais bon, puisqu'elle avait perdu les feuilles, ça n'avait pas d'importance. Elle prit sa tête dans ses mains.
" Je pense que je devrais attendre le retour de Byron, tout de même. Puisqu'il compte sur moi... En espérant que ça le marginalise pas trop. Après, je suis bien incapable de déterminer si ma présence va aider ou au contraire aggraver les choses. Tout est tellement complexe. Et puis, je n'ai pas assez de recul, je n'y connais rien en centaures, au fond. Par exemple, sais-tu, toi, s'il existe des communautés de centaure qui ne soient pas des hardes ? Peut-être que c'est une aberration totale, ou peut-être est-ce une évolution possible... Mais en fait c'est idiot que je me pose la question, il adviendra ce qu'il adviendra... Ça me dépasse de toute façon..."
Elle avala quelques gorgées de thé. Oui, elle errait dans l'univers de l'émotion, et il faudrait qu'elle réussisse à prendre du recul.

Tybert demeura silencieux un moment puis soupira avec un sourire.
" Je ne connais pas grand chose des centaures, moi non plus. Je sais qu'il y a plusieurs groupes dans la Vallée du Nirvana, plus proches de la Lorien. La manière dont ils se structurent... Je serais bien en peine de le dire. Par contre, je sais que l'Arbre de Vie est une légende spécifique à cette région et il est donc possible qu'il ait disparu avec la harde. Il faudrait sans doute interroger les centaures du nord, pour le savoir. Mais vu toutes les morts qui ont été causées par ce fichu machin, sa disparition est sans doute une bénédiction."

Astrée opina de la tête.
" Neffen m'avait dit que l'Arbre de Vie était spécifique à leur harde, oui. Et je sais le fardeau que ça représentait pour eux, avec toutes les convoitises qu'il suscitait. Je regrette qu'une chose aussi merveilleuse ait disparu, mais c'est sûrement mieux pour eux, en effet."
Elle en avait bêtement gaspillé le dernier rameau. Il ne restait qu'un fruit...
Avec un soupir, elle ajouta.
" L'avenir m'apparaît bien complexe... De mes discussions avec Neffen, j'avais retenu qu'il leur fallait vivre en harde, que c'était leur mode naturel de fonctionnement. Mais ça ne sera jamais possible pour ceux de Montequine, ils sont trop... humanisés. Et ceux d'entre eux qui vivaient libres souhaitent préserver les anciens esclaves de l'influence des centaures sauvage, parce qu'ils jugent que vivre en harde serait un nouvel asservissement. Il est probable que les centaures de la harde considèrent au contraire qu'ils doivent prendre en charge ceux de Montequine pour qu'ils apprennent leur mode de vie et non celui des humains. Ça promet d'être source de conflit. Et la centaure avec qui je parlais me dit qu'ils n'accepteront de dialoguer avec les sauvages que s'ils viennent avec humilité parler d'égal à égal... Non mais franchement, tu imagines Sheldon faire ça ?
Plus elle retournait le problème dans sa tête, plus elle se convainquait qu'elle devait rester encore un peu. Pour servir, probablement, de passerelle entre les deux factions, au moins au début. Mais peut-être que la seule solution était que la harde quitte la vallée pour rejoindre d'autres hardes.

" Je n'imagine rien. Les conflits ne me concernent que rarement, et celui-ci, en tout cas, ne me concerne en rien. Que les humains asservissent d'autres êtres pensants était une chose scandaleuse et je suis heureux d'avoir pu soutenir ceux qui ont voulu changer la situation. Au delà de ça... La violence des centaures sauvages est rébarbative pour un servant d'Eldath. Quelle soit soi-disant naturelle ne me la rend pas plus tolérable."
Il y eut du bruit dans le couloir, comme des gens entraient dans le bâtiment, des voix fortes ordonnant à d'autres de se tenir tranquilles. Tybert frissonna.
" Je ne sais pas comment les centaures vont régler leurs problèmes et ça ne me regarde pas, au final."

" Moi non plus, sans doute," murmura Astrée.
Tybert avait probablement raison. Mais pourtant, elle persistait à se sentir concernée.
" Ou peut-être que si, ajouta-t-elle après une hésitation. D'abord, j'y ai été mêlée de trop près, et je suis trop attachée à eux, pour me désintéresser ainsi de leur sort. Et puis... il y a ce qu'avait dit la dryade, de l'autre côté de la muraille, dans un bosquet sacré... Je ne t'ai pas raconté... J'y ai fait un drôle de rêve, où j'ai expliqué que je voulais aider les centaures, et à mon réveil la dryade est apparue. Elle m'a expliqué que Mielikki jugeait que je pouvais aider à ramener la paix ici. Et ensuite elle m'a aidée à traverser la muraille pour rejoindre les centaures."
Elle haussa les épaules.
" Pour le moment, je n'ai pas vraiment la sensation d'avoir ramené la paix. L'esclavage et la guerre ont cessé, oui, mais je n'ai pas sauvé la harde, et la situation est potentiellement très conflictuelle. Alors, peut-être qu'il faut que j'essaie d'aider, encore. Même si je ne sais pas à quoi je pourrai servir...

