La Couronne de Cuivre

La juge ne répondit rien mais il sentit, une seconde, sa main se poser sur son avant-bras et le serrer doucement. Puis il l'entendit s'éloigner.
S'isoler ne lui pausa aucun problème : il suffit qu'il pénètre dans la tour la plus proche pour constater que le rez-de-chaussée et le premier étage en étaient complètement déserts.
Il déroula alors la lettre. Couverte de l'écriture soignée du défunt chevalier, elle était datée de la veille.

Hubert.

Si vous lisez ces lignes, c’est que je suis mort, probablement tué par ces cannibales dont, depuis peu, nous entendons les tambours. C’est aussi, par conséquent, que vous m’avez succédé à la tête de nos forces.

Je n’ai jamais été doué pour coucher mes pensées sur le papier, et le temps me manque pour le faire convenablement : la colonne ne va pas tarder à repartir. Néanmoins, il y a certaines choses que j’ai à cœur de vous dire, et comme l’occasion ne se représentera peut-être plus, je ne veux surtout pas la manquer.

D’abord, je tiens à vous remercier pour votre amitié : vous avoir connu, côtoyé, a été un honneur autant qu’un plaisir. Vous remercier, aussi, pour votre aide précieuse : je n’aurais pu rêver meilleur second. Avec vous à mes côtés, ma mission m’a paru moins rude, moins insurmontable.

Ensuite, j’aimerais que vous ne doutiez pas de vos capacités à assumer les fonctions qui sont désormais les vôtres. Protéger la Communauté est une tâche immense ; effrayante, aussi. Commençant un peu à vous connaître, je sais que vous craindrez de ne pas être à la hauteur, de ne pas avoir les compétences requises. Je veux donc vous dire qu’il n’en est rien, que je suis intimement convaincu que vous vous en tirerez à merveille. Vous êtes un meneur d’hommes, vous leur inspirez dévouement, confiance, détermination : vous mènerez notre expédition à bon port. Oh, je vous vois déjà vous récrier, arguer que vous n’avez pas l’expérience nécessaire. Comme je vous l’ai déjà dit, je ne l’ai pas non plus. J’ai dû m’entourer, chercher les conseils de nos compagnons : vous saurez faire de même. J’ai une totale confiance en vous et, si les choses s’étaient passées autrement, si vous aviez trouvé la Communauté avant moi, c’est sans la moindre réserve, sans la moindre hésitation que je me serais mis à votre service.

Enfin, je veux vous toucher un mot à propos d’Alban. Je me doute que vous estimerez de votre devoir de vous occuper de lui, que vous penserez que j’aurais aimé qu’il en soit ainsi. Sur le second point, vous ne vous tromperez pas : oui, je serais rassuré de savoir que vous l’avez pris sous votre aile. En ce domaine comme en tant d’autres, je vous sais mieux armé que moi. Certes, il ferait un excellent chevalier, mais Il a un tel sens de l’honneur, une telle envie d’agir pour le bien, un tel besoin d’absolu qu’il ferait un paladin bien meilleur encore. En revanche, et c’est un point crucial, rien, absolument rien ne vous oblige à veiller sur lui si vous ne le souhaitez pas. Le faire par sens du devoir serait extrêmement louable, mais ce garçon mérite d’être choisi, mérite d’être formé par quelqu’un qui le désire réellement. Alors, je vous en prie : sentez-vous entièrement libre et, quelle que soit votre décision, vous avez ma bénédiction.

Le colonne s’éveille ; déjà, les hommes de l’intendance sont à l’œuvre. Il est temps pour moi de conclure cette lettre et de remonter sur le pont.

Encore une fois, merci pour tout. Mes vœux vous accompagnent.

