La Couronne de Cuivre

Bah, au point où il en était, un peu plus de neige n'y changeait rien. Et surtout, il n'était pas mécontent d'être parvenu à cristaliser sur lui l'attention d'une partie au moins des défenseurs. Pour que Victor réussisse à s'infiltrer en toute discrétion, il devait continuer à le faire et c'est donc à cela qu'il s'efforça : trouver un abri précaire, lancer des projectiles, guetter une opportunité de charger à nouveau... Bien sûr, ses chances de réussir ce tour de force étaient minces mais... le but était ailleurs.

Taliesin fut bientôt pris entre deux feux : celui de Callie, derrière lui, et celui de l'unique défenseur du fort qui s'avéra être Mathieu. Où se trouvaient les trois autres, mystère... Sans doute avaient-ils eu la même idée que Victor et tentaient-ils une manoeuvre de contournement. Peut-être même les deux équipes se percuteraient-elles à mi-course et aucune des deux n'atteindrait-elle jamais le camp adverse...

Une égalité parfaite serait sans doute la meilleure issue possible à la bataille : ainsi, pas de mécontents ! Toutefois, il était trop occupé pour songer aux manœuvres qui se déroulaient au loin : il devait montrer à Callie ce dont il était capable et ne pas négliger Mathieu qui n'avait pas dû être ravi de se voir cantonner au fort et qui, grâce à sa propre charge, avait au moins une occasion de s'amuser. Quant à récupérer le drapeau, il n'y songea même pas : cela, c'était l'affaire des enfants.

Un demi-million de boules de neige plus tard, ils étaient tous épuisés et Callie proposa qu'ils fassent une trêve. Mathieu réalisa alors, avec surprise, qu'il ne trouvait plus son fanion. Quelques secondes plus tard, Jehan surgit, transportant celui de l'équipe adverse. Il semblait bien que le souhait de Taliesin allait se réaliser : ils étaient à égalité.
Jusqu'à ce que Félix apparaisse, hors d'haleine.
" Je crois que Victor et Baptiste se tapent dessus." annonça-t-il.

Ah non, pas ça ! songea-t-il en esquissant une grimace.
Il n'avait pas imaginé que cela pourrait se produire. Et pourtant, à présent, il messurait tout le risque qu'il y avait eu à mettre les deux garçons dans des équipes différentes... Il s'était stupidement laissé endormir par l'amélioration de leurs relations, par l'absence d'incidents depuis de longues veilles...
Mais peut-être Félix avait-il exagéré ?
Il n'y avait qu'un moyen de le savoir.
-Je vais m'en occuper.
Et de chercher les pugilistes du regard, pour les rejoindre au plus vite.

" Ils sont par là." indiqua Félix en montrant l'orée du bois.
Il ne resta plus à Taliesin qu'à suivre la sente qui s'enfonçait entre les arbres. Il avait à peine fait quelques pas qu'un déluge de boules de neige s'abattit sur lui, provenant des deux côtés du chemin. Il en était couvert au moment où les éclats de rire retentirent. Baptiste et Victor étaient cachés chacun derrière un gros tronc et leurs visages hilares dévisageaient le barde.
" Je t'avais dit qu'il allait se faire prendre."

Maudits gosses ! récrimina-t-il intérieurement.
Ce n'était pas très gentil de leur part d'avoir joué sur une corde sensible... et pas très agréable, pour lui, d'être tombé dans le panneau.
Cependant, son élan de mauvaise humeur ne dura qu'un instant : déjà, il était remplacé par le soulagement. Et par de la satisfaction, aussi : voir les deux enfants collaborer, il y avait de quoi se réjouir !
-Alors comme ça, on se met à me jouer de mauvais tours ? fit-il, tout sourire. Et bien, mes gaillards, vous ne perdez rien pour attendre ! Ma vengeance sera terrible !

Ils poussèrent des cris aigus et s'enfuirent dans la broussaille enneigée, morts de rire. Si Taliesin voulait conserver une once d'honneur, il fallait qu'il les poursuive, sans quoi les deux gamins seraient victorieux de cet épisode.

Et il les poursuivit, bien décidé à les attraper l'un comme l'autre. Certes, il aurait peut-être été préférable de leur demander de rentrer à la ferme : cela faisait longtemps qu'ils étaient dehors et il commençait à faire sacrément froid, d'autant qu'ils étaient tous recouverts de neige... Mais courir les réchaufferait quelque peu. Plus important encore : c'était la première fois qu'il jouait avec les deux garçons en même temps. Bref, c'était une occasion exceptionnelle qu'il fallait saisir, même s'il ne doutait pas que d'autres se présenteraient.

Les deux gamins s'étaient enfuis dans la même direction, Victor était plus vif que Baptiste, mais ce dernier tenait bien le train. Petits et lestes, ils parvenaient à se glisser dans des buissons que Taliesin devait traverser avec plus de force. Victor finit par déraper, Baptiste buta contre lui, et ils roulèrent dans la neige, toujours hilares et désormais hors d'haleine. C'était l'opportunité rêvée pour Taliesin, s'il escomptait leur faire payer leur impertinence.