Tybert pinça les lèvres.
" Tu sais... Astrée... Les dryades sont des êtres faillibles, comme les centaures, les humains... comme l'était ton shaman, Neffen. Ce que cette créature t'a demandé... Ce n'est pas la parole d'un dieu. Et même les dieux sont faillibles. Terriblement faillibles. Nous autres clercs le savons sans doute mieux que personne."
Il sourit doucement.
" Tu peux décider que tu as une mission. Mais c'est ta mission et c'est toi qui te la choisis."

Astrée hocha la tête.
" J'avais déjà décidé d'aider les centaures avant que la dryade me parle. Elle n'a fait que confirmer la mission que je m'étais fixée... Mais ça m'a aidé à y croire dans les moments désespérés, même si c'était peut-être illusoire."
Et là, maintenant, elle considérait que son rôle auprès des centaures n'était pas encore terminé. Mais n'était-ce pas un peu orgueilleux de sa part d'imaginer qu'elle pouvait encore être utile ici ? D'un autre côté, elle ne se sentait pas le droit de les abandonner à leur sort : elle voulait d'abord être fixée sur ce qu'il adviendrait d'eux. A moins, bien sûr, que Sheldon lui demande de les laisser régler ça entre eux.

Elle croqua un dernier biscuit et acheva sa tasse de thé.
" Je vais aller voir ce qui se trame dans les prés, là où sont les centaures. A moins que le capitaine... de Tempera... veuille me voir rapidement ? Elle ne t'a pas précisé ?"

" Vas-y sans crainte. Si Elizabeth te cherche, je lui dirai où tu te trouves. Et si tu préfères ne pas témoigner... Je pense qu'elle comprendra aussi. Il y a de toute façon suffisamment de crimes commis pour que les meneurs du village soient punis et emmenés à jamais loin de cet endroit."
Il ne fit pas mine de se lever.
" Dois-je te faire prévenir lorsque Reynald revient ?" demanda-t-il ensuite.

Astrée sourit, les yeux légèrement brillants.
" Oui, bien sûr ! Mais je le verrai peut-être avant toi, s'il vient de la vallée. Enfin, si je suis encore dehors à ce moment-là..."
Elle décida de laisser son gros sac dans un coin de la pièce et se contenta de prendre sa sacoche. Avant de sortir, elle ajouta, d'un ton plein de reconnaissance:
" Et merci encore de m'avoir rassurée à son sujet, l'autre jour. Je n'avais quasiment aucune chance de parvenir à le tirer de là sans nous mettre tous les deux en danger, et tu m'as évité de m'obstiner pour rien..."
Mais ça ne lui avait pas pour autant permis de faire quoi que ce soit d'utile pour la harde, hélas.
Elle quitta la pièce sur un dernier sourire amical. Il ne lui restait plus qu'à franchir les portes de la ville dans l'autre sens...

Mara apprit à Astrée que les centaures domestiques s'étaient rassemblés dans le pré le plus à l'est de la vallée et la rôdeuse dut donc emprunter la porte située de ce côté pour les rejoindre. Des Luméniens l'arrêtèrent et s'enquirent de son identité avant de la laisser passer : comme elle n'avait aucune preuve de qui elle était, il fallut qu'un homme de Goran, qui l'avait vue à Bortheias, intercède en sa faveur pour qu'on la laisse passer. Elle gagna donc la prairie et trouva les centaures. Ils s'étaient rassemblés en petits groupes, bavards ou silencieux, et les enfants couraient en tous sens, joyeusement, sans se soucier de rien. Les barrières étaient ouvertes, et lorsqu'Astrée approcha, un trio de centaures vint à sa rencontre, suspicieux mais non hostiles. Ils ne semblaient pas exactement savoir comment se comporter avec elle.

Et Astrée, en réalité, ne savait pas davantage comment se comporter avec eux. Elle était venue... prendre la température, en quelque sorte. Elle se demandait comment on leur avait expliqué la situation, si on s'était enquis de leurs désirs, mais elle se voyait mal les interroger un à un à ce sujet. A terme, il faudrait qu'ils s'organisent entre eux sans ingérence humaine, mais puisqu'ils dépendaient des humains depuis si longtemps, il faudrait sûrement une période de transition.
Un instant, elle se remémora le centaure qui avait voulu l'agresser dans l'écurie assiégée, les paroles de Sheldon. Elle n'avait pas vraiment confiance en eux, de prime abord, mais elle savait qu'ils n'étaient pas tous à mettre dans le même panier.
" Bonjour, fit-elle en souriant un peu timidement aux trois centaures. Je m'appelle Astrée... et je viens simplement voir si tout va bien, si vous avez besoin de quoi que ce soit..."

Les centaures s'entreregardèrent. Le premier était un homme d'une vingtaine d'années, qui allait le buste nu, sans la moindre gêne. Le second était une femme plus âgée, qui avait drapé une couverture sur ses épaules. Le troisième, un homme à nouveau, portait une chemise dont il avait retroussé les manches.
" Tu peux voir par toi-même, dit ce dernier. Les gens sont calmes. Nous attendons de pouvoir rentrer. Et des nouvelles de ceux d'entre nous qui n'ont pas encore été libérés."

La Couronne de Cuivre

[Quête] Montequine