Avec toute mon amitié.
Robert

Hubert roula lentement le parchemin, précautionneusement, exercice délicat pour ses mains qui tremblaient légèrement. Une fois cela fait, il le rangea dans la poche intérieure de sa veste, toujours à gestes lents, y concentrant toute sa conscience pour l'empêcher de fuir dans une autre direction. Autour de lui, la réalité paraissait légèrement altérée, comme plus floue, plus lointaine, les sons étaient assourdis, les images distantes. Il avait mal aux yeux et il libéra la tension dans son crâne en laissant couler un instant son chagrin.
La lettre ne contenait rien de très surprenant, Robert aurait pu lui dire les mêmes choses tout en étant vivant. C'était d'ailleurs ce qu'il avait fait plusieurs fois, quand il plaisantait à demi sur son possible trépas. Mais lire ses mots, c'était l'entendre, c'était prendre conscience que plus jamais ils ne marcheraient côte à côte, plus jamais il ne galoperait à sa rencontre, plus jamais ils n'échangeraient des informations au petit matin. Jamais, non plus, ils ne découvriraient ce qu'ils auraient pu être l'un pour l'autre, des camarades de lutte, des amis, des frères.
Hubert s'essuya les yeux, prit une profonde inspiration, essaya de se raisonner. Il avait à peine connu Robert, moins d'un mois, pourquoi se mettait-il dans des états pareils ? Bien sûr, il n'ignorait pas que le nombre de jours n'est pas gage d'attachement. C'était le fruit de l'espoir et de la tension. Retrouver ce qu'il avait voulu être, enfant, un chevalier de la lumière, en quête, en croisade, trouver le reflet de ses valeurs chez un pair, après des années de solitude. Et puis désormais l'ombre omniprésente. Son poids, son ombre, jouant avec les nerfs de l'homme le plus endurci.
Ce qu'il n'était pas.
Il voulait être digne de Robert. Digne de ce que le Loup Blanc avait vu en lui. Il voulait atteindre Clairétoile avec la communauté rassemblée, ne plus perdre personne, vaincre le mal qui pourrissait les Landes. Il s'y efforcerait chaque jour.
Quant à Alban... Robert pouvait dire ce qu'il voulait, Hubert n'arriverait jamais à l'abandonner. Bien sûr, prendre un écuyer le ramenait à des souvenirs difficiles, à la commanderie, mais les circonstances étaient autres... Il serait à la hauteur, et Alban n'avait aucune raison de le haïr.

La réalité, l'instant présent finirent par s'imposer à nouveau à lui, sous la forme de sons provenant des hauteurs comme de l'extérieur. Des pas, des ordres, du mouvement. Point de précipitation, cependant, point d'alarme : si les guetteurs avaient repéré quelque chose, il ne s'agissait pas d'un assaut ou d'une réelle menace. Mais le plus probable était simplement que l'heure de la relève soit enfin arrivée, que les anciennes sentinelles quittaient leur poste pour gagner la cour; que les nouvelles en montaient pour les remplacer, se déployant déjà sur les remparts.

Hubert quitta son refuge pour constater ce qu'il en était de ses propres yeux. Les sentinelles qui quittaient le mur avaient probablement faim et il se voyait mal perturber le repas d'Alban en allant lui tendre le courrier de Robert. D'autant que Ruth et l'écuyer semblaient s'être arrangés pour se tenir le plus loin possible de lui, lorsqu'ils avaient rejoint les remparts. Le paladin ne pensait pas que cela soit le fait de la gamine, mais elle était immensément loyale à son ami. C'était un lien qu'il n'aurait voulu briser pour rien au monde.
Il les chercha cependant du regard. Même s'il ne lui parlait pas tout de suite, il devait, immanquablement, faire le premier pas tôt ou tard.

Il ne vit pas les enfants à table et constata rapidement que s'il y avait eu relève, ce n'était pas la seule chose à s'être produite. Des soldats convergeaient vers le mur ouest. Beaucoup. Des officiers, aussi : il repéra Edgar, Étienne, Gaspard... Même Guillermo et Lothar s'y dirigeaient.
-Hubert...
C'était Gabriel. Il était pâle et paraissait terriblement gêné.
-Les cannibales... Ils s'apprêtent à... perpétrer leurs rites. Sur le rempart du fort qui nous fait face. Les guetteurs les ont vus y transporter les corps. Et dès que la nouvelle s'est répandue, il y a eu un mouvement spontané parmi les officiers et les soldats. Apparemment, l'idée est de rendre un dernier hommage à Robert. Un hommage martial.

Hubert le regarda avec une légère incrédulité.
" Ils veulent lui rendre hommage pendant..." murmura-t-il, incertain.
C'était pour le moins audacieux. Il ne savait pas exactement ce qu'il en pensait, sinon que la seule idée de ce qui allait se produire là-haut lui donnait à nouveau envie de vomir. Mais puisqu'il y avait un mouvement général, il aurait été malavisé de sa part de ne pas s'y joindre.
" Prévenez Giovanni. Qu'il m'amène ses meilleurs archers. Il n'est pas interdit de penser qu'ils seront à portée."