Pas le temps de préparer des projectiles pour un bombardement : ils seraient déjà repartis à toute allure avant qu'il n'en ait terminé ne serait-ce qu'un seul. Alors, Il se contenta donc de bondir sur eux, de les attraper et de les maintenir au sol. L'opération n'avait rien d'aisé mais il avait la ferme intention de réussir. Son honneur en dépendait !
-Vous êtes faits comme des rats ! annonça-t-il. Rendez-vous et je ferai peut-être preuve de clémence...

Les gamins étaient trop morts de rire — et trop épuisés — pour offrir une résistance crédible. Ils gigotèrent donc pour le principe, puis finirent par capituler.
" Pitié ! Pitié ! Ô grand Taliesin ! s'exclama Baptiste.
— Tu ne le connais pas ! C'est une ruse ! Il n'a aucune pitié !"

-Petit insensé ! Ton insolence te condamne. Votre condamne tous les deux.
Sans les relâcher, il fit mine de réfléchir.
-Voici votre sentence : je vais vous ramener en mon antre où je vous ferai boire d'infâmes poisons, où je vous grillerai à la flamme et où je vous plongerai dans l'eau bouillante ! Si vous affrontez dignement ces épreuves, peut-être déciderai-je de vous épargner, car vous aurez prouvé votre vaillance...

Victor gloussa de plus belle, gigotant comme un petit poisson hors de l'eau.
" Je relève le défi ! s'exclama Baptiste. Je ne crains rien !"
Son comparse avait apparemment davantage l'intention de filer entre les pattes du barde.

Mais il n'allait pas le laisser s'échapper, oh non ! La victoire était sienne et le resterait !
Resserrant sa prise, il annonça :
-Soit, nous verrons comment vous vous en tirez. Pour l'heure, relevez-vous : l'antre des supplices nous attend !
Et la chaleur, surtout : une bonne flambée, une bonne infusion... Ils allaient en avoir sacrément besoin !

Victor finit par lui échapper. Il ne s'enfuit cependant pas mais les précéda sur le chemin, toujours plein d'énergie malgré sa course, sa défaite et ses vêtements trempés. Baptiste resta aux côtés du barde, souriant, et ils regagnèrent le champ où les attendaient les Merlu et Callie. Les deux forts étaient en ruine et personne n'avait été épargné par la neige. Les visages étaient écarlates, le souffle des belligérants s'envolait en volutes blanches vers le ciel, mais tout le monde paraissait ravi de l'escapade.

Ravi, il l'était également. D'abord parce que tout le monde s'était bien amusé, lui y compris. Ensuite, et surtout, parce que Victor et Baptiste avaient joué ensemble, chose que quelques veilles plus tôt, il croyait encore inaccessible... En somme, il n'avait que des motifs de satisfaction !
Mais l'heure était venue de rentrer.
-Félix, pour ta collaboration au traquenard dont j'ai été victime, tu seras soumis au même traitement que mes deux prisonniers ! annonça-t-il.
Bien évidemment, tous le seraient, mais c'était plus amusant de présenter les choses ainsi.
-A présent, en route !

" Quoi ? Mais quel traquenard ? Ils se battaient vraiment ! Je l'ai cru ! Je te jure !"
Le jeune Merlu paraissait sincèrement décontenancé.
" Tu mens mal, dit Baptiste d'un air dégagé. Désolé.
— Quoi ? Mais...
— Accepte ta sentence, ajouta Victor.
— Quelle sentence ?
— Les flammes des neuf enfers !"

Ainsi, même le jeune Merlu avait été victime de leur mauvais tour ? Il fut tenté de le rassurer mais... Non. Il préféra, de loin, abonder dans le sens de ses garçons.
-Et c'est encore plus effroyable que le nom ne le laisse entendre. Néanmoins, tu as une infime chance d'en sortir vivant, si tu fais preuve de courage...
Sur ce, il amorça le mouvement en direction de la ferme. Ils allaient prendre froid s'ils restaient immobiles dans leurs frusques trempées.

Félix hésita puis bomba le torse.
" Je ne crains rien.
— On fait la cooooourse !" hurla Victor.
Et tous les gosses filèrent vers la ferme, à fond de train, laissant les deux adultes derrière.
" C'était une blague, alors ?"

Il espérait qu'ils s'arrêteraient à la porte d'entrée où qu'il y aurait quelqu'un pour les réceptionner à l'intérieur. Sinon, la maison serait dans un triste état.
-Oui. Et je n'ai pas marché, j'ai couru : je me suis demandé si leur vieil antagonisme n'avait pas été exacerbé par le fait de se retrouver dans deux équipes opposées... Mais il n'en était rien, au contraire : ils ont uni leurs forces pour me jouer un mauvais tour et étaient très fiers d'eux. Au final, c'était donc une excellente surprise.