Gabriel s'exécuta sans prononcer un mot : déjà, il s'éloignait d'un pas pressé.
Dans la cour, les civils s'étaient immobilisés, échangeaient regards et paroles murmurées. La majorité d'entre eux devaient déjà être au courant de ce qui allait se passer et ceux qui ne le savaient pas encore étaient en train de l'apprendre. Sur les visages, colère, dégoût, révolte, angoisse... Mais pas de mouvement de panique. Et sans doute un conseiller allait-il apparaître d'ici peu.

Hubert grimpa sur le rempart pour rejoindre ceux qui s'y trouvaient déjà. Le fort occidental était à belle distance, ils ne verraient sans doute pas grand chose, et c'était tant mieux. Evidemment, ils ne pourraient pas non plus jouer les trouble-fêtes. Il mit sa main en visière, pour se protéger du soleil. Sans doute les sentinelles avaient-elles vu passer quelque chose en contrebas... Quelque chose de choquant. Des corps. Il se demanda qui s'était tenu là, espéra que ce n'était ni Alban, ni Ruth, ni Etienne.

On ne voyait pas grand chose, oui. Des silhouettes se déplaçant, minuscules, dont l'une revêtue d'une armure qui renvoyait les rayons du soleil et qu'il eut le désagréable sentiment de bien connaître. Des corps nus, aussi, infimes tâches pâles déposées sur les créneaux. Peut-être une flèche décochée par un archer adroit disposant d'une arme d'excellente facture aurait-elle une chance de toucher, mais ladite chance était mince, d'autant que le vent s'était levé, glacial. Une boule de feu tirée par un mage expérimenté aurait pour sa part pu faire des ravages ; malheureusement, à moins que la baguette n'ait pas dit son dernier mot, ils avaient épuisé toutes leurs ressources en ce domaine.

Hubert se sentit frémir. Il n'était pas certain de parvenir à regarder une telle scène, malgré la distance, les formes imprécises, la possibilité que ces corps nus, hors d'atteinte, soient ceux d'inconnus et que les cannibales ne soient qu'en train de les provoquer. Il demeura de marbre. Ça ne changeait rien : il fallait qu'il prenne sur lui. Albérich avait raison, Robert était mort, et quoi qu'il fasse avec son cadavre, il était désormais intouchable.
Il jeta un oeil sur ses voisins, n'ayant qu'une idée imprécise de ce qu'ils avaient l'intention de faire. Même s'il était paladin, même s'il avait fait des armes son métier, il n'avait jamais été un soldat de champ de bataille. Les cérémonies lathandrites étaient toujours sereines, il n'avait pas le souvenir de s'être jamais retrouvé dans un tel climat de tension.
Mais s'il voulait suppléer à Robert efficacement — il avait conscience que le chevalier ne serait jamais remplacé —, il fallait qu'il puisse intégrer cette culture, la comprendre, la faire sienne.
Aussi demeura-t-il aux aguets.

D'autres membres de la Communauté les rejoignirent et, bientôt, le rempart fut comble.
De ce que put en voir Hubert, personne ne manquait à l'appel : soldats, sous-officiers, officiers, tous les hommes, toutes les femmes ayant servi sous les ordres de Robert s'étaient rassemblées. Même Louis, aussi pâle et fatigué qu'il fût. Même les chefs mercenaires, malgré leur statut particulier.
Sur le mur qui leur faisait face, il y eut du mouvement, l'on aperçut le reflet du métal - d'un couteau, peut-être.
On entendit alors des exclamations provenir de la cour, exclamations qui gagnèrent rapidement le chemin de ronde : on leva les yeux, on se poussa du coude, on se montra quelque chose du doigt.
Hubert, comme tant d'autres, suivit du regard la direction indiquée. Et il vit.
Au sommet de la tour sud-ouest, à peine visible entre deux créneaux, une petite silhouette se tenait bien droite, une hampe à la main.
Et au-dessus d'elle, battue par le vent, s'était déployée la bannière du Loup Blanc
Une épée fut tirée du fourreau. Puis une autre, une autre encore.
Bientôt, des dizaines de lames étincelèrent sous les rayons du soleil hivernal.
Dans un même mouvement, la troupe se tourna vers l'occident et présenta les armes.
Ultime salut à son chef tombé au champ d'honneur.
Digne défi, aussi, aux barbares qui l'avaient terrassé.

Hubert vécut la scène comme au travers d’une brume. Il regarda la bannière se déployer dans le vent, reconnut Alban, puis imita spontanément ses pairs, sans vraiment y réfléchir, sentit ses entrailles se contracter et son esprit s’élever vers le souvenir de Robert.
Puis il regagna le réel.
Il n’était pas parfaitement certain de pouvoir s’infliger ce qui suivrait, et il n’était pas non plus sûr qu’il était très sain de l’observer. Sans doute certains des soldats auraient-ils l’impression d’abandonner leur ancien chef s’il leur demandait de quitter leur contemplation avant la fin des hostilités, aussi renonça-t-il à donner des ordres en ce sens. Tant que leur comportement ne mettait pas la communauté en danger, autant qu’ils fassent leur deuil à leur manière. Prenant une profonde inspiration, il rengaina son arme et se glissa jusqu’à Mathias, dont c’était désormais le tour de garde.
« Fais en sorte qu’il reste des sentinelles sur les autres remparts, lui souffla-t-il, peut-être inutilement. Nous ne pouvons pas nous laisser distraire. »
Avec tous les regards militaires tournés au même endroit, ça aurait été un moment idéal pour lancer un assaut contre les portes. Mais sans doute les Cannibales étaient-ils ravis de se donner en spectacle, sans penser plus loin. Il faut dire qu’ils avaient du public.
Il jeta à nouveau un regard vers la bannière qui flottait au-dessus de leur tête, songea un moment à l’enfant, à la force qu’il avait dû rassembler pour poser ce geste, seulement quelques heures après le trépas de son maître. Il décida de voir ça comme un bon signe, même s’il trouvait cette résilience un peu inhumaine et probablement incertaine. Depuis qu’ils avaient investi le fort, il avait pensé plus d’une fois à la nécessité de faire flotter quelque chose sur les tours. Finalement, l’écuyer avait résolu la chose d’une manière qui ne nécessiterait aucun palabre.

-Ne vous en faites pas, les sentinelles civiles sont toujours à leur poste, leurs responsables y ont veillé, répondit l'ancien capitaine. Et de toute façon, je crois que c'est terminé.
De fait, en remettant sa lame au fourreau, Hubert avait apparemment mis un terme à cette étrange cérémonie : on était en train de rengainer les armes et de se disperser, qui regagnant sa tour, qui descendant dans la cour.
Mais la bannière du Loup Blanc, elle, flottait toujours.

Hubert hésita à aller à la rencontre d'Alban. Il n'était pas certain qu'il était judicieux d'aller le déranger au moment où il rendait hommage à son maître, un instant qui n'était finalement qu'à eux deux. Ou alors c'était de la lâcheté de sa part. Peut-être valait-il mieux attendre la lecture du testament qu'avait laissé Robert, tout bien considéré. Le Loup Blanc avait fatalement dû léguer la majeure partie de ses possessions à l'enfant.
Il prit finalement son courage à deux mains. Il y avait mille choses à faire et, comme il l'avait annoncé au conseil, il n'aurait sans doute pas l'opportunité de songer souvent à l'enfant dans les jours à venir. Or, il ne pouvait pas l'éviter. Autant ne plus tergiverser.
Il se dirigea donc vers la tour où flottait la bannière.

Il pénétra au troisième étage, où s'étaient déjà retirés quelques-uns des hommes d'Edgar, grimpa au quatrième, pour l'heure totalement désert, puis s'engagea dans l'escalier menant au sommet de la tour. A mi-hauteur, il tomba nez-à-nez avec Ruth. La petite fille semblait monter la garde, que ce soit pour empêcher quiconque de déranger son ami ou pour continuer à veiller sur celui-ci. Dans tout les cas, elle parut soulagée quand elle reconnu le nouveau venu.
-Il voulait rester seul, et comme il avait l'air très décidé, j'ai pas osé insister, expliqua-t-elle d'emblée. Mais j'ai préféré rester pas loin, des fois que... que ce soit trop dur pour lui.

Hubert sourit à la gamine puis pinça les lèvres, jetant un regard vers le haut.
" Je comprends qu'il ait envie d'être seul. Peut-être devrais-je attendre qu'il décide de descendre..."
Il baissa à nouveau les yeux.
" Je suis heureux que tu sois là pour lui, Ruth. Mais si c'est trop difficile pour toi... Tu ne dois pas hésiter à m'en parler, ou à quelqu'un d'autre. Ce n'est pas une tâche facile à accomplir, pour personne..."