Callie sourit en leur emboîtant le pas.
" Ils n'ont pas le même tempérament, mais je trouve qu'ils ne s'entendent pas trop mal. Evidemment, je n'ai pas connu l'avant blaireau."
Elle lui décocha un clin d'oeil.
" Ah... Ils sont rentrés... mais j'entends Guillhem tonner jusqu'ici."

Et de songer aux dégâts qu'il leur faudrait peut-être réparer. A moins que le fermier n'en charge les fautifs eux-mêmes...
-Je vais aller lui prêter main forte, annonça-t-il.
Guilhelm risquait d'être débordé mais, même s'il s'en sortait très bien - ce qui était probable -, s'installer au coin du feu était une perspective trop tentante pour qu'il ne se hâte pas de renter. Car il commençait à se geler, mine de rien...

Taliesin s'était inquiété pour rien, mais il fut traité comme n'importe lequel des belligérants. Galathée et Guillhem tenaient l'entrée et le parcours imposé était très strict : il fallait se déchausser, se dévêtir, puis passer directement dans la salle à manger, en sous vêtements. Là, une bonne flambée les attendait, ainsi d'une soupe roborative et du pain encore chaud. Certains des enfants avaient des couvertures ou des serviettes sur les épaules et tous devisaient avec animation. L'eau pour les bains étaient en train de chauffer, mais Galathée n'était pas certaine que cela soit vraiment nécessaire pour les corps : leurs frusques avaient bien plus souffert.

Même si cela n'avait rien d'impératif, l'idée d'un bain chaud lui disait assez. Alors, et à moins que la salle d'eau ne soit prise d'assaut ou que Callie ne désire prendre les devants - elle avait bien mérité cette courtoisie -, peut-être se laisserait-il tenter. Cependant,, dans l'immédiat, il était déjà très satisfait de son sort, savourant sa soupe et profitant de la chaleur des flammes. Il mourrait d'envie de raconter ce qui s'était passé à Galathée mais il valait mieux qu'il le fasse quand ils seraient seul à seul. Et puis, qui sait si elle ne l'apprendrait pas en écoutant les garçons ?

Elle l'apprit parce que Victor et Baptiste n'étaient pas peu fiers de leur tour pendable. Enfin, surtout le plus jeune. Baptiste, lui, jetait des coups d'oeil en direction de Taliesin comme s'il craignait que celui-ci se vexe à force d'entendre l'épisode. Mathieu, de son côté, fut le premier à monter à l'étage, avec son père, pour se réchauffer dans l'eau d'un baquet. Callie paraissait s'en être sortie à bon compte et elle buvait sa soupe à petites gorgées, les joues encore bien rouges. Galathée veillait au ravitaillement de chacun.

L'elfe rassura Baptiste d'un franc sourire : non, les entendre répéter cette histoire ne le vexait en rien. Bien sûr, s'ils se mettaient à multiplier les farces du même genre, peut-être finirait-il par changer d'avis. Mais dans l'immédiat, il était simplement heureux de les voir évoquer leur petit exploit commun : pour eux, c'était un nouveau souvenir heureux à partager et plus il y en aurait, plus leurs liens se renforceraient. Toutefois, pour ne pas demeurer en reste, il ne put s'empêcher, au bout d'un moment, de narrer la manière dont il les avait capturés...

Victor argua qu'il ne les avait attrapés que parce qu'ils s'étaient rendus. Baptiste ajouta que leur fou rire les empêchait de courir correctement, avant de s'empourprer. Galathée finit par suggérer que peut-être, Taliesin avait su depuis le début que c'était une plaisanterie, mais ça, les garçons refusèrent de le croire. Le sujet glissa bientôt vers la bataille de neige, qui intéressait davantage le reste de l'auditoire. Il était difficile d'y trouver un vainqueur, compte tenu des multiples coups fourrés qui s'étaient succédés de part et d'autre, et ils convinrent de fixer les règles plus précisément lors du prochain affrontement... qu'ils imaginaient tous avoir lieu l'après-midi même.

Lui-même était partagé. D'un côté, puisqu'il avait accordé un jour de congé aux enfants, autant que ceux-ci en profitent un maximum. De l'autre, cela entraînerait des difficultés logistiques - il fallait bien faire sécher et remplacer toutes les frusques trempées - , sans compter le risque que la marmaille, à trop crapahuter dans la neige, n'en vienne à tomber malade malgré les précautions prises. Néanmoins, sur ce dernier point, il s'en remettait entièrement à Galathée : si elle ne s'opposait pas à une nouvelle excursion, alors il en serait.

C'est Guillhem qui tempéra leurs ardeurs. Il n'était pas contre une sortie courte et plus calme, du genre construction de bonhommes de neige, mais la bataille suivante attendrait. Il y avait trop de travail à effectuer : dégager l'accès au puits et la route menant vers l'extérieur, donner les soins aux animaux, sans parler des lessives... Mais sans doute pourraient-ils négocier avec Taliesin les jours suivants... Deux heures de classe, deux heures de détente, une après-midi de labeur, quelque chose comme ça...

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La ferme Desmoulins