Ruth secoua la tête.
-C’est important pour moi d’essayer de l’aider, m’sire. Très important. Le truc, c’est que je sais pas trop quoi faire… Alors j’essaie juste d’être là, en me disant que ça lui fait du bien. Mais je suis pas sûre que ça suffise…
Soupir.
-Le pire, c’est que même avec moi, il a tendance à essayer de faire semblant que tout va bien, qu’il tient le coup. Peut-être parce qu’il a honte de craquer, ou alors parce qu’il veut pas m’inquiéter. Mais dans les deux cas, c’est idiot, non ? Parce que je m’inquiète de toute façon, et parce que… ben… C’est normal de pleurer ou quoi, vu ce qui s’est passé.
Elle se mordit la lèvre, nerveuse.
-Si m’sire Albérich avait pas insisté, il serait allé pleurer tout seul dans son coin, sans personne pour le réconforter. Et ç’aurait été hyper triste, je trouve.

" Je pense que tu fais déjà beaucoup, Ruth, dit le paladin en posant une main amicale sur son épaule. Tu sais... Les mots, ça ne sert à rien. Tu ne vas pas ramener Robert à la vie."
Il sentit à nouveau en lui-même ce frémissement. Ce n'était pas impossible. Pourquoi personne n'y songeait-il ? Pourquoi, alors qu'il était lui-même lathandrite, s'accrochait-il à cet espoir irraisonné ?
C'était trop récent, le sang coulait encore à flots de la blessure. Robert était vivant, avec lui, quelques heures auparavant.
" A part être là, bienveillante, tu ne peux rien faire. Vérifie qu'il se nourrit, qu'il dort, ne le brusque pas. Peut-être ne pleurera-t-il Robert que dans dix ans ? Nous ne sommes pas tous les mêmes, je crois, quand on en vient au chagrin."

La fillette eut un hochement de tête à peine perceptible.
-Je crois quand même qu'il a besoin de quelqu'un pour s'occuper de lui. D'une grande personne, je veux dire.
Elle jeta un regard vers le haut de l'escalier, baissa d'un ton.
-Qu'est-ce qu'il va devenir, m'sire ? Je sais bien que personne va le laisser tomber, mais...
Elle grimaça.
-Avant, il avait une place, des choses à faire, et c'était très important pour lui. Maintenant...
Elle prit une profonde inspiration.
-M'sire, comme vous êtes au Conseil, est-ce que vous pourriez pas en parler aux autres ? Pour qu'ils lui donnent... de quoi s'occuper ? Je pense que ça lui ferait du bien, ça, de pouvoir se rendre utile.

Hubert eut un sourire un peu triste.
" Le Conseil est conscient de sa situation, Ruth, nous en avons parlé ce matin-même."
Il hésita. La gamine ne se sentirait-elle pas désavouée s'il lui parlait de ses intentions ?
" Je pense que dans un premier temps, s'il est d'accord, c'est moi qui m'occuperai de lui. Avec vous deux à mon service, je serai le chevalier le plus jalousé de toute la communauté. Mais un paladin peut bien avoir deux écuyers, non ?"
Il avait essayé de dire ça sur un ton léger, espérant que Ruth ne prendrait pas ombrage de la situation. Elle aimait beaucoup Alban, sans doute cela rendrait-il les choses plus acceptables...

-Vous voulez… ? commença Ruth.
Elle le dévisagea une seconde. Puis elle poussa un profond soupir et parut aussitôt plus détendue. Elle alla même jusqu’à oser un sourire timide.
-Va falloir le convaincre, parce qu’il aura peur de vous causer du tracas. Mais si vous y arrivez, ce sera chouette. Je suis certaine qu’on pourra vous aider pour des p’tits trucs. Et quand vous serez trop occupé, on pourra s’entraîner ensemble, répéter ce que vous nous aurez montré durant les exercices…
Son sourire s’élargit puis se crispa et, subitement, elle se frotta les yeux.
-Merci pour lui, souffla-t-elle d’une voix enrouée. Merci beaucoup.

Cette gamine avait décidément bon cœur, et Hubert se réjouit d'avoir pu croiser sa route et l'aider, peut-être, à dépasser la réputation chaotique qu'elle avait eu jusque là. Il s'accroupit devant elle et posa les mains sur ses épaules.
" Ruth, tu dois te laisser du temps à toi aussi, d'accord ? Je sais que pour l'instant, tu ne penses qu'à Alban, à son bien-être, à sa souffrance, mais tu ne dois pas avoir peur de tes propres émotions. Promets-moi d'essayer de respecter tes limites, d'accord ?"

Elle fit oui de la tête.
-Je vous le promets. Mais vous avez pas à vous en faire pour ça. Parce que moi, quand un truc va pas, ça se voit vite : les émotions, elles restent pas longtemps en dedans...
Elle renifla.
-J'aimerais bien messire Robert. Il était gentil, il m'en avait pas voulu pour ma grosse... mon énorme bêtise de l'autre jour, et il m'avait même fait m'exercer avec Alban...
Elle ravala un sanglot.
-Je sais qu'on est tous tristes. Mais on va s'aider : c'est ça aussi, la Communauté. Et ensuite, on rendra la monnaie de leur pièce à ces fichus cannibales.

" Ça, c'est quelque chose dont tu ne dois pas douter." dit le paladin, sentant la hargne qui l'habitait affleurer un instant à la surface.
Il se tempéra aussitôt.
" Mais nous ne devons pas nous précipiter. Notre victoire viendra au moment opportun."
Il lui sourit doucement.
" Penses-tu que... tu voudrais venir t'installer avec nous dans la tour ? Ou bien cela va-t-il attrister ta mère ?"
Il avait parfois tendance à oublier que la gamine n'était pas aussi esseulée que son camarade.

-Oh, moi ça me dirait bien, et j'ai l'impression que ma mère, du moment qu'elle sait qu'on me surveille, et surtout si c'est vous, ça lui ira. Elle est très fière que vous acceptiez de me donner des choses à faire et de m'apprendre des trucs, vous savez. Mais après, peut-être qu'elle n'a pas trop envie qu'on se voie quasiment plus... Faudrait que je lui demande. Et puis...
Nouveau regard vers le sommet de la tour.
-Peut-être qu'Alban n'aura pas envie de m'avoir absolument tout le temps dans les pattes. Surtout s'il veut parler de sujets qu'il préfère pas aborder devant moi... Donc faudra lui demander aussi. S'il préfère pas que je vienne dans la tour, je comprendrai, ce sera vraiment pas un souci.

Hubert pinça les lèvres puis se redressa.
" Nous verrons. Il faudra d'abord que j'ai une petite conversation avec lui..."
Il relâcha sa respiration.
" Je vais aller lui parler. Je ne peux malheureusement plus attendre..."
Il sourit à la petite fille.
" Si tu veux aller manger... Je te le ramènerai quand nous en avons terminé."

-D'accord, dit-elle après une légère hésitation. A tout à l'heure, m'sire.
Et de descendre les marches d'un pas mesuré.
Quant il parvint sur la plateforme, Alban ne semblait pas avoir bougé depuis qu'il l'avait entrevu alors qu'il se tenait sur les reparts. Le petit garçon se tenait droit comme un "i", la main droite tenant fermement la hampe de la bannière. Livide, la mâchoire serrée, il fixait le mur où les cannibales se livraient encore à leurs abominables rites, bien qu'il n'y ait plus guère de spectateurs pour les observer
D'ici, la vue était légèrement différente ; pas plus précise, cependant, et on ne pouvait qu'observer d'indistinctes silhouettes et de vagues mouvements, que deviner ce qui se tramait...
Quoi qu'il en soit, le spectacle semblait tant absorber l'enfant qu'il ne sembla pas se rendre compte qu'il n'était plus seul.

Hubert grimaça. Le gosse n'aurait pas dû être exposé à pareil spectacle. Même si on ne distinguait pas grand chose, l'imagination remplissait les lacunes, donnait sens aux vagues pantomimes, et horrifiait l'esprit. Le paladin ne voulait pas surprendre le gosse, cependant, et il prit une profonde inspiration avant de parler.
" Alban." dit-il simplement.

Malgré les précautions prises par le paladin, le gamin sursauta violemment, manquant lâcher la bannière.
-Mes excuses, messire, je ne vous ai pas entendu venir... lâcha-t-il d'une voix sourde.
Il l'observa un instant, parut embarrassé, refit face au fort occidental.
-C'était important pour moi de venir voir, messire. reprit-il, mal assuré.

Hubert ne sut pas quoi répondre. Il marcha jusqu'auprès de lui, et demeura à ses côtés, silencieux, lorgnant le fort, alors que c'était la dernière chose qu'il avait envie de faire. Mais il lui semblait que c'était sa seule manière de soutenir le gosse. Il aurait sans doute pu lui proposer de reprendre la bannière pour l'en soulager, mais il craignait qu'il s'agisse là de quelque chose que l'écuyer avait à faire, jusqu'au bout, pour être en paix avec lui-même.
Aussi prit-il sur lui, croisant les bras, regardant en espérant ne pas trop voir.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une route oubliée